La passivité des autorités encourage l’intensification des violences de l’extrême droite
Les autorités ukrainiennes n’ont jamais pris de mesures efficaces pour empêcher et sanctionner les violences, de plus en plus fréquentes depuis 2015, commises par des groupes d’« extrême droite ». Les victimes de ces violences et de ces menaces, notamment des femmes, des militant-e-s des droits des personnes LGBTI, des militant-e-s de gauche, des familles roms et d’autres personnes et groupes pris pour cible par des membres de groupes d’« extrême droite », restent exposées à des attaques et à des manœuvres d’intimidation et de harcèlement. Ces personnes ne bénéficient toujours pas d’une protection efficace, sauf dans quelques cas précis, comme lors la marche des fiertés de Kiev en 2017, et rien ne laisse penser que des mesures de protection exhaustives sont envisagées, et encore moins mises en place. De plus, la passivité persistante des autorités face aux violences perpétrées par des groupes d’extrême droite encourage les membres de ces groupes, conscients de l’impunité quasi-totale dont ils bénéficient, à planifier et à mener d’autres attaques. Cette passivité des autorités reflète un mépris flagrant pour les droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique et pour le droit à la liberté et à la sécurité des groupes et personnes pris pour cible. Pour faire face à cette situation, les autorités ukrainiennes doivent mettre en place une politique de « tolérance zéro » pour ces violences et prendre des mesures immédiates pour protéger les victimes et amener les responsables présumés de tels actes à rendre des comptes.
Au cours des 14 derniers mois, Amnistie internationale a recensé pas moins de 30 attaques perpétrées par des membres de groupes d’« extrême droite ». Dans tous les cas sauf un, les responsables ont bénéficié d’une impunité totale pour leurs actions. Cela les a encouragés à préparer et à mener d’autres attaques et à harceler et intimider leurs cibles en ligne et hors ligne, et il est clair que ce problème est de plus grave.
Les autorités ukrainiennes semblent avoir décidé de ne pas apporter de réponse adéquate aux attaques dont sont victimes les groupes de gauche et les populations marginalisées. Dans la plupart des cas, des membres de groupes d’extrême droite préparent et mènent ouvertement ces attaques et revendiquent souvent leurs actions violentes sur les réseaux sociaux et ailleurs. Ils prévoient généralement leurs attaques avant un événement précis, via des forums en ligne publics ou privés ou par d’autres moyens. Ainsi, il semblerait tout à fait possible et faisable pour les agences ukrainiennes chargées de l’application des lois de prendre des mesures préventives efficaces et suffisantes et d’identifier et de poursuivre les responsables de ces attaques. Cependant, à quelques exceptions près, aucune mesure n’est prise.
La protection de la marche des fiertés de Kiev en 2016 et 2017 a fait exception à la règle générale d’absence de protection des événements LGBTI et des militant-e-s des droits des personnes LGBTI. Les responsables d’attaques contre des personnes régulièrement prises pour cibles par des groupes d’extrême droite font encore moins souvent l’objet de poursuites. Des poursuites de ce type ont été engagées dans seulement un cas parmi tous les faits de violences recensés par Amnistie internationale au cours des 14 derniers mois : les responsables présumés de l’attaque menée lors du Festival de l’égalité de la ville de Zaporijia en septembre 2017 ont été identifiés, arrêtés et déférés à la justice. Leur procès est toujours en cours.
La dernière attaque de ce type a eu lieu lors d’un débat ouvert au public et ayant pour thème « L’Offensive contre les droits des personnes LGBTI, forme de censure : l’exemple russe », qui aurait dû se tenir au Underhub de Kiev, un espace privé, le 10 mai. Le bureau d’Amnistie internationale à Kiev était à l’origine de cet événement et des intervenants d’Amnistie internationale, de Human Rights Watch et de KyivPride étaient présents, ce qui a permis aux trois organisations de témoigner des événements, lesquels étaient similaires à de nombreuses autres attaques de ce type.
