Alors que les États-Unis se disent sur le point de vaincre « État islamique », l’armée est-elle prête à affronter ses démons en ce qui concerne la question des victimes civiles ?
Le président Donald Trump va probablement annoncer prochainement que l’armée des États-Unis et ses alliés ont chassé le groupe armé qui se fait appeler État islamique (EI) de son soi-disant « califat » en Syrie et en Irak. Or, la défaite d’EI a été acquise au prix de terribles souffrances pour la population civile : cette campagne a fait d’innombrables victimes civiles, et les États-Unis et leurs alliés ne peuvent pas faire abstraction de ces graves conséquences.
C’est ce que soulignent depuis quelque temps les chercheurs d’Amnistie internationale qui mènent sur le terrain des enquêtes approfondies sur les frappes américaines qui ont été menées par les États-Unis à Raqqa, à Mossoul et ailleurs encore, et sur leurs conséquences. Nous avons appris cette semaine que le Pentagone est de cet avis.
Le Congrès est lui aussi de cet avis. L’inquiétude du Congrès a été telle que dans la Loi d'autorisation de la Défense nationale de 2018, les législateurs ont poussé le Pentagone à accroître la transparence concernant les victimes civiles causées par ses opérations. David Trachtenberg, qui coordonne cette étude, doit remettre aujourd’hui le premier rapport d’activité du Pentagone pour les 180 premiers jours de mise en œuvre des mesures prescrites.
Cette semaine, le Washington Post a révélé que fin 2017 les préoccupations relatives aux victimes civiles avaient « atteint leur paroxysme » au Pentagone. Le ministre de la Défense alors en poste a demandé qu’une étude soit réalisée pour comprendre ce qui allait de travers. À peu près au même moment, la coalition menée par les États-Unis luttant contre EI a mis fin à sa campagne de bombardement de Raqqa, qui a réduit en miettes cette ville – et anéanti de très nombreux civils qui y étaient pris au piège.
Ces deux initiatives sont limitées et bancales, comme cela a également été souligné cette semaine. Leur importance réside dans le fait que deux composantes du gouvernement des États-Unis ont admis être confrontées à des problèmes qui nécessitent des solutions.
La première question qui se pose est de savoir pourquoi il a fallu attendre la fin de 2017 pour que le Pentagone commence à s’inquiéter du nombre de victimes civiles causées par les guerres menées en Syrie et en Irak. La fin des hostilités à Mossoul et à Raqqa en octobre 2017 a marqué pour l’armée des États-Unis la fin d’un engagement dans des batailles urbaines qui comptent parmi les plus acharnées qui aient été menées depuis la Seconde Guerre mondiale. Ces opérations ont fait plusieurs milliers de morts et de blessés parmi les civils.
Des préoccupations portant sur le nombre de victimes civiles avaient déjà été exprimées au cours de la campagne de Mossoul, alors que se préparait l’offensive contre Raqqa. Cependant, le Pentagone s’est abstenu de changer de cap sur la base des enseignements tirés de la situation à Mossoul et en conséquence, des milliers d’autres civils ont été inutilement tués et blessés à Raqqa. L'armée des États-Unis a mené des frappes aériennes en Irak et en Syrie dans le cadre de la coalition à partir de 2014, et même avant cela sous d’autres prétextes. A-t-il jamais été trop tôt, quand ont été mises en œuvre des décisions prises dans le passé, pour accorder la priorité à la vie des prochains groupes de civils vulnérables ?
