Tanzanie. Les forces de sécurité ont recouru à une force meurtrière illégale lors de la répression des manifestations post-électorales et ont « emporté » les dépouilles
Les forces de sécurité tanzaniennes ont fait un usage injustifié et disproportionné de la force, y compris meurtrière, pour réprimer les manifestations post-électorales entre le 29 octobre et le 3 novembre 2025, témoignant d'un mépris choquant pour le droit à la vie et la liberté de réunion pacifique ; des centaines de personnes auraient été tuées ou blessées à travers le pays, a déclaré Amnistie internationale le 19 décembre 2025.
Dans sa nouvelle recherche, Amnistie internationale révèle que les forces de sécurité ont tiré à balles réelles et lancé des gaz lacrymogènes directement sur des manifestant·e·s et des personnes ne représentant aucune menace imminente de mort ou de blessure grave. Elle a constaté que les forces de sécurité ont fait usage de leurs armes à feu de manière inconsidérée, blessant et tuant des passant·e·s, et tiré de manière abusive des gaz lacrymogènes dans des zones résidentielles et à l'intérieur d’habitations.
Alors que l'accès à Internet était coupé dans tout le pays, des membres des forces de sécurité se sont livrés à des passages à tabac et des mauvais traitements, ont refusé aux blessés l’accès à des soins, ont arrêté des personnes qui n’avaient pas fini d’être soignées et ont récupéré les cadavres des victimes de leurs violences dans les morgues pour les emmener dans des lieux inconnus.
« Les violences perpétrées par les forces de sécurité contre les manifestant·e·s et des personnes qui vaquaient simplement à leurs occupations quotidiennes sont choquantes et inacceptables, et témoignent une nouvelle fois de l'intolérance croissante en Tanzanie », a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d'Amnistie internationale.
Le 14 novembre, le président tanzanien a annoncé la création d'une commission d'enquête sur les homicides de manifestant·e·s. Cependant, des membres de la société civile ont exprimé des inquiétudes quant à son indépendance.
« La création de cette commission est la première étape d’un long processus qui doit permettre d’amener les responsables à rendre des comptes. Les autorités doivent désormais veiller à ce que toutes les enquêtes soient indépendantes, approfondies et impartiales. Nul ne doit échapper à la justice : ceux qui ont ordonné, autorisé et employé la force illégale doivent répondre de leurs actes, quelle que soit leur fonction. Chaque famille endeuillée a le droit d’avoir des réponses, d’obtenir justice et de demander des réparations. Toute autre issue reviendrait à dissimuler des atteintes aux droits humains », a déclaré Agnès Callamard.
Entre le 3 et le 28 novembre, Amnistie internationale a mené 35 entretiens, avec des personnes blessées par balles et par gaz lacrymogène, des témoins oculaires, des avocat·e·s assurant la défense des manifestant·e·s arrêtés et des professionnel·le·s de santé ayant soigné des blessés, ainsi que des proches de personnes décédées. Le Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises, l’équipe d’investigation numérique d’Amnistie internationale, a vérifié 26 vidéos et six photos publiées sur les réseaux sociaux entre le 2 et le 18 novembre ou transmises directement à ses chercheurs par des sources fiables.
Les autorités tanzaniennes n’ont pas répondu aux demandes de commentaires d’Amnesty.
« Les corbeaux dévoraient la chair des cadavres »
Selon le témoignage de trois professionnel·le·s de santé travaillant dans des hôpitaux publics à Dar es Salam, Arusha et Mwanza, des centaines de personnes blessées par balle ont été admises entre le 29 et le 31 octobre. La plupart étaient de jeunes hommes, mais on comptait également des enfants et des femmes. Ils présentaient des blessures à la tête, à l'aine, aux jambes, au cou, à l'estomac, aux fesses, au dos et à la poitrine.
D’après des soignants d'Arusha et de Dar es Salam, des centaines de cadavres ont été amenés dans leurs hôpitaux et, faute de place dans les morgues, certains étaient laissés à l'extérieur.
Le Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises a authentifié une vidéo montrant au moins 70 corps entassés à même le sol et sur des brancards à la morgue de l'hôpital régional de Mwananyamala, à Dar es Salam. Il a également vérifié deux vidéos et une photo montrant au moins 10 corps empilés sur trois brancards devant l'hôpital régional Sékou Touré, à Mwanza.
« Depuis que j’ai commencé à travailler il y a plus de 15 ans, je n’avais jamais rien vu de tel - tous ces gens abattus de cette façon, tous ces cadavres entassés et les corbeaux dévorant leur chair », a déclaré à Amnistie internationale un professionnel de santé basé à Dar es Salam.
