Irak. Six ans après le mouvement Tishreen, les militant·e·s sont persécutés et la liberté d'expression est en péril

Six ans après les manifestations nationales d'octobre 2019, connues sous le nom de mouvement Tishreen, les autorités irakiennes continuent de persécuter les militant·e·s et les manifestant·e·s, alors qu’elles n’ont pas rendu justice ni mis en œuvre l’obligation de rendre des comptes pour les centaines d’homicides et les mutilations infligées à des milliers de manifestant·e·s par les forces de sécurité et les milices, et n’ont toujours pas révélé le sort réservé aux personnes « disparues » ni le lieu où elles se trouvent, a déclaré Amnistie internationale le 1er octobre 2025.
Des jeunes qui avaient participé aux manifestations de Tishreen ont été tués, blessés ou victimes de disparitions forcées aux mains des forces de sécurité ou des milices, simplement pour avoir exprimé leur opinion. Les gouvernements successifs ont annoncé la création de nombreuses commissions d'enquête chargées d'examiner ces crimes commis pendant et après Tishreen, mais à ce jour, aucune conclusion n'a été rendue publique. Alors qu'au moins 2 700 poursuites pénales ont été engagées, rares sont ceux qui ont comparu devant un juge, et justice n'a quasiment pas été rendue, de nombreuses condamnations ayant été annulées.
À l'impunité bien ancrée pour les violations commises pendant les manifestations s’ajoute aujourd’hui une répression croissante de l'espace civique, marquée par la restriction de la liberté d'expression et de réunion pacifique. Depuis 2019, les jeunes qui ont participé aux manifestations endurent l'exil, le handicap, la perte d'emploi et une répression implacable.
Les milices et les forces de sécurité ont lancé ce que beaucoup qualifient de « campagne de représailles » contre les militant·e·s, forçant des dizaines d'entre eux à se cacher ou à s'exiler, ou les jetant derrière les barreaux. Elles continuent de perquisitionner leurs domiciles sans mandat, recourent fréquemment à la violence et harcèlent leurs proches. Dans le même temps, les atteintes à la liberté d'expression s'aggravent et le ministère de l'Intérieur a procédé cette année à des dizaines d'arrestations dans le cadre de la répression contre les « contenus indécents ».
« Il est révoltant de constater que six ans après le mouvement Tishreen, les autorités irakiennes persécutent et intimident les militant·e·s et leurs familles, tandis que les auteurs des meurtres, assassinats et disparitions forcées courent toujours. Cela anéantit toute perspective de justice, de vérité et de réparation pour les crimes relevant du droit international imputables aux forces de sécurité et aux milices affiliées pendant et après les manifestations, a déclaré Razaw Salihy, chercheuse sur l'Irak à Amnistie internationale.
« La liberté d'expression est attaquée de toutes parts. Les militant·e·s et les manifestant·e·s risquent leur vie et celle de leur famille en s'exprimant. Les autorités doivent répondre aux demandes et tenir les promesses faites depuis longtemps : rendre justice et cesser de persécuter et de tuer les Irakiennes et les Irakiens qui revendiquent leurs droits fondamentaux. »
« On aurait dit qu’ils étaient venus arrêter un terroriste »
Plusieurs militants contraints de se cacher en raison de mandats d'arrêt émis dans leurs villes natales ont déclaré que les forces de sécurité avaient effectué à plusieurs reprises des descentes au domicile familial et harcelé leurs proches afin de les pousser à sortir de la clandestinité.
Amnistie internationale a connaissance du cas d’un militant qui se cachait et est retourné dans sa ville natale dans l'espoir que les fréquentes perquisitions menées par les forces de sécurité au domicile de sa famille se feraient plus rares ou cesseraient. Il a par la suite été condamné à six mois de prison sur la base de fausses accusations de violences lors de manifestations, puis acquitté à la faveur d’un accord conclu grâce à ses relations tribales, ce qui dans la pratique revenait à verser un pot-de-vin.
Plusieurs militants de Bagdad, Nassiriya et d'autres gouvernorats qui ont participé à des manifestations et sont partis se cacher en dehors de leur ville d'origine ont déclaré craindre d'être envoyés dans d'autres régions d'Irak où ils font, comme d'autres manifestants, l’objet d’inculpations.
Yassin Majed Shehab, militant âgé de 25 ans, a été arrêté le 25 septembre 2025 après être brièvement sorti de sa cachette pour rendre visite à ses parents malades à Bagdad. Il avait participé au mouvement Tishreen et avait ensuite pris part à de nombreuses manifestations afin de réclamer justice pour les morts et les victimes de disparitions forcées, tout en critiquant les autorités sur les réseaux sociaux.
Sa famille a raconté à Amnistie internationale :
« Il est arrivé vers 20 heures mercredi [24 septembre]. Vers 3 heures du matin [le 25 septembre], une importante force d'intervention est arrivée : police locale, services de renseignement et forces de sécurité. On aurait dit qu’ils étaient venus arrêter un terroriste. Des hommes armés ont enfoncé la porte à coups de pied avant que les femmes n’aient eu le temps de se couvrir. La sœur enceinte de Yassin a été frappée à la tête lorsqu'elle a tenté de le protéger. Ils ont battu Yassin, l'ont traîné dehors et ont menacé d’embarquer d'autres membres de la famille si nous posions des questions. Ils brandissaient leurs armes et n'ont présenté aucun mandat d'arrêt. Ils ont dit qu'ils le conduisaient à la Direction du renseignement. Nous y sommes allés le lendemain, mais ils nous ont répondu qu'il n'était pas là. »
Arrestations à Nassiriya : « Il s’agit de représailles pour Tishreen »
À Nassiriya, dans le gouvernorat de Thi Qar, dans le sud de l'Irak, les militants et leurs familles sont victimes de représailles incessantes : perquisitions, actes de harcèlement et arrestations en vertu de mandats « en suspens », dont certains comportent des accusations passibles de la peine de mort. Cette campagne s'est durcie après la nomination d'un nouveau chef de la police en octobre 2024.
