Entre la fin de l’année 2018 et le début de l’année 2019, il a fallu près de trois semaines aux États européens pour décider du sort de 49 personnes – dont des enfants – secourues en mer. Ils les ont abandonnées à la houle pendant 19 jours. Ce n’est pas le premier cas de ce type, et probablement pas le dernier.Début janvier, les autorités espagnoles ont interdit à l’organisation non gouvernementale (ONG) Proactiva Open Arms de mener ses opérations qui sauvent des vies en Méditerranée centrale.Que se passe-t-il en Méditerranée centrale s’agissant des migrations ? Et que fait l’Europe à ce sujet ?

Comment fonctionnent les opérations de recherche et sauvetage en Méditerranée centrale ?

Aux termes du droit international, les personnes en détresse en mer doivent être secourues rapidement et emmenées en lieu sûr, autrement dit dans un pays où elles seront traitées avec humanité et pourront déposer une véritable demande d’asile.

Jusqu’à récemment, cela signifiait que toute personne en provenance de Libye qui était secourue en Méditerranée centrale était emmenée en Europe, puisque la renvoyer en Libye lui aurait fait courir le risque d’être détenue arbitrairement et torturée.

Les États européens se trouvaient face à un dilemme : ils souhaitaient ardemment enrayer les flux migratoires en Méditerranée centrale pour empêcher les arrivées en Europe, mais ils ne pouvaient renvoyer personne en Libye sans violer la loi.

Alors ils ont trouvé un moyen de contourner le problème : aider les garde-côtes libyens à intercepter des personnes en mer pour les renvoyer en Libye. Pour rendre cela possible, les États européens ont prêté un appui aux garde-côtes libyens sous plusieurs formes : en donnant des bateaux, en formant les équipages, en participant à la planification et à la coordination et, surtout, en effectuant tout le travail de terrain en vue de la déclaration d’une zone de recherche et de sauvetage libyenne en Méditerranée centrale.

Comment cela fonctionne-t-il dans la pratique ? En fait, cela ne fonctionne pas ! Nous l’avons vu lors de l’immobilisation du Sea-Watch et du Sea-Eye et du blocage des opérations de Proactiva Open Arms.

Immobilisation du Sea-Watch et du Sea-Eye

21 décembre 2018

Trente-deux personnes s’entassent dans un canot pneumatique sur les côtes de Libye – parmi elles, quatre femmes, quatre adolescents voyageant seuls, deux enfants de six ans et un bébé – et partent pour l’Europe.

22 décembre 2018

Le navire de secours humanitaire Sea-Watch 3 les recueille dans les eaux internationales, à l’intérieur de la zone de recherche et de sauvetage libyenne. Il contacte les autorités maritimes italiennes et maltaises, qui lui disent de s’adresser à la Libye. Les autorités libyennes ne répondent pas aux communications. Le navire, qui bat pavillon des Pays-Bas, contacte aussi les autorités néerlandaises. Selon elles, il incombe au capitaine de trouver un lieu sûr. Faute d’instructions quant au pays de débarquement, le navire se dirige vers le lieu sûr le plus proche, à savoir Malte ou l’Italie.

28 décembre 2018

Les autorités maltaises continuent de refuser que le Sea-Watch 3 accoste à Malte et lui ordonnent de quitter sa zone de recherche et de sauvetage, selon Sea-Watch.

29 décembre 2018

Un autre navire de secours, le Professor Albrecht Penck de l’organisation caritative allemande Sea-Eye, arrache 17 personnes à la mer. Ayant averti les autorités libyennes, il refuse de se conformer à leurs instructions et procède quand même au sauvetage, dans la mesure où l’attente mettrait en danger la vie des personnes en détresse. Il contacte les garde-côtes italiens, qui le renvoient vers les autorités libyennes et allemandes, étant donné que l’opération a eu lieu dans la zone de recherche et de sauvetage libyenne et que le navire bat pavillon allemand.

