Le décret prévoyant l’intégration des forces Radaa à un nouvel appareil sécuritaire ne garantit pas l’obligation de rendre des comptes
Les mesures du gouvernement d’union nationale (GUN) visant à intégrer des milices et des groupes armés au secteur de la sécurité ne doivent pas ignorer les graves violations des droits humains que ces groupes ont commis, a déclaré Amnistie internationale. La dernière tentative du GUN d’intégrer les Forces spéciales de dissuasion (Radaa), une milice payée par le gouvernement, à un nouvel appareil sécuritaire donnera à cette milice les moyens de commettre d’autres violations, à moins que cette mesure ne soit accompagnée de mécanismes solides de contrôle, de surveillance et d’obligation de rendre des comptes.
Le 7 mai, le Conseil présidentiel du GUN a publié le décret n° 555, qui dissout les forces Radaa, une milice basée à Tripoli et également connue sous le nom de Forces spéciales de dissuasion, et les intègre à une nouvelle force de sécurité appelée Service dissuasif de lutte contre le crime organisé et le terrorisme (DACOT). Au titre de l’article 13 de ce décret, tous les membres des forces Radaa ainsi que leurs biens, notamment les armes et les équipements, seront intégrés au DACOT.
Des milices concurrentes libyennes s’affrontent de façon sporadique et ont agi en dehors du cadre de la loi. Il est donc clairement nécessaire d’unifier le secteur de la sécurité pour mieux assurer la sécurité de la population libyenne, a déclaré Amnistie internationale. Mais intégrer aveuglément les membres des milices aux forces de sécurité institutionnalisées sans garantir l’obligation de rendre des comptes pour les atteintes commises par le passé crée un risque que ces violations se poursuivent, a ajouté l’organisation. Le GUN doit retirer ce décret si des mécanismes efficaces de contrôle et d’obligation de rendre des comptes ne sont pas mis en place, a déclaré l’organisation. Amnistie internationale a recueilli des informations faisant état de graves atteintes aux droits humains commises par des membres des forces Radaa, notamment des enlèvements, des détentions arbitraires, des actes de torture et d’autres formes de violence. Les forces Radaa étant une force de sécurité officiellement reconnue, le GUN paie depuis des années les salaires de tous les membres et leur a fourni de l’équipement et des uniformes. Il n’a cependant presque rien fait pour veiller à ce que leurs actions fassent l’objet d’un contrôle judiciaire.
Le GUN doit veiller à ce que le bureau du procureur puisse jouer son rôle et enquêter sur les allégations d’atteintes commises par des membres de groupes armés, notamment ceux affiliés au GUN. Tant que les procureurs ne pourront pas mener des enquêtes indépendantes et efficaces sur les plaintes déposées contre des membres des forces Radaa et de toutes les milices et superviser leurs prisons et centres de détention, ce cycle d’impunité et de violations continuera, a déclaré Amnistie internationale.
Enlèvements contre rançon
Les forces Radaa procèdent régulièrement à des arrestations arbitraires et enlèvent des personnes chez elles ou sur leur lieu de travail. Selon des recherches d’Amnistie internationale, les victimes seraient ciblées en raison de leur région d’origine, de leurs opinions politiques supposées, de leur profession ou de leur richesse supposée dans le but de leur extorquer des rançons en liquide.
Par exemple, le 14 juillet 2017, des membres des forces Radaa masqués ont enlevé Fathi, un rédacteur de 55 ans, à son bureau dans le quartier de Ben Achour à Tripoli, et l’ont maintenu en détention pendant 45 jours à la prison de Mitiga, dans la banlieue est de Tripoli. Fathi est décédé peu de temps après avoir été libéré. Son frère, Tayeb, a déclaré à Amnistie internationale que pendant que Fathi était en prison, sa famille avait contacté le procureur, qui avait rédigé une lettre adressée aux forces Radaa et autorisant ses proches à lui rendre visite. « Bien que le procureur nous ait donné cette lettre, les forces Radaa ont empêché ma mère d’entrer quand elle a voulu lui rendre visite », a déclaré Tayeb.
Trois semaines plus tard, les forces Radaa ont autorisé la femme de Fathi à rendre visite à son mari. Lorsqu’elle l’a vu, il lui a demandé son chéquier et a ensuite fait un chèque de 195 000 dinars libyens à l’ordre d’un membre des forces Radaa. Fathi a été libéré trois jours plus tard, mais il était malade et épuisé. Pendant sa détention, les forces Radaa ont privé Fathi de ses médicaments pour le diabète. Son médecin a dit à sa famille que cela avait contribué à sa mort, moins de trois mois plus tard.
