• 9 Sep 2025
  • Pakistan
  • Communiqué de presse

Pakistan. La machine de surveillance de masse et de censure est alimentée par des entreprises chinoises, européennes, émiriennes et nord-américaines

L’essor illégal de la surveillance de masse et de la censure au Pakistan est alimenté par un ensemble d’entreprises basées en Allemagne, en France, aux Émirats arabes unis, en Chine, au Canada et aux États-Unis, déclare Amnistie internationale dans un nouveau rapport intitulé Sous contrôle. Censure et surveillance de masse au Pakistan. Cette enquête, qui a duré un an, a été menée en collaboration avec Paper Trail Media, Der Standard, Follow the Money, The Globe and Mail, Justice For Myanmar, InterSecLab et le Tor Project.

L’enquête révèle que les autorités pakistanaises ont obtenu des technologies auprès d’entreprises étrangères, grâce à une chaîne d’approvisionnement mondiale secrète d’outils sophistiqués de surveillance et de censure, en particulier un nouveau pare-feu (le Système de surveillance d’Internet [le WMS 2.0]) et le Système de gestion des interceptions légales (LIMS). Le rapport présente des informations sur l’évolution au fil du temps du pare-feu WMS, qui utilisait initialement une technologie fournie par l’entreprise canadienne Sandvine (devenue AppLogic Networks). Après le retrait de Sandvine en 2023, une nouvelle technologie de l’entreprise chinoise Geedge Networks, utilisant des composants matériels et logiciels fournis par Niagara Networks, basée aux États-Unis, et Thales, basée en France, a été utilisée pour créer une nouvelle version du pare-feu. Le Système de gestion des interceptions légales (LIMS) utilise la technologie fournie par l’entreprise allemande Utimaco, via une entreprise émirienne appelée Datafusion.

« Le Système de surveillance d’Internet et le Système de gestion des interceptions légales du Pakistan fonctionnent à la manière de tours de guet, espionnant en permanence la vie des citoyen·ne·s ordinaires. Au Pakistan, vos SMS, vos courriels, vos appels et votre accès à Internet sont tous surveillés. Mais les gens n’ont pas conscience de cette surveillance constante et de son incroyable ampleur. Cette pratique dystopique est extrêmement dangereuse, car elle opère dans l’ombre, restreignant gravement la liberté d’expression et l’accès à l’information, a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnistie internationale.

« La surveillance de masse et la censure au Pakistan ont été rendues possibles grâce à la collusion d’un grand nombre d’acteurs privés opérant dans des pays aussi divers que la France, l’Allemagne, le Canada, la Chine et les Émirats arabes unis. Il s’agit en fait d’une vaste et lucrative économie de l’oppression, rendue possible par des entreprises et des États qui ne respectent pas les obligations qui sont pourtant les leurs au titre du droit international.

« La course au profit sur les marchés est soumise à des restrictions visant à protéger les droits humains, mais aucune de ces règles n’a été respectée. C’est le peuple pakistanais qui paye le plus lourd tribut. »

Le WMS 2.0 peut bloquer à la fois l’accès à Internet et des contenus spécifiques, pratiquement sans aucune transparence.

L’Autorité pakistanaise des télécommunications (PTA) rend obligatoire l’installation du LIMS sur tous les réseaux de télécommunications par les entreprises privées, cela permettant aux forces armées et aux Services du renseignement de l’armée pakistanaise (ISI) d’accéder aux données des utilisateurs·trices, notamment en ce qui concerne leurs appels téléphoniques et SMS et les sites web consultés.

« Le LIMS et le WMS 2.0 sont financés par des fonds publics, rendus possibles par des technologies étrangères et utilisés pour faire taire la dissidence, causant de graves atteintes aux droits humains du peuple pakistanais », a déclaré Jurre van Bergen, spécialiste des nouvelles technologies à Amnistie internationale.

Si ces deux technologies permettent une surveillance de masse en collectant de grandes quantités de données personnelles ou en permettant aux autorités d’observer de près les habitudes de navigation d’une personne, le WMS 2.0 permet également aux autorités de bloquer les VPN ou tout site Internet considéré par les autorités comme présentant un contenu « illégal ».

Un système de surveillance opaque opérant dans l’ombre

Les préoccupations concernant la surveillance illégale et la censure en ligne au Pakistan ne datent pas d’hier. Dans un cadre politique oppressif, le système juridique du pays n’offre aucune protection réelle contre la surveillance de masse. La législation nationale ne prévoit pas de garanties et celles qui existent, telles que l’obligation d’obtenir un mandat au titre de la Loi relative aux procès équitables, sont rarement respectées, alors que les autorités acquièrent auprès d’entreprises étrangères des outils de surveillance et de censure de plus en plus sophistiqués. L’achat de ces technologies sophistiquées a renforcé la capacité du pays à museler la dissidence, notamment en ciblant les journalistes, la société civile et le public.

Un journaliste interrogé dans le cadre du rapport a déclaré à Amnistie internationale qu’il pensait être sous surveillance constante, ce qui l’avait contraint à l’autocensure.

