• 6 fév 2025
  • Tunisie
  • Communiqué de presse

Tunisie. Les autorités intensifient la répression contre les personnes LGBTI en menant une vague d’arrestations

Les autorités tunisiennes ont intensifié leur répression à l’égard des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexes (LGBTI), procédant à des dizaines d’arrestations ces derniers mois, a déclaré Amnistie internationale mercredi 5 février. 

Entre septembre 2024 et le 31 janvier 2025, dans les villes de Tunis, Hammamet, Sousse et Le Kef, au moins 84 personnes - principalement des hommes gays et des femmes trans - ont été arrêtées, détenues arbitrairement et visées par des poursuites injustes au seul motif de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, réelle ou supposée, selon l’ONG tunisienne Damj, l’Association tunisienne pour la justice et l’égalité. 

« La récente forte augmentation du nombre d’arrestations visant des personnes LGBTI constitue un recul alarmant pour les droits humains en Tunisie. Personne ne devrait être arrêté, poursuivi ou emprisonné en raison de son orientation sexuelle ou de son identité de genre. Au lieu de harceler des personnes sur la base de stéréotypes liés au genre et d’attitudes homophobes profondément ancrées, les autorités tunisiennes doivent libérer immédiatement et sans condition toute personne détenue du fait de son orientation sexuelle ou de son identité de genre, réelle ou supposée, et introduire des garanties pour protéger les droits des personnes LGBTI », a déclaré Diana Eltahawy, directrice régionale adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnistie internationale. 

Amnistie internationale a recueilli les propos de quatre militant·e·s en faveur des droits des personnes LGBTI et de trois avocats représentant des personnes arrêtées entre septembre et décembre 2024 en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, réelle ou supposée. L’organisation a également examiné des documents juridiques et des déclarations officielles.

Vague d’arrestations

Cette vague d’arrestations fait suite à une campagne en ligne de grande ampleur, qui a débuté le 13 septembre 2024, et durant laquelle des discours de haine homophobes et transphobes et des propos discriminatoires à l’égard des militant·e·s et des organisations LGBTI ont été diffusés sur des centaines de comptes de réseaux sociaux, notamment ceux qui soutenaient le président tunisien Kaïs Saïed. Les médias traditionnels ont également diffusé des messages incendiaires d’animateurs de télévision et de radio populaires attaquant les organisations LGBTI, appelant à leur dissolution et à l’arrestation des militant·e·s LGBTI.

Saif Ayadi, militant queer et responsable de programme à Damj, craint que le nombre réel de personnes LGBTI arrêtées et poursuivies ne soit plus élevé que les 51 que Damj a pu recenser. Il a déclaré : « Nos chiffres s’appuient sur l’assistance directe que nous fournissons à des membres de la communauté, notamment l’assistance juridique ; ils ne sont pas exhaustifs. Nous estimons que le nombre réel est au moins trois fois plus élevé, car lorsque nous avions accès aux chiffres officiels des poursuites il y a quelques années, nous avons constaté qu’en moyenne nos documents ne couvraient qu’un tiers des personnes concernées. »

En Tunisie, les hommes gays et les personnes transgenres sont souvent arrêtés du fait de stéréotypes de genre, de leur comportement ou de leur apparence physique. Selon des avocats représentant des personnes LGBTI, des éléments de preuve numériques saisis illégalement sur leurs appareils après l’arrestation sont souvent utilisés pour les poursuivre. La plupart des personnes arrêtées signalent à leurs avocats que leurs téléphones ont été confisqués et fouillés illégalement par des policiers.

La criminalisation des relations consenties entre personnes de même sexe expose les personnes LGBTI à la violence et aux abus de la police, qui exploite souvent leur peur d’être arrêtées et poursuivies et les soumet au chantage, à l’extorsion et, parfois, à des abus sexuels. Dans certains cas, les personnes arrêtées avaient été victimes de duperies et d’hameçonnage sur les réseaux sociaux et les applications de rencontres, pièges tendus par des membres des forces de sécurité. Certaines personnes ont dit à Damj avoir été piégées par les forces de sécurité, qui s’étaient fait passer pour des personnes LGBTI sur les réseaux sociaux et les applications de rencontres entre personnes du même sexe, dans un but d’extorsion et de chantage, notamment en menaçant ces personnes de faire des révélations sur leur sexualité, de divulguer leurs informations personnelles ou de les arrêter, par exemple pour « racolage en ligne à des fins de prostitution ». Des avocats ont également signalé une augmentation des descentes de police sans mandat au domicile de personnes LGBTI au cours de l’année 2024.