Ce jour-là, peu avant l’ouverture prévue de l’événement, plus de 20 militants d’extrême droite sont arrivés et ont menacé les participants de violences s’ils ne partaient pas immédiatement. Trois membres d’une entreprise de sécurité privée, employés par les organisateurs de l’événement, ont bloqué l’accès à la salle de conférence, empêchant ainsi les militants d’extrême droite d’entrer et de mettre leurs menaces à exécution. Cependant, les organisateurs et certains des participants sont restés coincés à l’intérieur et l’événement n’a pas pu avoir lieu. Pendant ce temps, cinq policiers du raïon (arrondissement) de Petchersk, qui étaient présents sur les lieux depuis le début, ont refusé d’intervenir. Leur commandant d’unité a déclaré aux organisateurs de l’événement que l’unité de cinq hommes n’était pas suffisante pour s’opposer aux assaillants et a dit : « Ils ne vous frappent pas, si ? ». Certaines personnes qui devaient participer à l’événement mais sont arrivées plus tard n’ont pas pu entrer et ont vu le même agent de police parler amicalement avec le dirigeant du groupe d’assaillants. Ils ont également entendu des membres de l’unité de police employer un langage homophobe. Peu après l’arrivée des assaillants, l’un des propriétaires, ou un représentant des propriétaires, du lieu de l’événement est venu et a demandé aux organisateurs d’annuler l’événement et de quitter les lieux. Le même homme a dit aux assaillants, qu’il a qualifiés de « normaux » (un commentaire homophobe pour les distinguer des militants des droits des personnes LGBTI), que s’il avait su qu’il s’agissait d’un événement sur les droits des personnes LGBTI, il n’aurait pas autorisé la location des lieux.
Environ une heure plus tard, une unité de la police de patrouille urbaine de la ville (une autre branche de la police) est arrivée. Les organisateurs s’étaient entretenus avec un membre haut placé de la patrouille urbaine qui leur avait promis de leur apporter un soutien et une protection. Ce n’est en effet qu’après l’arrivée de la police de patrouille urbaine que les participants ont pu quitter les lieux en sécurité. Ils ont été accompagnés hors des lieux en petits groupes et sont rentrés chez eux en taxi, de peur d’être attaqués par les assaillants en route. En effet, les participants à des événements de ce type protégés par la police sont souvent attaqués après avoir quitté les lieux.
L’attaque menée lors du débat du 10 mai n’est pas surprenante. Les organisateurs avaient reçu des menaces de membres de groupes d’extrême droite qui prévenaient qu’ils allaient interrompre l’événement, et en avaient informé la police. C’est pour cette raison que la police était présente sur les lieux dès le début. Cependant, il était clair que les policiers postés sur les lieux ne savaient que très peu, voire rien, des violences annoncées, et s’ils en avaient connaissance, ils n’étaient pas venus correctement préparés. Les témoignages des participants et les conversations des policiers qu’ils ont entendues laissent penser que les forces de l’ordre n’avaient pas prévu de réponse aux événements de cette soirée, qui étaient pourtant prévisibles. Des informations essentielles fournies par des sources en lignes ou déduites du déroulement d’événements passés lors desquels des membres de groupes d’extrême droite avaient mené des attaques à Kiev étaient disponibles. Ce n’est qu’après l’arrivée de l’unité de police de patrouille urbaine, dont les membres étaient armés et en nombre suffisant, que les participants ont pu être évacués. Les assaillants ont cependant atteint leur objectif principal : interrompre et faire annuler le débat, ce dont certains se sont par la suite vantés en ligne, publiant parfois des photos des personnes qui ont pris leur parti. Aucun des assaillants n’a été appréhendé au moment des faits, et à ce jour, aucun n’a été amené à rendre des comptes.
L’attaque menée lors de cet événement était semblable à bien des égards à de nombreuses autres attaques de groupes d’extrême droite.