« De toute évidence, tout est surveillé, qu’il s’agisse des courriels ou des appels téléphoniques. » Il a expliqué qu’après avoir publié un article sur la corruption, il avait fait l’objet d’une surveillance étroite dont lui et son entourage avaient souffert. « Après la publication de cet article, toutes les personnes avec lesquelles je communiquais, même sur WhatsApp, étaient surveillées. [Les autorités] allaient voir ces personnes et leur demandaient pourquoi je les avais appelées. [Les autorités] peuvent aller jusqu’à ces extrêmes [...] Maintenant, je passe des mois sans parler à ma famille [de peur qu’elle ne soit prise pour cible] », a déclaré le journaliste.

« Cette alliance entre des lois inadéquates et ces nouvelles technologies accélère la capacité de l’État à restreindre les droits relatifs au respect de la vie privée, à la liberté d’expression et à la liberté de réunion pacifique, ce qui contribue à créer un effet dissuasif et à réduire l’espace civique dans le pays », a déclaré Agnès Callamard.

Les Fournisseurs du Système de gestion des interceptions légales

Les bases de données commerciales sur les plateformes à abonnement ont permis à Amnistie internationale de découvrir que ce sont une entreprise allemande, Utimaco, et une entreprise émirienne, Datafusion, qui ont fourni la plupart des technologies permettant au LIMS de fonctionner au Pakistan. Le LIMS d’Utimaco permet aux autorités de passer au crible les données des abonné·e·s des entreprises de télécommunications, qui sont ensuite rendues accessibles au moyen du Centre de surveillance nouvelle génération (McNG) de Datafusion.

Toute personne résidant au Pakistan et utilisant Internet peut faire l’objet d’une surveillance de masse ciblée au moyen du LIMS, qui permet d’intercepter la situation géographique d’un téléphone, les appels téléphoniques et les SMS dès qu’un numéro de téléphone est enregistré dans le système à la demande d’agent·e·s de l’État, notamment les agent·e·s du service d’espionnage, l’ISI.

De plus, les agent·e·s de l’État qui utilisent le LIMS peuvent voir le contenu d’un site Internet si celui-ci est consulté par une personne résidant au Pakistan, quelle qu’elle soit, via le HTTP (le mode d’accès non crypté à un site Internet). En cas d’accès via le HTTPS, l’opérateur ou l’opératrice saura uniquement, grâce aux métadonnées, quel est le site Internet consulté, mais il ou elle ne verra pas le contenu crypté.

« Étant donné que le déploiement et l’utilisation des technologies de surveillance de masse au Pakistan se font sans garanties techniques ni juridiques, le LIMS est en pratique un outil de surveillance illégale et non ciblée, qui permet au gouvernement d’espionner à tout moment plus de quatre millions de personnes », a déclaré Jurre van Bergen.

Le pare-feu national chinois, également appelé WMS 2.0

Sur la base des recherches existantes et des bases de données commerciales, Amnistie internationale a découvert que la première version du WMS avait été installée au Pakistan en 2018 au moyen d’une technologie fournie par une entreprise canadienne, Sandvine, devenue AppLogic Networks. Amnistie internationale a baptisé cette version WMS 1.0.

Amnistie internationale a retrouvé Sandvine dans les données commerciales dès l’année 2017 et a constaté qu’elle avait expédié du matériel à au moins trois entreprises pakistanaises qui ont toutes travaillé pour le gouvernement pakistanais. L’une de ces entreprises est Inbox Technologies et les deux autres découvertes par Amnistie internationale au cours de son enquête sont SN Skies Pvt Ltd et A Hamson Inc.

Grâce à une fuite de données communiquées aux collaborateurs et appelées par Amnistie internationale les « données Geedge », l’organisation a aussi découvert que le WMS 1.0 avait ensuite été remplacé au moyen de nouvelles technologies produites par l’entreprise chinoise Geedge Networks, en 2023. Cette version a été appelée le WMS 2.0.

L’installation et la mise en service du WMS 2.0 au Pakistan ont été rendues possibles grâce à des logiciels ou du matériel fournis par deux autres entreprises : Niagara Networks, basée aux États-Unis, et Thales, basée en France.

Amnistie internationale estime que la technologie fournie par Geedge Networks est une version commercialisée de la « Grande Muraille numérique » chinoise, un outil exhaustif de censure étatique développé et déployé en Chine, et désormais également exporté vers d’autres pays.

Absence de réglementation, de contrôle et de transparence

Sur les 20 entreprises contactées par Amnistie internationale, seules Niagara Networks, basée aux États-Unis, et AppLogic Networks (anciennement Sandvine), basée au Canada, ont répondu à nos questions. Leurs réponses sont intégrées dans le rapport. Datafusion Systems et Utimaco ont répondu aux questions envoyées par Amnistie internationale en octobre 2024 dans le cadre de ses recherches, et leurs réponses sont reflétées dans le rapport, mais ces entreprises n’ont pas répondu aux courriers ultérieurs détaillant les conclusions du rapport.

Amnistie internationale a également contacté neuf entités gouvernementales. L’Office fédéral allemand des affaires économiques et du contrôle des exportations (BAFA) et le Bureau canadien de contrôle du commerce ont accusé réception de notre courrier, mais n’ont pas répondu à nos questions. Le gouvernement pakistanais n’a répondu à aucune de nos lettres.

Des entreprises et plusieurs pays, comme la Chine et les Émirats arabes unis, ainsi que des pays de l’UE et d’Amérique du Nord, ont continué à manquer à leur obligation de réglementer, contrôler et assurer la transparence pour les exportations de technologies de surveillance qui ont des conséquences nuisibles sur les droits humains, notamment au Pakistan.