La paralysie du système judiciaire et les amnisties générales alimentent l’impunité pour les crimes de guerre
Les autorités sud-soudanaises permettent à l’impunité de prospérer pour les graves violations des droits humains, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis depuis qu’un violent conflit a éclaté en décembre 2013, et n’ont engagé des poursuites que dans une seule affaire, écrit Amnistie internationale dans un nouveau rapport rendu public le 7 octobre 2019.
Intitulé “Do you think we will prosecute ourselves: No prospects for accountability in South Sudan”, ce document dévoile un système judiciaire paralysé par le manque d’indépendance. Les procureurs suivent les directives du pouvoir exécutif et, s’il n’y en a pas, s’abstiennent d’enquêter sur les crimes graves.
« De Djouba à Malakal, Wau, Bentiu et ailleurs encore, les civils sont victimes d’une longue liste de crimes monstrueux. Le gouvernement du Soudan du Sud réagit à coups de commissions d’enquête dont les rapports voient rarement le jour ; lorsqu’ils sont bien rendus publics, leurs conclusions passent largement sous silence les crimes imputables aux forces gouvernementales, a déclaré Joan Nyanyuki, directrice régionale d'Amnistie internationale pour l’Afrique de l’Est, la Corne de l’Afrique et les Grands lacs.
« Au regard de l’incapacité des autorités à poursuivre et à sanctionner les auteurs de crimes de droit international, commis par les forces gouvernementales comme par les groupes armés d’opposition, la population du Soudan du Sud a besoin d’un mécanisme judiciaire alternatif efficace. »
Actuellement, le président Salva Kiir peut confirmer ou rejeter les jugements rendus par les tribunaux militaires, ce qui lui donne de fait un pouvoir de veto sur des procédures judiciaires censées être indépendantes. Dans deux cas au moins, il a limogé les juges de tribunaux civils, en violation des lois sud-soudanaises.
En outre, les autorités réfutent généralement les informations crédibles impliquant les forces armées dans de graves violations des droits humains. Lorsque le président réagit en mettant sur pied une commission d’enquête, elle manque d’indépendance et d’impartialité et, hormis une exception notable, ne débouche pas sur des procès au pénal.
De nombreuses victimes avaient placé leurs espoirs de justice dans le tribunal hybride pour le Soudan du Sud (HCSS), que le gouvernement s’était engagé à créer lors de la signature de l’accord de paix de 2015 et de l’accord de paix revitalisé de 2018. Cependant, il n’a toujours pas vu le jour.
« Le gouvernement du Soudan du Sud se montre incapable ou réticent à agir face aux crimes commis depuis six ans. L’Union africaine (UA) doit donc fixer une date butoir pour qu’il signe les documents juridiques nécessaires à la création de ce tribunal hybride. Ce délai ne doit pas excéder six mois, a déclaré Joan Nyanyuki.
« S’il ne parvient pas à respecter ce délai, l’Union africaine devra établir unilatéralement un tribunal spécial pour le Soudan du Sud afin de créer un mécanisme impartial pouvant rendre justice aux très nombreuses victimes du conflit en cours. »
Le mirage des poursuites
En septembre 2018, un tribunal militaire a condamné 10 soldats des forces gouvernementales pour le meurtre d’un journaliste et le viol de travailleuses humanitaires à l’hôtel Terrain en juillet 2016. Ce sont pour l’instant les seules poursuites engagées pour des crimes commis durant le conflit – notons que si ce procès a eu lieu, c’est en grande partie grâce aux pressions des gouvernements étrangers désireux de garantir la sécurité de leurs ressortissants.
Toutefois, la procédure dans cette affaire a soulevé de vives préoccupations quant à son équité. En outre, aux termes de la législation sud-soudanaise, les tribunaux militaires ne sont pas compétents pour juger des crimes commis contre des civils. Ces crimes auraient donc dû être jugés par des juridictions civiles, conformément à la pratique internationale.
« Sans les pressions internationales et sans l’intervention des gouvernements dont les ressortissants ont été touchés par l’attaque à l’hôtel Terrain, il n’y aurait toujours pas un seul cas de poursuites dignes de ce nom pour les innombrables et effroyables violations des droits humains et crimes commis contre la population du Soudan du Sud depuis six ans », a déclaré Joan Nyanyuki.
Des amnisties qui barrent la route à la justice
Amnistie internationale a également noté le recours bien trop fréquent aux amnisties générales accordées par le président, ce qui piétine le droit international et prive les victimes de leurs droits à la vérité, à la justice et à des réparations.
Le 24 janvier 2014, le président Salva Kiir a créé une commission chargée d’enquêter sur les atteintes aux droits humains commises lors des affrontements qui ont éclaté à Djouba en décembre 2013. Il a reçu le rapport le 2 décembre 2014.
Ce rapport n’a jamais été rendu public et, le 24 février 2015, le président a accordé une amnistie générale à toutes les forces armées qui auraient été impliquées dans les crimes graves commis au cours de cette attaque.
L’impunité a une nouvelle fois prévalu en février 2016, lorsque des soldats ont pénétré de force sur le site de protection des civils de l’ONU de Malakal, agressant des personnes déplacées, faisant au moins 29 morts et 140 blessés, et détruisant 1 251 abris.
La présidence a constitué une nouvelle commission chargée d’enquêter sur cette attaque, dont le rapport ne faisait pas mention des violations commises par les forces gouvernementales et ne préconisait aucune mesure d’obligation de rendre des comptes pour les responsables d’homicides et autres crimes commis durant l’attaque.
À plusieurs reprises, des personnes faisant l’objet de sanctions de l’ONU pour leur rôle présumé dans des crimes relevant du droit international ont été promues au sein de l’armée ou se sont vues proposer des postes au sein du parti au pouvoir.
« Les auteurs des crimes odieux commis durant le conflit doivent rendre compte de leurs actes et être sanctionnés, au lieu d’être récompensés de la sorte », a déclaré Joan Nyanyuki.