À Kiev, aux moins cinq personnes participant à la Marche des femmes ont été blessées. Deux femmes ont été couvertes d’un liquide antiseptique vert tâchant. Le journaliste Bogdan Novak et un autre participant ont reçu du gaz poivre dans les yeux. Des assaillants ont pris des pancartes à plusieurs manifestants. Une vidéo rendue publique montre les assaillants qui essaient de prendre les pancartes des mains de militantes pendant que les policiers présents sur place essaient de convaincre les femmes de les ranger pour éviter les « provocations ».
De plus, après la Marche des femmes à Kiev, les autorités ont accusé l’une des organisatrices, Olena Chevtchenko, directrice de l’ONG Insight, d’avoir enfreint les règles relatives aux rassemblements publics, en raison d’une banderole « provocante » portée par certains manifestants. La banderole en question, qui a depuis été diffusée largement sur les réseaux sociaux, montrait notamment une silhouette de femme et un trident (l’un des symboles de l’Ukraine) pointant vers ses fesses. Cela a été considéré comme une offense et a été utilisé comme base pour les poursuites engagées contre Olena Chevtchenko au titre du Code des infractions administratives ukrainien. L’audience dans le cadre de l’affaire de la militante devait avoir lieu le 12 mars au tribunal du raïon (arrondissement) de Chevtchenkovski, à Kiev. Cependant, avant le début de l’audience, une vingtaine d’hommes agressifs a fait irruption dans la salle d’audience. D’après la militante et son avocate, ces hommes avaient des matraques télescopiques et des bombes lacrymogènes et leur présence avait pour but d’intimider et de faire pression sur le tribunal. L’audience a par conséquent été ajournée au 15 mars, date à laquelle de nombreux militants, accompagnés de journalistes et d’observateurs diplomatiques, ont investi la salle d’audience les premiers. Le tribunal a statué qu’Olena Chevtchenko n’avait commis aucune infraction et a classé l’affaire.
Le 8 mars, à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, des participants à la manifestation intitulée « Sisterhood. Support. Solidarity » ont également été attaqués par une foule agressive, qui a utilisé le même liquide vert tâchant. L’un des manifestants a été gravement blessé à la tête et a dû être hospitalisé.
Le même jour, à Oujgorod, également dans l’ouest de l’Ukraine, des participants à une marche en faveur des droits des femmes ont été attaqués par un groupe de six personnes qui leur ont jeté de la peinture rouge dessus. L’une des organisatrices, Vitalina Koval, a reçu de la peinture chimique dans les yeux. La police a arrêté les assaillants et en a inculpé quatre, toutes des femmes, de houliganisme et de crime de haine (articles 296 et 161 du Code pénal ukrainien), avant de les libérer le même jour. Dans les jours qui ont suivi, des militants en faveur des droits des femmes de la région ont commencé à recevoir des menaces sur les réseaux sociaux.
Le 20 avril 2018 au soir, des membres d’un groupe local d’extrême droite se faisant appeler C14 ont attaqué le campement d’un groupe de familles roms dans le parc Lysa Hora, dans le raïon (arrondissement) de Holosiyvsky, à Kiev. Avant l’attaque, des représentants du C14 et des personnes s’étant fait passer pour des représentants du raïon (arrondissement) de Holosiyvsky s’étaient déjà rendus sur les lieux au moins deux fois : la première fois deux mois avant l’attaque, puis quelques jours avant. Ces personnes avaient demandé aux familles roms de quitter les lieux rapidement. D’après des témoins, pendant l’attaque, les assaillants ont utilisé du gaz poivre, des couteaux et d’autres armes blanches, voire même des armes à feu. Ils ont brûlé 15 tentes et ont chassé les habitants. Le lendemain, en réponse à des questions des médias, la police a déclaré n’avoir reçu aucune plainte liée à ces événements et a affirmé ne pas pouvoir faire de commentaire sur le sujet. Dans le même temps, des membres du C14 ont parlé de ces événements sur Internet, évoquant une intervention réussie, et ont affirmé, en utilisant des termes délibérément ambigus, qu’ils avaient eu recours à des « méthodes de persuasion » mais pas à la violence pour atteindre leurs objectifs. Ce n’est que le 25 avril, lorsqu’une vidéo de l’attaque a été publiée sur le site d’informations LB.ua (http://bit.ly/2HwXUCn), que le ministre de l’Intérieur Arsen Avakov a condamné l’attaque sur son compte Twitter, affirmant qu’elle avait été motivée par des considérations ethniques, et que la police a officiellement confirmé qu’une enquête avait été ouverte sur ces événements. La vidéo montre clairement les hommes chassant violemment des femmes avec des enfants, jetant des objets et pulvérisant du gaz poivre.
