• 24 jan 2020
  • Liban
  • Communiqué de presse

Liban. Le nouveau gouvernement doit immédiatement refréner les forces de sécurité après une fin de semaine de violences

  • Au moins 409 manifestants blessés dans les affrontements entre manifestants et forces de sécurité à Beyrouth les 18 et 19 janvier.
  • Les forces de sécurité ont tiré dans le but de blesser et ont blessé grièvement des manifestants à la tête, au visage, au menton et à la bouche. Au moins trois manifestants ont été touchés directement à l’œil par des balles en caoutchouc. 
  •  Deux manifestantes ont déclaré que des policiers les avaient menacées de viol.

L’usage illégal de balles en caoutchouc par les Forces de sécurité intérieure (FSI) a fait des centaines de blessés, parfois graves, parmi les manifestants lors d’un week-end parmi les plus violents depuis le début des manifestations au Liban, a déclaré Amnistie internationale le 23 janvier 2020. Le mouvement de contestation étant susceptible de se poursuivre dans les semaines à venir, le gouvernement libanais nouvellement formé doit en priorité s’atteler à contrôler les forces de sécurité et à enquêter sur le recours illégal et excessif à la force, les passages à tabac, les menaces de viol et les arrestations arbitraires de manifestants, dans le but de prévenir de nouvelles violences.

Amnistie internationale s’est entretenue avec 13 témoins, dont deux médecins, a passé en revue des dizaines d’images et de vidéos corroborant les témoignages et les conclusions, et a analysé des déclarations officielles concernant ces événements. 

D’après les éléments de preuve recueillis, la police antiémeutes des FSI a utilisé illégalement des balles en caoutchouc à faible distance, ainsi que des canons à eau, des gaz lacrymogènes et des matraques, dans le but de disperser les manifestants à Beyrouth samedi et dimanche derniers. La police a arrêté de manière arbitraire des dizaines de manifestants et au moins deux femmes ont confirmé à Amnistie internationale que des policiers les avaient menacées de viol. La Croix-Rouge libanaise a annoncé qu’au moins 409 manifestants ont été blessés au cours de ces deux nuits, lors d’affrontements entre policiers antiémeutes et manifestants.

« Le niveau de violence policière constaté samedi et dimanche était sans précèdent et témoigne d’une escalade manifeste de la part des autorités. Lors des deux nuits les plus violentes depuis que les manifestations ont éclaté au Liban il y a bientôt 100 jours, les forces de sécurité ont tiré des balles en caoutchouc sur les manifestants, visant le haut du corps, et utilisé des gaz lacrymogènes et des canons à eau à bout portant, causant des préjudices, a déclaré Heba Morayef, directrice régionale pour l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient à Amnistie internationale.

« Le nouveau ministre de l’Intérieur doit immédiatement contenir les Forces de sécurité intérieure (FSI) et leur ordonner d’agir conformément aux normes internationales et de respecter le droit de réunion. Face aux actes de violence d’une minorité de manifestants, il n’est aucunement justifié de disperser brutalement une manifestation, mais il faut apporter une réponse ciblée. Les autorités judiciaires ont un rôle crucial à jouer s’agissant d’enquêter sur les événements du week-end en vue de fournir des recours aux victimes et d’adresser un message fort : de telles violences ne seront pas tolérées. »

Au cours de la fin de semaine, le directeur général des FSI Emad Othman et la ministre de l’Intérieur par intérim Raya Haffar al Hassan ont affirmé que la force avait été employée en réponse aux actes « de violence et de vandalisme que des manifestants non pacifiques » menaient contre les membres des FSI et des biens publics et privés. D’après eux, 142 militaires ont été blessés du fait de ces actes dans la nuit du 18 janvier, dont sept officiers et trois blessés graves. Lors des manifestations du 18 janvier, la ministre Raya Haffar al Hassan a publié une déclaration appelant « les manifestants pacifiques » à quitter la place pour « éviter d’être blessés ».

Selon des témoins et des vidéos postées en ligne, quelques dizaines de manifestants ont lancé des pierres, des pétards, des panneaux de signalisation et des plantes en direction des policiers antiémeutes, dans le but de franchir les barricades et d’atteindre un site plus proche du Parlement. Cependant, comme l’a clarifié le rapporteur spécial de l'ONU sur le droit de réunion pacifique et d’association, le fait qu’une minorité de manifestants se livrent à des actes individuels de violence ne fait pas de toute une manifestation un événement non pacifique et ne justifie pas de la disperser par la force.

