Dix ans après le soulèvement, des membres de milices violentes échappent toujours à la justice et sont même récompensés
Dix ans après le renversement de Mouammar Kadhafi, la justice n’a toujours pas été rendue aux victimes de crimes de guerre et de graves atteintes aux droits humains, notamment d’homicides illégaux, de disparitions forcées, d’actes de torture, de déplacements forcés et d’enlèvements, commis par des milices ou des groupes armés, a déclaré Amnistie internationale le 17 février 2021. Les autorités libyennes ont promu et légitimé des chefs de milices responsables d’actes de violence odieux, au lieu d’assurer l’obligation de rendre des comptes et l’octroi de réparations pour les atteintes commises tant depuis la chute de Mouammar Kadhafi que sous son régime.
Les manifestations qui ont éclaté en février 2011 ont été violemment réprimées et se sont vite transformées en un conflit armé qui, à la suite de la campagne de frappes aériennes menée par l’OTAN, s’est soldé par la chute de Mouammar Kadhafi. Depuis, la Libye a sombré dans le non-droit et l’impunité pour les crimes de guerre commis par des milices et groupes armés rivaux. Les gouvernements libyens successifs se sont engagés à assurer le respect de l’état de droit et des droits humains, mais aucun n’est parvenu à contrôler les responsables de ces agissements.
« Depuis dix ans, l’obligation de rendre des comptes et la justice ont été sacrifiées en Libye au nom de la paix et de la stabilité. Pourtant ni l’une ni l’autre n’a été atteinte. Au lieu de cela, les responsables d’atteintes aux droits humains ont bénéficié d’une impunité totale, ont intégré des institutions de l’État et ont été traités avec respect », a déclaré Diana Eltahawy, directrice régionale adjointe pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient à Amnistie internationale.
« À moins que les responsables d’atteintes aux droits humains ne soient traduits en justice, au lieu d’être récompensés avec des postes de pouvoir, la violence, le chaos, les atteintes systématiques aux droits humains et les souffrances sans fin des civil·e·s qui caractérisent la Libye depuis la chute de Mouammar Kadhafi se poursuivront avec la même intensité. »
Depuis 2014, la Libye est fragmentée entre deux entités rivales qui se disputent la légitimité, la gouvernance et le contrôle territorial. Des négociations menées sous l’égide des Nations unies ont conduit à l’annonce d’un nouveau gouvernement d’union nationale le 6 février 2021, qui est chargé d’organiser des élections nationales en Libye plus tard cette année.
« Nous appelons toutes les parties au conflit en Libye et le nouveau gouvernement d’union nationale à veiller à ce que les personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes au regard du droit international ne se voient pas attribuer des postes leur permettant de continuer de commettre des atteintes et de maintenir l’impunité. Les personnes accusées de crimes de guerre doivent être suspendues immédiatement des postes à responsabilité, dans l’attente des conclusions d’enquêtes indépendantes et efficaces », a déclaré Diana Eltahawy.
Promotion d’un chef de milice responsable d’homicides illégaux et de torture
Depuis la chute de Mouammar Kadhafi, les gouvernements successifs ont intégré des milices aux ministères de la Défense et de l’Intérieur ou en ont fait des entités séparées dépendant de la présidence, et les ont officiellement employées.
En janvier, le Conseil présidentiel du gouvernement d’union nationale basé à Tripoli a nommé Abdel Ghani al Kikli, également connu sous le nom de Gheniwa, chef milicien de la Force centrale de sécurité d’Abou Salim, à la tête d’une nouvelle entité nommée Autorité de soutien à la stabilité, qui relève directement de la présidence.
Depuis 2011, Gheniwa est devenu l’un des plus puissants chefs de milice de Tripoli, dans le quartier d’Abou Salim, l’un des quartiers les plus peuplés de la ville.
Avec ce nouveau poste, Gheniwa et son agence bénéficieront de pouvoirs vastes et vagues, notamment en matière d’application des lois, leur permettant entre autres d’arrêter des personnes dans le cadre d’affaires liées à la « sécurité nationale ». Pourtant, Amnistie internationale a recensé depuis 10 ans des crimes de guerre et d’autres graves atteintes aux droits humains commises par les forces sous son commandement.
Le gouvernement d’union nationale a donné une légitimité et un salaire à la milice de Gheniwa dès 2016, en l’intégrant à son ministère de l’Intérieur, ce qui a permis des homicides illégaux, des enlèvements et des actes de torture, notamment des violences sexuelles contre des femmes détenues.
Au titre du droit international, un commandant militaire peut être tenu responsable des crimes commis par ses subordonnés s’il a connaissance de ces crimes ou s’il aurait dû en avoir connaissance et s’il ne les empêche pas ou ne les sanctionne pas.