Images extraites d’une vidéo authentifiée par Amnistie internationale qui montre au moins 70 corps entassés à même le sol à l'hôpital régional de Mwananyamala, à Dar es Salam. Crédit : Amnistie internationale
Usage inconsidéré des armes à feu et des gaz lacrymogènes
Maria*, 28 ans, a raconté que la police avait tiré sur son mari dans le quartier de Magomeni à Dar es Salam le 29 octobre et qu'il était décédé deux jours plus tard, alors qu’il était soigné pour une hémorragie interne.
« La police n'a pas utilisé de gaz lacrymogène, elle a simplement tiré à balles réelles. Ils se tenaient derrière la voiture. Peu après, je suis sortie et j'ai entendu des gens crier : " Il l'a tué ! Il l'a tué ! " J'ai aperçu de loin le col de la chemise de l’homme allongé au sol et j'ai reconnu mon mari », a-t-elle témoigné.
Paulo Kingi*, 46 ans, a fui au Kenya après s’être fait tirer dessus chez lui, à Goba, à Dar es Salam, le 29 octobre. Il se souvient d’avoir vu des hommes armés, qu'il a pris pour des membres des forces de sécurité, passer devant chez lui en voiture.
« Ils ont visé et tiré ; j’ai ressenti une vive douleur en bas de la jambe gauche, près de la cheville. La douleur m’a fait tomber au sol. En touchant ma jambe, j’ai vu du sang couler. C’est là que j’ai compris que j’avais reçu une balle. J’étais au sol, et j’ai entendu d’autres coups de feu », a-t-il déclaré.
Amnistie internationale a reçu des informations selon lesquelles certains manifestant·e·s ont jeté des pierres, brûlé des pneus pour bloquer des routes, endommagé des véhicules des autorités, incendié des bâtiments administratifs, commis des actes de vandalisme ou participé à des manifestations en brandissant des bâtons. Cependant, dans les cas qu’elle a examinés, ce sont des manifestant·e·s ou des passant·e·s qui ne semblaient pas représenter une menace imminente pour la vie des policiers ou d’autres personnes qui ont été visés au moyen d’une force meurtrière.
Selon des témoins, des policiers et des membres des forces de sécurité en civil ont fait usage de balles réelles sans sommation pour disperser la foule, presque immédiatement ou peu après avoir tiré des gaz lacrymogènes.
Un témoin a raconté que le 30 octobre vers midi, des hommes en uniforme de la police ont lancé des grenades lacrymogènes dans la rue près du marché de Sirare, puis ont ouvert le feu devant un magasin où il se trouvait avec un ami. Ce dernier est mort sur le coup, tandis que le témoin a été blessé par balle au niveau de la tête.
Preuves numériques d’utilisations abusives de la force meurtrière
Le Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises d’Amnesty a authentifié des vidéos présentant un usage manifestement abusif de la force meurtrière. Sur l’une d’entre elles, on voit un groupe de personnes, dont une femme, courir dans une rue d’Arusha, tandis qu’on entend des bruits ressemblant à des coups de feu. À un moment donné, la femme, qui tient un bâton, chute, se relève brièvement avec l’aide d’une autre personne, avant de s’effondrer à nouveau. Une petite marque rouge apparaît au niveau de son dos, tandis qu’une plus grande est visible sur sa poitrine.
Images extraites d’une vidéo qui montre une femme touchée par des tirs à Arusha. Crédit : Amnistie internationale
Trois autres vidéos authentifiées la montrent allongée sur le trottoir, inerte, tandis que d'autres coups de feu retentissent. Sur ces vidéos, son haut est couvert de larges taches, vraisemblablement du sang, côté poitrine et côté dos. On voit un autre homme, semble-t-il sans vie, la tête ensanglantée, se faire embarquer.
Après avoir examiné des photos fournies par une source médicale d'un hôpital d'Arusha et la vidéo d'un homme blessé dans une rue de Dar es Salam, un médecin légiste a conclu que « les photographies et les vidéos … du blessé présentaient des preuves convaincantes de blessures par balles à très haute vitesse, du type de celles que tirent des fusils militaires ».
« Tirer à balles réelles sur des manifestant·e·s et des passant·e·s non armés qui ne représentent aucune menace imminente pour la vie d’autrui constitue une violation flagrante du droit à la vie. Les preuves sont formelles : les agents de sécurité de l’État ont fait preuve d'un mépris total pour la vie humaine », a déclaré Agnès Callamard.
