Le gouvernement du Soudan du Sud empêche que justice soit rendue aux victimes de crimes contre l’humanité
Par Alice Banens
« Le parquet ne lancera jamais de poursuites contre le gouvernement puisqu’il est placé sous l’autorité de celui-ci. Il n’en ouvrira pas non plus contre les groupes d’opposition armés parce que ceux-ci opèrent trop loin [hors de la portée du système de justice], et dans les rares cas où ils se rendent à Djouba, ils le font dans le cadre d’arrangements politiques les mettant à l’abri des poursuites. »
C’est ainsi qu’un avocat du Soudan du Sud a décrit le système de justice lors de la mission de recherche d’Amnistie internationale dans le pays cette année. Rien n’est encore venu contredire son analyse.
Il n’existe à l’heure actuelle aucune perspective de justice au Soudan du Sud pour les crimes commis durant le conflit particulièrement brutal ayant débuté par des affrontements entre gouvernement et groupes d’opposition armés en décembre 2013. Des milliers de personnes ont été tuées et violées par des membres des forces gouvernementales comme des forces d’opposition, et des millions d’habitant·e·s ont été déplacés de force, ce qui est à l’origine d’une véritable catastrophe humanitaire et de la crise des réfugiés la plus grave du continent.
Aucun haut responsable n’a été inculpé pour ces exactions. Les dirigeants du pays font au contraire tout ce qui est en leur pouvoir afin d’empêcher que justice soit rendue pour ces crimes et que les responsables présumés soient amenés à rendre des comptes. Mues par un cynisme manifeste, les autorités ont fait en sorte que les victimes n’aient personne vers qui se tourner afin de réclamer justice et des réparations, quelles que soient les forces ayant commis les crimes.
Le président et ses alliés les plus proches contrôlent les tribunaux de droit commun du pays. Ils nomment des procureurs qui sont aux ordres de l’exécutif et - ce qui est contraire aux lois du Soudan du Sud - qui ne diligentent d’enquêtes sur les violations des droits humains que si une personne a préalablement porté plainte. Des juges semblant agir contre les intérêts du gouvernement sont parfois limogés, tandis que le Service national de la sûreté maintient un climat de peur au moyen de mesures de surveillance.
Les tribunaux militaires ne sont pas non plus des instances permettant de faire respecter l’obligation de rendre des comptes. Tout d’abord, aux termes du droit du Soudan du Sud, ils ne sont pas compétents pour juger les crimes commis par des soldats contre des civils, bien que cette disposition ait été bafouée de manière flagrante sur l’ordre du président dans l’affaire Terrain. Ce procès, le seul à ce jour portant sur des crimes commis dans le contexte du conflit, a débouché sur la condamnation de 10 simples soldats, après qu’ils ont été déclarés coupables d’avoir violé et agressé sexuellement des travailleuses humanitaires étrangères et tué un journaliste du Soudan du Sud. L’équité de cette procédure a suscité des doutes. Les tribunaux militaires ne sont par ailleurs pas indépendants, leurs décisions devant être soumises au chef des armées, le président, qui les confirme ou les rejette ; cette obligation est dûment respectée, ce qui est ironique.
À plusieurs occasions, peut-être lorsque certains événements ont été difficiles à nier du fait de leur ampleur ou de leur gravité, le président a établi des commissions d’enquête ad hoc. Il l’a notamment fait en réaction aux affrontements de décembre 2013 entre forces gouvernementales et groupes d’opposition à Djouba, après l’attaque de février 2016 contre un camp des Nations unies protégeant des personnes déplacées à l’intérieur du pays, à Malakal, ou encore face à la recrudescence des agressions sexuelles en 2018 à Bentiu. Les conclusions de ce genre de commissions sont cependant rarement rendues publiques, et n’ont pour l’instant jamais donné lieu à des poursuites pour des crimes commis contre des citoyens du Soudan du Sud.
Compte tenu de l’absence de volonté politique en matière d’établissement des responsabilités dans ces affaires, et du contrôle exercé par le président sur le système judiciaire, comment les victimes pourront-elles obtenir justice dans leur propre pays ? Les responsables du gouvernement et de l’opposition font la sourde oreille face à celles et ceux qui réclament justice. Le président et le Premier ministres, rivaux, l’ont bien montré dans un article conjoint publié dans le New York Times en juin 2016, intitulé South Sudan needs truth, not trials.
Cela signifie malheureusement qu’à court terme, tout espoir de justice se situe hors du Soudan du Sud. L’accord de paix de 2015 et sa version revitalisée datant de 2018 prévoient la création d’un Tribunal hybride pour le Soudan du Sud, établi conjointement par le gouvernement du Soudan du Sud et l’Union africaine. Il se serait agi d’un tribunal « internationalisé » où siégeraient des magistrat·e·s du Soudan du Sud et d’autres pays africains, habilités à poursuivre des personnes soupçonnées de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et d’autres atteintes au droit international ou au droit du Soudan du Sud - mais il n’a toujours pas été mis sur pied.
En avril 2019, quand des millions de citoyen·ne·s du Soudan du Sud ont connu des pénuries alimentaires, le gouvernement a accusé les donateurs internationaux de n’avoir pas tenu leurs engagements financiers pour la mise en œuvre de l’accord de paix, puis a eu l’indécence de verser 3,7 millions de dollars américains à un lobby basé aux États-Unis afin qu’il retarde et, au bout du compte, bloque la création du tribunal hybride, entre autres choses.
Il s’agit là d’un gouvernement qui dépense de l’argent pour bafouer l’accord de paix, tout en accusant d’autres États de ne pas lui donner les fonds requis pour appliquer ce même accord. C’est un gouvernement qui tourne le dos à son peuple lorsque celui-ci connaît la famine, et qui débourse des sommes folles pour le priver de justice. Le gouvernement du Soudan du Sud ne laisse à l’Union africaine, aux États voisins et à d’autres acteurs internationaux d’autre choix que d’accélérer la mise en place d’autres solutions hors du pays afin que les victimes du conflit puissent obtenir justice. La quête de justice des Soudanais du Sud sera un long chemin semé d’embûches, mais l’histoire nous enseigne qu’il arrive que la justice rattrape ceux qui essaient de s’y soustraire.
Alice Banens est conseillère juridique au sein d’Amnistie internationale et la co-auteure du nouveau rapport d’Amnesty intitulé ‘Do you think we will prosecute ourselves?’: No prospects for accountability in South Sudan.
Cet article a été publié dans l’édition papier de l’hebdomadaire EastAfrican, numéro du 12 au 18 octobre.