Enlèvements destinés à intimider les détracteurs
Les forces Radaa ont parfois également eu recours à des enlèvements pour exercer une pression politique sur les opposants. Le 8 septembre 2017, des hommes masqués et armés de ce groupe ont effectué une descente au domicile familial d’Ibrahim Jadhran, ancien chef de la Garde des installations pétrolières et personnalité politique de premier plan.
Ces hommes ont capturé six membres de la famille d’Ibrahim Jadhran : deux hommes, deux femmes, un enfant de trois ans et un bébé de trois mois. Les forces Radaa ont libéré les femmes et les enfants dix jours plus tard, mais ont maintenu les deux hommes en détention à la prison de Mitiga, sans inculpation et sans qu’ils puissent voir leur famille ou consulter des avocats.
Khaled Jadhran, dont le frère Fares faisait partie des personnes arrêtées ce jour-là, a déclaré à Amnistie internationale qu’il avait parlé à des personnes qui ont été détenues à la prison de Mitiga et qui lui ont dit : « Ils sont détenus dans des conditions inhumaines. Les cellules sont surpeuplées. Ils n’ont presque pas d’eau et de nourriture. Les conditions sanitaires sont terribles. »
Khaled Jadhran a déclaré que sa famille s’était adressée au bureau du procureur pour demander de l’aide. Celui-ci a d’abord dit qu’il ne pouvait rien faire, mais a finalement fourni à la famille une lettre adressée aux forces Radaa et demandant le transfert des détenus au bureau du procureur pour qu’une enquête soit menée.
« Nous avons envoyé un avocat voir [les forces Radaa]. Il leur a demandé l’autorisation de s’entretenir avec les détenus, mais des membres du groupe lui ont dit de partir et l’ont menacé de l’emprisonner avec les détenus s’il revenait, » a déclaré Khaled Jadhran à Amnistie internationale.
Les forces Radaa ont également eu recours à des enlèvements pour intimider et menacer des personnes critiquant les milices et les groupes armés. Alaa, un ancien résident de Tripoli, critiquait activement sur Facebook l’emprise de la milice sur la ville. Il a déclaré à Amnistie internationale au téléphone depuis le pays où il demande actuellement l’asile que les forces Radaa l’avaient enlevé le 4 décembre 2017 et l’avaient conduit à la prison de Mitiga, où il avait été détenu et frappé à plusieurs reprises pendant 15 jours, jusqu’à ce qu’il signe une déclaration dans laquelle il s’engageait à ne plus critiquer le groupe sur les réseaux sociaux.
« Le jour où ils m’ont libéré, ils m’ont fait signer un document dans lequel je m’engageais à ne plus jamais m’exprimer sur les réseaux sociaux, » a dit Alaa à Amnistie internationale. « Ils m’ont dit que si je disais quoi que ce soit, même en passant, ils auraient ma peau. »
Complément d’information
Les Forces spéciales de dissuasion (Radaa) ont été créées par le décret n° 224 de 2013 du Conseil des ministres. Elles dépendent du ministère de l’Intérieur et sont chargées d’assurer la sécurité et de lutter contre le crime à Tripoli. Ce groupe est dirigé par Abdel Rauf Kara, qui s’identifie comme un partisan de la doctrine salafiste madkhaliste. En 2014, les forces Radaa étaient devenues l’une des plus grandes et des plus puissantes milices de Tripoli, et elles agissaient en pratique comme une force de sécurité de la ville. Elles ont arrêté des personnes soupçonnées de trafic illicite, de vente d’alcool ou de stupéfiants, d’appartenance au groupe armé État islamique (EI), ou d’infractions commises au nom de groupes armés rivaux.
En 2016, les forces Radaa ont soutenu le GUN, et l’année suivante, elles ont encore renforcé leur pouvoir en prenant le contrôle du site de Mitiga, où se trouvent la plus grande prison de l’ouest de la Libye et le seul aéroport en activité de Tripoli. Dans un rapport publié en avril 2018, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies a indiqué que la plupart des quelque 2 600 hommes, femmes et enfants emprisonnés dans cette prison étaient détenus sans avoir fait l’objet d’une procédure judiciaire et que de nombreuses personnes étaient mortes dans des circonstances violentes et avaient été torturées et privées de leur traitement médical par leurs geôliers.