Le 18 janvier, la Croix-Rouge libanaise a prodigué des soins à 140 manifestants sur place et transféré 169 personnes à l’hôpital notamment pour asphyxie, blessures graves et fractures aux bras ou aux jambes. Le lendemain, elle a signalé 100 manifestants blessés.

Usage illégal des balles en caoutchouc

D’après des photos, des vidéos, des témoignages et des rapports médicaux examinés par Amnesty International, les policiers antiémeutes ont à maintes reprises tiré directement sur la foule, à hauteur de torse, et de nombreux blessés étaient touchés au niveau du haut du corps, particulièrement aux yeux, au cou, à la poitrine, à la partie supérieure du bras et à l’estomac. Dans certains cas, les policiers ont tiré sur les manifestants à bout portant, ce qui indique qu’ils tiraient pour blesser.

Aux termes des normes et des directives internationales sur le recours à la force, les balles en caoutchouc ne doivent être utilisées que de manière ciblée pour stopper des individus se livrant à des actes de violence contre des personnes, car elles peuvent causer des blessures graves. En vue de limiter le risque de blessure, elles ne doivent être tirées en règle générale qu’en direction de la partie inférieure du corps et ne doivent jamais être employées comme un moyen général de disperser une foule.

Michel Razzouk, 47 ans, a déclaré qu’il avait été touché à bout portant dans la nuit du 18 janvier, avant qu’un groupe de policiers antiémeutes ne se mette à le rouer de coups.

« J’ai senti quelque chose me frapper et je n’avais plus de souffle. Je me sentais écrasé par un poids énorme et ne comprenais pas ce qui se passait. Un type m’avait tiré directement dans l’estomac, il se trouvait à quatre ou cinq mètres. Je ne suis pas sûr que les autres policiers aient compris qu’il m’avait tiré dessus et ils ont commencé à me tabasser. Je me sentais paralysé, incapable de bouger. Alors j’ai réalisé que quelque chose clochait. Ils me disaient " Lève-toi, debout ", mais je ne pouvais pas. Ils m’ont frappé pendant environ 15 minutes avant de comprendre que quelque chose n’allait pas. »

Tandis qu’il était maintenu à terre et blessé, un policier a ordonné qu’il soit arrêté et emmené. Une équipe de la défense civile est intervenue et a fini par conduire Michel Razzouk à l’hôpital. Amnesty International a obtenu les images de la balle en caoutchouc qui a été retiré de son estomac, avec sa douille intacte, ce qui indique un tir à bout portant.

Un autre manifestant, Jean George Prince, a été blessé par une balle en caoutchouc le 18 janvier. Il a déclaré qu’il manifestait pacifiquement, près de l’hôtel Le Grey, lorsqu’il a été touché au visage par une balle en caoutchouc. Sa lèvre inférieure présentait une profonde lacération et il a dû subir une chirurgie réparatrice.

« Nous étions des manifestants pacifiques, formant une ligne devant la police antiémeutes. Nous n’avancions pas vers eux. Ils ne se trouvaient qu’à quatre ou cinq mètres… J’ai vu l’un d’entre eux viser et tirer directement sur les gens. J’ai vu un homme recevoir une balle juste à côté de moi. Puis j’ai été touché par un tir au visage qui m’a fait reculer. Nous étions trois blessés… J’ai plus de 50 points de suture à l’intérieur et à l’extérieur de la bouche et au menton, après quatre heures de chirurgie », a-t-il confié à Amnistie internationale.

Selon le récit d’une manifestante qui a préféré garder l’anonymat, elle manifestait le 19 janvier près de la place Nejmeh lorsqu’elle a vu un policier antiémeute la viser directement à bout portant. Alors qu’elle tentait de fuir, une balle en caoutchouc lui a déchiré l’oreille.