Impunité généralisée
Gheniwa et ses forces d’Abou Salim ne sont pas les seuls à avoir été récompensés en dépit de leur bilan déplorable en matière de droits humains.
Haitham al Tajouri, qui a dirigé la Brigade des révolutionnaires de Tripoli, une milice impliquée dans des détentions arbitraires, des disparitions forcées et des actes de torture, a été nommé adjoint de Gheniwa en janvier 2021.
À Tripoli, les Forces spéciales de dissuasion (Radaa), placées sous le commandement d’Abdel Raouf Kara, ont été intégrées au ministère de l’Intérieur en 2018, avant d’être rattachées au Conseil présidentiel en septembre 2020 par le gouvernement d’union nationale. Amnistie internationale et d’autres organismes, notamment les Nations unies, ont recueilli des éléments attestant de l’implication des Forces spéciales de dissuasion dans des enlèvements, des disparitions forcées, des actes de torture, des homicides illégaux, du travail forcé, des atteintes à la liberté d’expression et des violences contre des femmes et des personnes LGBTQ+.
En septembre 2020, le gouvernement d’union nationale a également promu Emad al Trabulsi, qui dirigeait l’Agence de sécurité publique, au poste de directeur adjoint du renseignement, alors que la milice a été impliquée dans des crimes contre des migrant·e·s et des réfugié·e·s, notamment des disparitions forcées.
Les gouvernements successifs n’ont en outre pas traduit en justice les membres de milices de Misratah responsables de crimes de guerre, notamment d’attaques contre des civil·e·s, comme l’attaque de 2011 contre la ville de Tawergha, qui a entraîné le déplacement forcé d’environ 40 000 personnes. Des milices de Misratah ont également soumis des habitant·e·s de la région à des arrestations arbitraires, des homicides illégaux, des actes de torture, dont certains ont entraîné la mort de détenu·e·s, et des disparitions forcées.
Les Forces armées arabes libyennes, un groupe armé contrôlant la majeure partie de l’est et du centre de la Libye, n’a pas arrêté le chef de milice Mahmoud al Werfalli, recherché par la Cour pénale internationale (CPI) pour l’homicide de 33 personnes, et l’a au lieu de cela promu au poste de lieutenant de la brigade Al Saiqa. Plusieurs autres personnes faisant l’objet d’un mandat d’arrêt de la CPI pour des accusations de crimes contre l’humanité ou faisant l’objet de sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU en raison de leur implication dans des affaires de traite des êtres humains sont toujours en fuite ou ont même combattu aux côtés du gouvernement d’union nationale ou des Forces armées arabes libyennes.
Les Forces armées arabes libyennes ont également continué à protéger des dirigeants de la Neuvième Brigade, également connue sous le nom de « Forces al Kaniat », en dépit de leur implication dans des massacres et des enfouissements de corps dans des fosses communes, des actes de torture et des enlèvements dans la ville de Tarhuna.
Des États tiers ont également continué d’entraver l’obligation de rendre des comptes. Par exemple, l’Égypte a protégé, jusqu’à sa mort en février 2021, Al Tuhamy Khaled, le chef de la sécurité de l’époque du régime de Mouammar Kadhafi, recherché par la CPI. La Turquie, la Russie, les Émirats arabes unis et l’Égypte ont enfreint l’embargo sur les armes en direction de la Libye imposé par l’ONU.
En juin 2020, avec le soutien du gouvernement d’union nationale, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a adopté une résolution établissant une mission d’établissement des faits chargée d’enquêter sur les violations du droit international relatif aux droits humains et du droit international humanitaire commises par toutes les parties au conflit en Libye.
« L’obligation de rendre des comptes doit être un élément central du processus politique en Libye. Toutes les parties au conflit doivent écarter de leurs rangs les responsables présumés de crimes de guerre ou d’atteintes aux droits humains, et coopérer pleinement avec la mission d’établissement des faits de l’ONU. La communauté internationale doit également veiller à ce que la mission dispose des ressources suffisantes, du soutien administratif et du temps nécessaires pour mener à bien son travail », a déclaré Diana Eltahawy.
L’impunité s’est profondément ancrée ces 10 dernières années. Une loi de 2012 a offert une immunité totale aux membres de milices pour des actes commis dans le but de « protéger la révolution du 17 février ». Le système judiciaire libyen reste dysfonctionnel et inefficace, les juges et les procureurs risquant d’être assassinés et enlevés pour avoir fait leur travail.
L’obligation de rendre des comptes n’est toujours pas assurée pour les crimes commis sous le régime de Mouammar Kadhafi, notamment pour le massacre des détenus de la prison d’Abou Salim en 1996. Les efforts en vue d’amener les anciens hauts responsables du régime de Mouammar Kadhafi à rendre des comptes ont été entachés d’atteintes au droit à un procès équitable, d’actes de torture et d’autres mauvais traitements et de disparitions forcées.