Selon le directeur d'une ONG locale, ce qui s'est passé à Nassiriya était une « campagne de représailles », et le nouveau chef de la police a immédiatement annoncé son intention d'exécuter 400 mandats d'arrêt « en suspens » ou non appliqués, alors que les militants pensaient qu’ils étaient devenus caducs en 2020.
Amnistie internationale s'est entretenue avec plusieurs militants de Nassiriya qui se cachent en raison de mandats d'arrêt non exécutés émis à leur encontre en 2020 pour leur participation à des manifestations à Nassiriya.
L’un d’entre eux a déclaré que les forces de sécurité avaient attaqué le domicile familial en décembre 2020 :
« Ils ont amené avec eux des membres de Saraya al Salam [une faction des Unités de mobilisation populaire], n'avaient pas de mandat d'arrêt et n’ont donné aucun motif justifiant l'interpellation. Ce sont les mêmes mandats d'arrêt qu'ils utilisent aujourd'hui pour nous traquer [et qui n'avaient pas été présentés à l'époque]. Il s’agit de représailles pour Tishreen. Nous voulions du changement, pas le pouvoir politique. Nous voulions un Irak meilleur et le respect de l'état de droit... Ce sont eux [les milices] qui tuent, terrorisent et font disparaître des gens, mais c'est nous qui sommes accusés de déstabiliser l'Irak. »
Dans un cas, le 8 mars 2025, les forces de sécurité ont arrêté un militant à Nassiriya. Le 13 avril, il a été condamné à 15 ans de prison en vertu du Code pénal pour le meurtre présumé d'un manifestant en 2020. Selon sa famille et des militants qui se sont entretenus avec Amnistie internationale, ces accusations ont été forgées de toutes pièces et les témoignages extorqués sous la torture. Ils ont affirmé qu'il avait été arrêté en raison de son rôle dans l'organisation de manifestations, notamment celles de Tishreen, depuis 2019.
Un autre militant a déclaré : « Ils l'ont torturé jusqu'à ce qu'il " avoue ". Lorsqu'il s'est rétracté, il a été libéré. Ses accusateurs ont alors fait appel, et il purge désormais une peine de 15 ans. »
Amnistie internationale n'a pas pu consulter ni examiner les documents judiciaires relatifs à cette affaire.
Le même mois, les forces de sécurité ont de nouveau fait irruption au domicile familial avec balles réelles et grenades fumigènes, dans le but d'arrêter le frère cadet du militant ; ils ont finalement interpellé son père. Celui-ci a été libéré quelques jours plus tard, affirmant avoir été roué de coups pendant les interrogatoires qui portaient sur le lieu où se trouvait son fils. Amnistie internationale a examiné des photos montrant des ecchymoses au niveau de son ventre et de sa tête.
Amnistie internationale a examiné un mandat d'arrêt délivré le 1er janvier 2025 par l'autorité judiciaire de la cour d'appel de Thi Qar à l'encontre du frère cadet, accusant le militant d'avoir « délibérément contribué » à endommager des biens publics ou appartenant à l'État dans l'intention de renverser le régime constitutionnel, en vertu de l'article 197(4) du Code pénal, une infraction passible de la peine de mort.
Ce militant, toujours dans la clandestintié, a indiqué : « Toute ma famille à Nassiriya est en danger. Ma sœur doit être escortée pour se rendre à l'université, car nous recevons des menaces incessantes. Nous craignons qu'elle ne soit kidnappée, blessée, violée. Mon père subit des actes de harcèlement et d’intimidation sur son lieu de travail. Je continue de me cacher et ils [les milices] nous surveillent. Tout cela parce que ma famille et moi-même refusons d'être achetés. Parce que j'ai pris la parole et participé à des manifestations. »
« Six ans après, il est grand temps que les autorités irakiennes brisent le cercle vicieux de l'impunité. Elles doivent cesser de réprimer la liberté d'expression et de réunion pacifique, et rendre publiques les conclusions de l'enquête qu'elles assurent avoir menée sur les violations commises dans le contexte du mouvement Tishreen et dans les années qui ont suivi », a déclaré Razaw Salihy.
Complément d’information
Ces dernières années, les autorités irakiennes ont encore restreint l'espace civique. Le ministère de l'Intérieur a procédé à des dizaines d'arrestations de créateurs et créatrices de contenus sur les réseaux sociaux invoquant des « contenus indécents », et les tribunaux ont condamné des dizaines d’entre eux à payer des amendes ou à purger des peines de prison en vertu de divers articles du Code pénal, bien que le type de « contenu » considéré comme indécent demeure flou. En outre, le Parlement a tenté d'adopter des lois restrictives sur la liberté d'expression, les manifestations pacifiques et les activités des ONG.