« Je me tenais là. Personne d’autre à mes côtés. Aucun autre manifestant ne se livrant  à des violences, aucun danger imminent. Je l’ai vu [le soldat] sortir de derrière un mur. Il m’a regardée dans les yeux et a pointé son arme sur moi… Une balle en caoutchouc a sifflé à mon oreille gauche. [Elle] m’a déchiré l’oreille et je n’entendais plus rien... Le côté gauche de mon visage est enflé également. Aux urgences et pendant qu’ils me suturaient l’oreille, deux membres des FSI sont entrés dans la pièce et ont demandé mon nom. J’ai refusé de répondre… Ils recueillaient les noms de tous les manifestants blessés admis à l'hôpital de l'université américaine. »

Amnistie internationale a aussi interrogé trois témoins qui ont signalé que des policiers antiémeutes leur ont tiré des balles en caoutchouc dessus, dans la nuit de samedi, alors qu’ils couraient dans la rue Gemmayzeh pour fuir la zone.

Un chirurgien [qui n’a pas souhaité révéler son identité], qui a pratiqué plusieurs opérations sur des manifestants blessés à l’hôpital de l’Hôtel-Dieu, a expliqué qu’ils avaient soigné quatre blessés touchés à la tête par des balles en caoutchouc, dont un qui a définitivement perdu la vue.

Arrestations, passages à tabac et menaces de viol

Le Comité des avocats pour la défense des manifestants au Liban a confirmé que les forces de sécurité ont arrêté au moins 43 manifestants dans la nuit du 18 janvier et les ont transférés au poste de police d’Hélou. Onze ont été libérés plus tard dans la nuit et les autres le lendemain matin. Les FSI ont gardé leurs téléphones portables, affirmant qu’une ordonnance judiciaire avait été émise à cet effet.

Le Comité des avocats a fait savoir sur les réseaux sociaux que les manifestants avaient été frappés lors de leur arrestation, pendant le transfert au poste et à l’intérieur du poste d’Hélou. Les policiers les auraient frappés avec leurs mains et à coups de matraques, les auraient insultés et menacés de violences physiques et sexuelles.

Sur une vidéo largement relayée sur les réseaux sociaux, on peut voir des policiers frapper des manifestants lorsqu’ils sortent du véhicule des FSI à l’intérieur du poste de police d’Hélou. Le responsable des FSI a promis d’ouvrir une enquête sur ces faits précis.

Amnistie internationale s’est entretenue avec une manifestante [qui a préféré garder l’anonymat], témoin de l’arrestation arbitraire de son ami dans la nuit de samedi, rue Pasteur à Beyrouth. Lorsqu’elle a demandé aux policiers où ils l’emmenaient, ils l’ont insultée et ont menacé de l’arrêter et de la violer.

Shatha Hassanieh, arrêtée samedi, a déclaré qu’elle se trouvait à Saïfi dans le centre de Beyrouth, lorsque des policiers antiémeutes l’ont arrêtée sans inculpation vers 20h30, avant de la relâcher quelques heures plus tard, à minuit et demi.

Shatha a raconté : « Je marchais aux côtés du policier, d’autres se sont approchés de manière agressive pour me faire peur et ont menacé de me frapper. L’un d’entre eux a dit " Ils vont te violer là-dedans ". Lorsque nous sommes arrivés au véhicule, je les ai vus frapper plusieurs manifestants arrêtés. » Elle a ajouté : « Au poste d’Hélou, je les ai vus frapper chaque manifestant qui descendait du véhicule. Ils m’ont gardé dans une pièce séparée pendant une demi-heure. Je ne voyais pas les autres détenus, mais je les entendais crier. »

« Les autorités doivent donner des ordres clairs et limpides pour stopper ce niveau élevé de violence de la part des forces de sécurité, principalement de la police antiémeutes, et amener les responsables de ces actes de violences à rendre des comptes sans délai, dans le cadre d’une procédure garantissant un recours effectif aux victimes. Si des investigations approfondies, indépendantes, transparentes et impartiales ne sont pas menées dans les meilleurs délais sur les violations des droits humains commises ce week-end, les mêmes faits risquent de se reproduire et d’envenimer une situation politique déjà explosive », a déclaré Heba Morayef.

Le 21 janvier 2020, Marta Hurtado, porte-paorle de la Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, a fait part de ses préoccupations quant à la multiplication des affrontements violents au Liban ces derniers jours et a demandé aux autorités de mener des investigations approfondies, indépendantes, transparentes et impartiales sur les allégations de violences policières.

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