À ce jour, l’enquête sur l’attaque contre les familles roms est toujours en cours et aucune avancée n’a été signalée. Ce n’était pas la première fois que des familles roms étaient attaquées ces dernières années en Ukraine, et aucune information n’a fait état de poursuites contre les responsables des autres violences de ce type.
La liste des attaques perpétrées par des membres de groupes d’extrême droite s’allonge et le problème prend de plus en plus d’ampleur.
Les autorités ukrainiennes doivent reconnaître le problème que représente l’intensification des violences commises par des groupes d’extrême droite dans tout le pays et prendre des mesures immédiates efficaces pour y faire face. Elles doivent notamment :
· reconnaître publiquement le problème et son ampleur, sanctionner toutes les formes de violences et de menaces par des groupes d’extrême droite, s’engager à mettre en œuvre une politique de « tolérance zéro » claire destinée à assurer la sécurité et la protection des victimes et des personnes visées par ces violences et veiller à ce que les responsables présumés fassent l’objet d’enquêtes et de poursuites efficaces ;
· s’engager, dans le cadre de cette politique de tolérance zéro, à veiller au respect et à la protection des droits humains fondamentaux de toutes et tous en Ukraine, notamment des droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique et du droit à la liberté et à la sécurité, et s’engager à lutter contre les violences et les discriminations dont se rendent responsables des acteurs étatiques et non étatiques, particulièrement lorsqu’elles sont motivées par des considérations liées à l’origine ethnique, au genre, à la sexualité, à l’expression pacifique des convictions ou d’autres motifs de discrimination ;
· diligenter dans les meilleurs délais une enquête impartiale et efficace sur toutes les violences et menaces de violences signalées, identifier les responsables présumés et les amener à rendre des comptes dans le cadre de procès équitables, et mettre ainsi immédiatement fin à l’impunité dont bénéficient les personnes qui organisent et commettent de telles infractions ;
· prendre des mesures préventives efficaces contre toute menace crédible d’attaque préméditée, notamment en mettant en place une protection efficace des événements organisés par les groupes et personnes qui ont été régulièrement victimes des violences de groupes d’extrême droite, comme les femmes, les militant-e-s des droits des personnes LGBTI, les militant-e-s de gauche et les familles roms ;
· s’abstenir de prendre des mesures qui apporteraient un soutien explicite ou implicite aux groupes qui perpètrent ou encouragent des atteintes aux droits humains ou des violences, notamment des discriminations liées à l’origine ethnique, au genre, à la sexualité, à l’expression pacifique des convictions ;
· ouvrir des enquêtes sur tous les faits signalés d’utilisation de langage discriminatoire et homophobe par des membres des forces de police et d’autres représentants de l’État et prendre les mesures disciplinaires nécessaires, et d’autres mesures le cas échéant, contre les responsables présumés ;
· fournir à la police des lignes directrices claires et des instructions concernant les interventions liées à la protection des personnes et groupes pris pour cible par des groupes d’extrême droite, ainsi que des événements que ces personnes organisent, et fournir aux forces de police concernées les ressources et la formation nécessaires ;
· créer une équipe spéciale chargée d’analyser et d’améliorer si besoin la méthode de collecte de renseignements sur les attaques prévues, le harcèlement et les menaces contre des personnes et des groupes régulièrement pris pour cible par des membres de groupes d’extrême droite, afin de rendre plus efficaces les actions de prévention et la protection des groupes et personnes menacés ;
· utiliser les compétences et initiatives déjà mises en place par des organisations de la société civile, des journalistes, des universitaires, entre autres, pour atteindre ces objectifs.