Les civils paient de leur vie la guerre secrète que mènent les États-Unis en Somalie
Les États-Unis n’aiment pas reconnaître qu’ils sont en guerre en Somalie.
« Je ne dirais pas que nous sommes en guerre, a déclaré au Congrès en mars 2018 le général Thomas David Waldhauser, à la tête du Commandement des États-Unis pour l'Afrique (AFRICOM). C’est spécifiquement conçu pour que nous n’ayons pas à l’admettre. »
Mais les États-Unis sont dans le déni. Ils ont procédé à pas moins de 81 frappes aériennes en Somalie entre 2017 et 2018, et devraient en totaliser au moins 140 en 2019 s’ils continuent au rythme actuel, ce qui ne les empêche pas d’affirmer qu’ils n’ont fait aucune victime parmi les civils.
Amnistie internationale a enquêté sur cinq frappes aériennes qui seraient imputables aux États-Unis dans la région du Bas-Shabelle entre avril 2017 et décembre 2018. D’après ses recherches, des preuves crédibles indiquent que 14 civils, dont des mineurs, ont été tués. Les États-Unis ont procédé à au moins 76 frappes aériennes dans d’autres régions de Somalie au cours de cette période, ce qui laisse à penser que le nombre réel de victimes est bien plus élevé.
Le Commandement des États-Unis pour l'Afrique a classé à maintes reprises ces victimes dans la catégorie des « militants », des « combattants » et des « terroristes », insistant sur le fait qu’« aucun civil n’a été tué ni blessé ».
Aux côtés du gouvernement somalien, les États-Unis combattent Al Shabab, un groupe armé qui contrôle de vastes zones du pays, attaquant régulièrement et délibérément les civils.
En mars 2017, le président américain Donald Trump a signé un décret déclarant certaines zones du sud de la Somalie « zones d’hostilités actives », ce qui étend aux termes de la politique américaine la possibilité de procéder à des frappes aériennes contre un éventail plus large de cibles tout en ayant moins de certitude, et de préoccupations, quant aux conséquences pour les civils.
Bien que les frappes aériennes américaines aient triplé, Al Shabab continue d’attaquer délibérément les civils en Somalie et ailleurs. Le 28 février 2019, le groupe a tué au moins 25 personnes et en a blessé 131 lorsqu’il a attaqué des hôtels et des restaurants le long de la route Makka Al Mukarama, l’une des rues les plus animées de Mogadiscio. Le 15 janvier 2019, le groupe a revendiqué l’attaque contre l’hôtel DusitD2, à Nairobi, au Kenya, qui a fait au moins 21 morts.
Le général Thomas David Waldhauser peut choisir les termes à sa convenance, mais ce sont les Somaliens qui vivent sous la double menace de la répression intraitable d’Al Shabab et des attaques aériennes et terrestres du gouvernement soutenu par les États-Unis, et qui paient un lourd tribut à ces violences.
Au cours de centaines d’heures d’entretiens, lors d’une mission de recherche menée à Mogadiscio en octobre 2018, et de dizaines d’appels téléphoniques depuis, nous avons écouté les récits bouleversants de vies brisées par les attaques d’Al Shabab et les frappes aériennes des États-Unis.
Une jeune mère a raconté que, quelques jours après avoir fui des affrontements près de Mogadiscio, elle a perdu son mari lors d’une attaque de drone menée par les États-Unis contre une minuscule installation entre deux bastions d’Al Shabab. Un membre de la famille d’un creuseur de puits tué lors d’une frappe contre un véhicule à bord duquel il circulait nous a raconté, la voix étranglée par l’émotion, son combat pour prendre en charge l’épouse et les enfants du défunt, en plus de sa famille déjà nombreuse. Et nous avons entendu l’histoire d’une fillette de trois ans qui a perdu son père et sa sœur dans l’explosion qui a touché son village et ne peut plus marcher correctement, en raison des blessures dues à des fragments de l’explosion.
Chacune des personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenues a déclaré que les gouvernements somalien et américain n’ont jamais enquêté sur la mort de leurs êtres chers, n’ont jamais présenté d’excuses et n’ont jamais proposé d’indemnisations. Toutes vivent dans des zones contrôlées par Al Shabab où les téléphones portables sont interdits et où il leur faut demander la permission ne serait-ce que de quitter leur village. Toute personne aperçue en train de parler à un étranger est considérée comme un espion et accusée de collusion avec les États-Unis dans le but de guider les appareils pour attaquer Al Shabab.
Il est clair que les États-Unis ne mènent pas d’investigations sur le terrain à la suite de leurs frappes aériennes en Somalie. Et ni le gouvernement américain ni le gouvernement somalien n’ont mis en place de mécanismes visant à permettre aux citoyens de signaler en toute sécurité les morts et les blessés.
Si les États-Unis enquêtaient sur les répercussions de leurs frappes, ils découvriraient que les combattants présumés d’Al Shabab circulant à bord d’un véhicule un après-midi d’octobre 2017, sur la route reliant les villes d'Awdheegle et de Barire, ne furent pas les seules victimes. Mohamed, huit ans, et Khalif, six ans, ont été blessés et des membres de leur famille, des civils, tués après que la première frappe américaine a manqué le véhicule ciblé et atterri près de leurs maisons de fortune dans le hameau de Farah Waeys.
Ils découvriraient également que trois jeunes hommes pris pour cibles et tués dans leur ferme à Darusalaam, en novembre 2017, n’étaient pas des combattants d’Al Shabab, mais des fermiers qui avaient travaillé toute la nuit à irriguer leurs champs, faisant des pauses pour boire du thé et regarder des films de Bollywood.
« Ces jeunes hommes sont morts, et personne n’en parle, a déclaré un de leurs proches à Amnistie internationale. Cela nous a profondément touchés… Nous sommes des paysans… Des personnes faibles qui ne font confiance à aucun camp. Nous dirons la vérité et demanderons à Dieu de nous sauver. »
En niant la mort de civils et en s’abstenant de mener des enquêtes dignes de ce nom, les gouvernements américain et somalien exacerbent la souffrance des survivants et des familles des victimes.
Les États-Unis et la Somalie doivent enquêter sur toutes les allégations crédibles faisant état de victimes civiles causées par leurs opérations et rendre justice aux familles des victimes de violations des droits humains. Toutes ces familles ont le droit de connaître la vérité.