Selon l’équipage, un navire de patrouille des garde-côtes libyens s’approche et lui demande de remettre les personnes qui se trouvent à bord, et les autorités allemandes lui disent de suivre les instructions de la Libye. L’équipage refuse car il est illégal, aux termes du droit international, de renvoyer des personnes en Libye. Le navire se dirige vers l’Europe mais les États lui interdisent l’accès.

31 décembre 2018

La météo commence à se dégrader et la situation des personnes rescapées aussi, alors que celles-ci sont déjà atteintes de malnutrition et affaiblies par le voyage. Les navires de secours ne sont pas conçus pour pourvoir à leurs besoins pendant une longue période.

2 janvier 2019

En pleine tempête, Malte autorise le navire à s’approcher de ses côtes pour se protéger des éléments. Pendant ce temps, des États européens promettent d’accueillir quelques-unes des personnes rescapées, une fois qu’elles seront entrées en Europe par un port italien ou maltais. Cependant, l’Italie refuse et Malte accepte de coopérer à condition que d’autres pays européens soient disposés à accueillir le groupe et une partie des 249 personnes secourues précédemment par les autorités maltaises dans le cadre d’une autre opération.

8 janvier 2019

Les autorités maritimes espagnoles interdisent au navire de secours Open Arms de l’ONG espagnole Proactiva Open Arms de quitter le port de Barcelone pour effectuer des opérations de veille en Méditerranée centrale.

9 janvier 2019

Après 19 jours de blocage en mer, un accord est enfin trouvé et les personnes secourues par le Sea-Watch 3 et le Professor Albrecht Penck sont autorisées à débarquer à Malte, en vue de leur transfert vers huit pays qui ont proposé leur aide.

NOUS AVONS IDENTIFIÉ LES PROBLÈMES À RÉSOUDRE

Le système de Dublin

Au fil des années, il y a eu de nombreux cas de bateaux transportant des personnes réfugiées et migrantes en Méditerranée qui ont été laissés sans assistance pendant des heures, des jours voire des semaines. Ces retards ont entraîné des décès en mer, comme dans les affaires du « bateau cercueil » en 2011 et du « naufrage des enfants » en 2013.

Après ces tragédies, les pays de l’Union européenne (UE) ont mené des opérations navales qui ont sauvé des milliers de vies. Depuis quelques années, cependant, afin de réduire le nombre de personnes atteignant l’Europe, les États membres de l’UE respectent de moins en moins cet engagement, laissant une fois de plus la Méditerranée centrale sans surveillance.

Pour combler le vide et face aux lourdes pertes humaines enregistrées en Méditerranée centrale, plusieurs ONG ont déployé des navires de secours, en parfait accord avec le droit international maritime. Toutefois, même les navires de secours d’ONG sont désormais bloqués en mer car ils n’obtiennent pas l’autorisation d’accoster en Europe, en particulier en Italie et à Malte, une fois qu’ils ont recueilli des personnes. Pourquoi les États du sud de l’Europe sont-ils si réticents à laisser des personnes débarquer sur leurs côtes ?

L’une des raisons principales est le système de Dublin, selon lequel c’est en général au pays par où les personnes demandeuses d’asile sont entrées dans l’UE qu’il incombe d’examiner les demandes, d’accueillir ces personnes durant la procédure, d’intégrer celles qui obtiennent une réponse positive et de renvoyer dans leur pays celles qui se voient refuser cette protection. Cela a des répercussions considérables pour les pays situés aux frontières de l’UE, qui – faute de mécanismes de solidarité intra-européens qui permettraient de partager ces responsabilités – choisissent de plus en plus d’empêcher les personnes demandeuses d’asile d’entrer sur leur territoire, même lorsque cela revient à les exposer à des risques mortels et à bafouer les obligations internationales.

Le système porte préjudice non seulement à ces États mais aussi aux personnes demandeuses d’asile, qui sont abandonnées en mer, languissent dans des pays de l’UE où les procédures d’asile sont inefficaces ou traitées par des services surchargés, ou bien ne peuvent pas rejoindre des proches se trouvant déjà dans un autre pays européen.