Ainsi, lorsque nous avons exprimé nos préoccupations au sujet des victimes civiles à la fois à Mossoul et à Raqqa durant l’été 2017, le commandant de la coalition, le général Stephen Townsend, a accusé ceux qui critiquaient ce bilan de « se baser sur des informations insuffisantes et superficielles » – alors même que nous avons, nous, enquêteurs d’Amnistie internationale, obtenu sur le terrain des informations de première main auprès de personnes directement concernées. Bien qu’un rapport du Pentagone d’avril 2018 ait recommandé de rechercher d’autres sources d’information au sujet des victimes civiles, le porte-parole de la coalition, le colonel Sean Ryan, a tout de même jugé bon de considérer que les conclusions de notre rapport approfondi de juin 2018 sur les nombreuses victimes civiles à Raqqa étaient « plus ou moins hypothétiques ». Et ce, alors qu’Amnistie internationale avait une fois de plus présenté de solides éléments de preuve rassemblés lors des enquêtes menées sur le terrain à Raqqa, éléments de preuve que la coalition menée par les États-Unis a – sans en faire étalage – jugés crédibles quelques semaines plus tard seulement.
Est-ce parce que le rapport du Pentagone n’est pas parvenu jusqu’aux commandants responsables des décisions concernant la vie ou la mort des civils sur le terrain ? Est-ce parce que les commandants de la coalition ont écarté ses conclusions et recommandations ? Quoi qu’il en soit, le problème est le suivant : l’armée fait de beaux discours en disant qu’elle est préoccupée par les victimes civiles, mais le haut commandement ne veut pas prendre ces préoccupations au sérieux.
Les révélations de cette semaine au sujet des inquiétudes du Pentagone quant aux victimes civiles soulèvent un autre problème en ce qui concerne l’armée des États-Unis. Les lois de la guerre acceptent le fait que des civils sont parfois inévitablement blessés ou tués lors d’un conflit armé, mais elles prévoient que les belligérants doivent prendre toutes les précautions pratiquement possibles en vue de réduire au minimum les pertes en vies humaines dans la population civile et les blessures aux personnes civiles. Les dizaines de milliers d’obus – tellement imprécis qu’ils ne conviennent pas pour la guerre en milieu urbain – lancés contre des quartiers résidentiels et les puissantes bombes larguées par des aéronefs ayant un rayon d’action dépassant largement la taille de leurs cibles provoquent de façon quasi certaine de lourdes pertes en vies humaines dans la population civile et de nombreuses blessures aux personnes civiles.
L’inquiétude du Pentagone quant au nombre de civils tués incite à penser que les mesures nécessaires n’ont pas été prises par le passé pour empêcher ces morts. La technologie en matière d’armement n’a pas évolué depuis 2017 à un point tel qu’il serait aujourd’hui possible de mieux protéger les civils par rapport à ceux qui ont été tués à Raqqa et à Mossoul. Dans ces zones de guerre, il était possible d’utiliser des munitions plus précises et ayant un moindre rayon d’action, et d’assurer un meilleur contrôle et une meilleure vérification des cibles. Ces mesures de protection des civils vivant ou s’abritant dans des zones de combat auraient couté plus cher et nécessité davantage de travail, mais le fait de sauver d’innombrables vies justifie un tel investissement. Il y a apparemment un problème de volonté.
Alors que le Pentagone examine les moyens de mieux protéger les civils à l’avenir, comment peut-il expliquer aux familles des personnes tuées en 2017 qu’il n’a pas fait le nécessaire – comme le prévoient les lois de la guerre – pour protéger leurs proches ? Les forces de la coalition étaient déjà tenues juridiquement de mener des enquêtes dignes de ce nom sur toutes les allégations selon lesquelles elles ont tué de façon illégale des civils à Raqqa et à Mossoul. Les révélations de cette semaine viennent renforcer cet impératif.
Beaucoup de choses dépendent à présent de la façon dont le Congrès va réagir aujourd’hui au rapport de David Trachtenberg. Les tragédies qui ont eu lieu à Mossoul et à Raqqa, où des civils ont été massivement tués et blessés, ne doivent pas se reproduire. Pour éviter cela, il faut que des changements novateurs allant bien au-delà des initiatives actuelles soient mis en œuvre. Il ne faut pas non plus oublier cet autre point important qui a été négligé : pour prendre la bonne direction à l’avenir, il est nécessaire d’affronter les démons du passé.