Poursuites abusives pour des motifs de « moralité » et d’« outrage à la pudeur »

Les personnes arrêtées ont été placées en détention et poursuivies en vertu de l’article 230, qui érige en infraction les relations entre personnes de même sexe (pour « sodomie et lesbianisme »), et/ou des articles 226 et 226 bis du Code pénal, qui criminalisent « l’outrage public à la pudeur » et les actes jugés offensants pour la « morale publique ». L’article 230 prévoit une peine pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement et une amende, tandis que les articles 226 et 226 bis prévoient une peine pouvant aller jusqu’à six mois d’emprisonnement.

« Les articles du Code pénal qui criminalisent l’"outrage public à la pudeur" ou les actes jugés "contraires aux bonnes mœurs ou à la morale publique" sont particulièrement dangereux car leur portée est trop large, leur formulation vague et ils ne respectent pas le principe de légalité, ce qui favorise un large champ d’interprétation et induit un risque de contradictions. Ces dispositions trop larges et leur application subjective et discrétionnaire habilitent les forces de l’ordre à procéder à des arrestations massives de personnes simplement parce qu’elles n’adhèrent pas aux normes de genre ou parce qu’elles ont une apparence ou une expression de genre non conforme aux normes », a déclaré Diana Eltahawy. 

Le 27 octobre 2024, le ministère de la Justice a publié une déclaration condamnant l’utilisation croissante des plateformes de réseaux sociaux telles que TikTok et Instagram pour diffuser des contenus « contraires à la morale publique », exhortant les procureurs à « prendre les mesures qui s’imposent sur le plan judiciaire et ouvrir des enquêtes contre toute personne produisant, diffusant, montrant ou publiant des données, des images ou des vidéos comportant des contenus portant atteinte aux valeurs morales ». Selon Damj, la déclaration du ministère a déclenché une campagne contre les personnes LGBTI. 

Quelques jours après cette déclaration, cinq personnes, dont Khoubaib, qui est une personne ne se conformant pas aux normes de genre, ont été arrêtées et inculpées, entre autres, d’« outrage public à la pudeur, diffusion de contenus contraires aux bonnes mœurs ». Elles ont été déclarées coupables et condamnées le 31 octobre 2024 à des peines allant jusqu’à quatre ans et demi de prison. À l’issue de leur appel, le 5 février, les condamnations ont été confirmées, et quatre prévenus ont été libérés après une réduction de leur peine. Le cinquième prévenu, Khoubaib, est maintenu en détention car il a été condamné à une peine de deux ans d’emprisonnement et à une amende de 1 000 dinars au titre de l’article 234 du Code pénal pour avoir « attenté aux mœurs en excitant, favorisant ou facilitant la débauche ou la corruption des mineurs » en raison de vidéos qu’il avait créées et publiées sur les réseaux sociaux. 

Des « examens » anaux forcés qui s’apparentent à de la torture

Des hommes accusés d’avoir des relations homosexuelles sont régulièrement soumis à des « examens » anaux forcés effectués par des médecins. Amnistie internationale considère les examens anaux forcés comme une forme de torture. Les autorités tunisiennes doivent immédiatement mettre fin à ces examens.

Le 3 décembre 2024, le tribunal de première instance du Kef a condamné deux hommes à un an d’emprisonnement en vertu de l’article 230. Tous deux ont été soumis à des examens anaux forcés, le but étant d’obtenir la « preuve » d’une activité sexuelle entre personnes de même sexe.

Des militant·e·s LGBTI pris pour cible

Les militant·e·s et les associations LGBTI sont également victimes d’un harcèlement croissant de la part des autorités. Les militant·e·s queer Saif Ayadi, Assala Madoukhi et Mira Ben Salah ont été convoqués à plusieurs reprises pour des interrogatoires, le plus récemment en octobre et novembre 2024. La police les a questionnés au sujet de leur militantisme, de leur travail avec des organisations de la société civile et de leur participation à des manifestations. Mira Ben Salah, militante transgenre et coordinatrice du bureau de Damj à Sfax, a été soumise à des interrogatoires répétés en rapport avec le travail de cette organisation, notamment auprès des migrant·e·s et des réfugié·e·s. Mira est visée par plusieurs accusations en relation avec son travail au sein de Damj et attend les conclusions de l’enquête. 

En juillet 2023 et en février 2024, Mira Ben Salah a déposé des plaintes auprès du procureur du tribunal de première instance de Sfax pour le harcèlement répété dont elle a été victime de la part de policiers. Elle a déclaré à Amnistie internationale : « J’ai été convoquée et interrogée à de très nombreuses reprises en raison de mon travail et de mon militantisme, mais lorsque j’ai porté plainte pour le harcèlement, les menaces et les violences dont j’ai fait l’objet, on ne m’a pas appelée à témoigner et on n’a pas pris mes plaintes au sérieux. » Elle a ajouté qu’alors que l’enquête des autorités la visant progressait rapidement, l’enquête sur ses propres plaintes n’avait pas avancé.