Malheureusement, les propositions de réforme du système de Dublin, ou de mise en place d’une procédure de débarquement rapide et fiable et d’un système équitable de répartition des personnes demandeuses d’asile entre les pays de l’UE, sont pour l’instant bloquées par certains États européens.

L’accord avec la Libye

Depuis quelques années, l’Italie et d’autres pays européens tentent de plus en plus de contenir les personnes réfugiées et migrantes loin de l’Europe en déléguant les contrôles aux frontières aux autorités libyennes, en particulier en permettant aux garde-côtes libyens d’intercepter des personnes en détresse en mer et de les reconduire en Libye.

Le fait que des femmes, des hommes et des enfants renvoyés en Libye soient détenus arbitrairement, torturés, violés et exploités semble sans importance pour les dirigeant·e·s européen·ne·s.

L’un des volets essentiels de la stratégie a été la déclaration d’une zone de recherche et de sauvetage libyenne en Méditerranée centrale en juin 2018. Depuis lors, c’est aux autorités libyennes qu’il incombe de coordonner les opérations de sauvetage dans la zone où surviennent la plupart des naufrages et d’indiquer aux navires de secours où débarquer leurs passagers. Or, la Libye n’est pas en mesure de coordonner les sauvetages et les personnes secourues en mer ne peuvent pas être emmenées légalement en Libye.

Aujourd’hui, si un navire porte secours à des personnes dans la zone de recherche et de sauvetage libyenne, les États européens ne peuvent toujours pas dire « emmenez-les en Libye » – ce serait illégal – mais ils peuvent arguer qu’il s’agit de la zone de recherche et de sauvetage de la Libye et qu’il faut donc s’adresser à ce pays. Le capitaine demeure toutefois contraint par le droit international à ne pas ramener ces personnes en Libye.

Cela donne lieu à une situation absurde et inextricable dans laquelle les personnes secourues en mer ne peuvent être conduites ni en Libye ni en Europe et se retrouvent bloquées en mer.

La conséquence la plus insidieuse de cet état de fait est qu’il dissuade inévitablement les capitaines, en particulier de navires marchands, de respecter leur obligation de secourir les personnes en péril en mer car ils craignent de rester bloqués pendant des jours sans pouvoir débarquer dans aucun port.

De plus, comme les navires de secours d’ONG perturbent la stratégie de délocalisation de l’Europe, certains pays les empêchent de mener leurs activités qui sauvent des vies en ouvrant des informations judiciaires infondées et en multipliant les tracasseries administratives, ce qui ne fait qu’aggraver le problème.

Le dernier exemple en date est l’ordonnance administrative publiée le 8 janvier 2019 par les autorités maritimes espagnoles empêchant l’Open Arms d’aller secourir des personnes en Méditerranée centrale. Dans cette ordonnance, les autorités espagnoles reconnaissent les défaillances du système, soulignant que les États méditerranéens ont réagi aux récents sauvetages en violation du droit international maritime et des normes connexes, mais en font payer le prix aux sauveteurs et aux personnes demandeuses d’asile.

En concluant l’arrangement avec la Libye et en repoussant les ONG hors de la zone de recherche et de sauvetage libyenne, les dirigeant·e·s européen·ne·s créent une fiction juridique et dressent un écran de fumée pour se soustraire à leurs responsabilités à l’égard des personnes en péril en mer. Ce n’est pas une solution.

Fausser le débat sur les migrations à des fins politiques

Le nombre de passages irréguliers aux frontières extérieures de l’Europe est descendu en 2018 à son niveau le plus bas en cinq ans, selon Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. Pourtant, certaines personnes croient que la Méditerranée connaît actuellement une « crise » migratoire.

Seules quelque 114 000 personnes réfugiées et migrantes ont traversé la Méditerranée en 2018, atteignant pour la plupart les côtes espagnoles (58 569), grecques (32 497) et italiennes (23 370).

Sachant que l’UE compte plus de 500 millions d’habitants et au regard du nombre de personnes en mouvement à l’intérieur de l’Afrique et de l’Asie, on est loin de la « déferlante » décrite parfois.