Les forces de sécurité ont également fait un usage répété de gaz lacrymogène, de façon illégale, pour réprimer des manifestations pacifiques. Dans d'autres cas, elles ont lancé des grenades lacrymogènes directement sur des passants ou des habitants dans les zones touchées par les manifestations et pendant la répression qui a suivi.
Un témoin a raconté qu’une grenade lacrymogène avait été lancée dans sa maison le 29 octobre, alors que son bébé d'un mois était présent.
Torture et autres mauvais traitements
Amnistie internationale a authentifié six vidéos montrant des faits distincts survenus près de l'école primaire de Tabata, à Dar es Salam. On y voit des membres des forces de sécurité et des hommes habillés en civil se livrer à des actes de torture et des mauvais traitements. Les victimes sont toutes des hommes. Ils les ont contraints à se rouler par terre, à marcher accroupis ou à s'asseoir au bord de la route, tout en leur assénant des coups de matraque, de poing, de fouet, de pied ou en les traînant par les membres.
Sur ces vidéos, on peut voir des membres des forces de sécurité et des hommes habillés en civil obliger des hommes à se rouler par terre ou à marcher accroupis, tout en leur assénant des coups de matraque, de fouet ou de pied. Crédit : Amnistie internationale
Des blessés se voient refuser des soins de santé adéquats
Dans certaines régions de Tanzanie, les forces de sécurité ont empêché les blessés d’avoir accès à des soins. Un professionnel de santé basé à Dar es Salam a rapporté que des policiers avaient ordonné au personnel médical de leur remettre au moins cinq patients grièvement blessés par balle, alors qu'ils saignaient encore, soi-disant pour les interroger. Tous les cinq portaient des uniformes ou des T-shirts du parti d'opposition CHADEMA. Il ne les a jamais revus.
Les forces de sécurité ont également enjoint au personnel soignant de privilégier certains patients au détriment d'autres, et lui ont interdit de raconter ou de filmer ce qui se passait dans les hôpitaux.
Un soignant a décrit une forte présence des forces de l’ordre dans son hôpital à Mwanza, où des policiers ont ordonné aux infirmières d'interrompre les soins prodigués à certains blessés. « Ils ont emmené à la morgue des personnes qui respiraient encore et auraient pu être sauvées », a-t-il déclaré.
Selon ce professionnel de santé, un haut responsable de l’État s'est rendu à l'hôpital le 2 ou le 3 novembre et a ordonné au personnel d’installer tous les patients blessés par balle dans des services séparés, où ils seraient menottés et placés sous surveillance policière, précisant qu'ils seraient accusés de trahison pour avoir participé aux manifestations. Amnistie internationale a également reçu des témoignages de manifestants et de passants blessés qui ont quitté l'hôpital prématurément ou ont tout simplement évité de s’y faire soigner, par crainte d'être arrêtés.
« Nous avons décidé d’enterrer ses vêtements et sa photo »
Amnistie internationale a interrogé les familles et les amis de huit personnes tuées à Dar es Salam, Mwanza, Arusha, Tunduma, Moshi et Mbeya, qui n'ont pas réussi à retrouver les dépouilles de leurs proches, malgré des recherches dans plusieurs morgues. Ils redoutent que les forces de sécurité ne les aient faits disparaître pour dissimuler les preuves des homicides.
Des sources qui connaissaient Stephano China, 19 ans, assassiné le 29 octobre et dont le corps a été transporté à la morgue de l'hôpital de Tunduma, ont déclaré que le lendemain, elles s'étaient rendues sur place pour voir sa dépouille, mais qu’elle avait disparu : « Ils (les responsables de l'hôpital) ont dit que la police avait emporté tous les corps. Nous n’avons rien pu faire. »
La famille de Daudi Ndone, 38 ans, abattu dans le quartier de Mazense à Dar es Salam le 29 octobre, n'a pas retrouvé son corps, malgré des recherches désespérées pendant plus d'une semaine dans plusieurs morgues. « Comme le veut notre tradition, n'ayant pas retrouvé son corps, nous avons décidé d'enterrer ses vêtements et sa photo », a expliqué un proche.
« Jusque dans la mort, ces victimes de violences policières ne peuvent reposer en paix. Amnistie internationale appelle les autorités tanzaniennes à remettre les dépouilles de toutes les personnes tuées au cours et en marge des manifestations à leurs familles, afin qu'elles puissent les enterrer dignement et effectuer les rites funéraires appropriés », a déclaré Agnès Callamard.