Bien que des politiques récentes, particulièrement en Italie, aient provoqué la résurgence des fameux « bateaux fantômes », qui arrivent en Italie sans avoir été repérés, et aient accru le risque que des naufrages ou des opérations visant à repousser des embarcations vers la Libye ne soient pas enregistrés, il ne fait aucun doute que le nombre de traversées a chuté, surtout du fait de la délégation des contrôles aux frontières à la Libye depuis 2017.

Malgré cela, certains gouvernements maintiennent que l’Europe est confrontée à une « crise » et que les personnes réfugiées et migrantes sont une menace pour le continent, de même que les civils qui les aident, y compris en les secourant en mer.

Encourager les divisions et alimenter la haine contre les étrangers, exploiter l’image des sauvetages en mer – alors que la plupart des personnes migrent par voie terrestre ou aérienne – et accuser l’UE de tous les maux, même lorsque ce sont les États qui créent les problèmes, est une stratégie employée par des personnalités politiques dont l’objectif n’est pas de résoudre ces problèmes mais d’obtenir des voix. Les hommes, les femmes et les enfants abandonnés à leurs souffrances en mer ne sont que des pions sur cet échiquier politique.

Quelle est la solution ?

Face à une situation aussi complexe, il faut que les États européens trouvent ensemble une solution qui fonctionne pour eux tous, et surtout pour les personnes concernées.

S’ils veulent limiter le nombre de personnes qui se rendent irrégulièrement en Europe, ils doivent leur offrir des possibilités de venir légalement et en toute sécurité pour demander l’asile, chercher du travail ou rejoindre des proches. Cela ne signifie pas supprimer les contrôles aux frontières mais développer les filières sûres et légales et améliorer la gouvernance des migrations.

De toute évidence, des personnes continueront à traverser la mer dans des embarcations précaires, donc l’Europe doit être dotée d’un mécanisme d’intervention adéquat. Elle doit notamment disposer de suffisamment de navires de secours mais aussi établir une procédure de débarquement rapide et fiable, en accord avec le droit international, et un système équitable de partage des responsabilités à l’égard des personnes demandeuses d’asile entre les pays de l’UE.

Dans le cadre du soutien apporté par les États européens pour tenter de stabiliser la Libye, il convient de mettre l’accent sur la protection des droits humains, y compris ceux des personnes réfugiées et migrantes. L’aide et l’assistance européennes en Libye doivent contribuer à mettre fin au recours à la détention, à faire libérer rapidement toutes les personnes détenues arbitrairement et à garantir que les personnes réfugiées puissent être réinstallées dans un pays sûr.

Nous pouvons faire mieux

Comme l’a déclaré Dimitris Avramopoulos, commissaire européen en charge des migrations, des affaires intérieures et de la citoyenneté, au sujet de l’affaire du Sea-Watch et du Sea-Eye :

« L’Europe a connu des jours meilleurs. L’Union européenne repose sur les valeurs humaines et la solidarité. Et si les valeurs humaines et la solidarité ne sont pas préservées, ce n’est pas l’Europe. »

Il semblerait que cette « autre » Europe dont il parle existe déjà. Néanmoins, la plupart des Européen·ne·s sont attaché·e·s aux droits humains et à la solidarité et les politiques visant à empêcher à tout prix la circulation des personnes n’emportent pas une adhésion aussi forte que leurs tenants voudraient le faire croire.

Nous devons couper court aux discours qui diabolisent à des fins purement politiques les personnes réfugiées et migrantes, et celles qui tentent de les aider. Beaucoup d’Européen·ne·s estiment qu’il est important de sauver des vies en mer, souhaitent un système d’asile et une gouvernance des migrations plus équitables et veulent faire en sorte que les droits des personnes qui migrent vers l’Europe soient protégés, et non amoindris.

Il n’y a pas de solution simple. Et c’est précisément à cause de la complexité de la situation que les responsables politiques doivent laisser l’alarmisme de côté et œuvrer à l’adoption de politiques crédibles, efficaces, humaines et réalistes qui respectent les droits humains au lieu de les rogner.