Affaire du navire Elhiblu 1. Trois adolescents sur le banc des accusés pour avoir osé s’opposer à un renvoi en Libye synonyme de souffrances
Le 28 mars 2019, trois jeunes demandeurs d’asile (dont un de 15 ans originaire de Côte d’Ivoire et deux de Guinée âgés de 16 et 19 ans) ont été arrêtés à leur arrivée à Malte. Ils étaient suspectés d’avoir détourné le navire marchand Elhiblu 1 qui les avait secourus en Méditerranée centrale avec plus d’une centaine d’autres réfugiés et migrants dans le but d’empêcher le capitaine de les ramener en Libye et de les remettre aux autorités libyennes. Les autorités maltaises ont inculpé les trois jeunes hommes d’infractions graves, y compris au titre de la législation relative à la lutte contre le terrorisme, dont certaines sont passibles d’une peine de prison à perpétuité. Ils réfutent avoir commis la moindre infraction.
Lors d’une mission à Malte en septembre 2019, Amnistie internationale s’est entretenue avec les deux plus jeunes à l’établissement pénitentiaire pour mineurs de Mtahleb. Amnistie internationale a également évoqué l’affaire avec les avocats des jeunes gens, ainsi qu’avec des représentants du bureau du Procureur général, du cabinet du Premier ministre et des forces armées maltaises (AFM).
Amnistie internationale est préoccupée par la gravité des charges retenues contre les trois adolescents, et l’absence de prise en compte de motifs d'exonération ou d’atténuation de la responsabilité pénale. Les infractions dont on les accuse semblent disproportionnées par rapport aux actes qui leur sont imputés et il n’est pas tenu compte des risques qu’ils auraient encourus pour leurs vies s’ils avaient été renvoyés en Libye. Amnistie internationale s’inquiète également du traitement dont ils font l’objet et de leur possibilité de bénéficier d’un procès équitable à Malte.
Compte rendu des faits
Une enquête confiée à un magistrat est en cours à Malte afin de collecter des éléments de preuve qui seront présentés au tribunal une fois que le Procureur général aura prononcé une mise en accusation contre les jeunes garçons. Plusieurs audiences se sont tenues entre avril et septembre 2019. Des témoins essentiels ont déjà présenté leurs éléments, y compris le capitaine, le second capitaine et certains membres de l’équipage du Elhiblu 1 ; des représentants des forces armées maltaises ayant participé à l’opération d’abordage du Elhiblu 1 ; et des représentants de forces de police maltaises étant montés à bord du navire dès son arrivée au port afin d’enquêter sur les événements. Des articles de presse rapportent en détail les questions posées par l’accusation et la défense et les réponses fournies par les témoins[1].
Les circonstances précises des événements qui se sont produits sur le Elhiblu 1 finiront par être établies au cours de l’enquête confiée à un magistrat et lors du procès pénal qui suivra. Cependant, en se fondant sur les informations étudiées et sur les entretiens menés à ce jour, Amnistie internationale est en mesure de proposer le compte rendu suivant.
Aux premières heures du 25 mars 2019, les trois jeunes gens ont quitté Garabulli, en Libye, sur un canot pneumatique. On estime qu’environ 114 personnes se trouvaient à bord, parmi lesquelles 20 femmes et au moins 15 enfants. Au moment du départ, le canot pneumatique semblait déjà se dégonfler légèrement et après quelques heures de navigation, il a commencé à tanguer dangereusement, ce qui a provoqué une vive peur parmi les passagers. Ils ont vu un hélicoptère les survoler une première, puis une deuxième fois. Il est enfin revenu une troisième fois avec le Elhiblu 1[2].
Il semble que le sauvetage ait eu lieu en haute mer, dans la zone de recherche et de sauvetage libyenne. Il existe des incertitudes à savoir quel centre de sauvetage maritime a pris en charge la coordination du sauvetage. Cependant, selon des transcriptions radio publiées récemment dans les médias, un avion déployé par l’EunavforMed opération Sophia de l’Union européenne a contacté le Elhiblu 1 par radio et lui a donné l’instruction de s’approcher de l’embarcation et de venir en aide aux réfugiés et aux migrants en détresse. Le pilote aurait dit : « Nous assurons la coordination avec les garde-côtes libyens. Monsieur, il faut que vous secouriez ces personnes car le bateau des garde-côtes libyens est hors service[3]. »
Le Elhiblu 1, un navire pétrolier appartenant à des ressortissants turcs et battant pavillon de Palaos se rendait à Tripoli depuis Istanbul. Son petit équipage était composé d’un capitaine turc, d’un second capitaine libyen et de quatre membres d’équipage, qui pourraient être d’origine asiatique. Lorsqu’ils ont atteint le canot pneumatique selon les instructions reçues, l’équipage du Elhiblu 1 a demandé aux personnes se trouvant sur le canot d’arrêter le moteur et de monter par le filet déployé sur la coque du bateau. Lorsque les réfugiés et les migrants qui se trouvaient sur le canot ont réalisé que le Elhiblu 1 n’était pas un navire de secours, ils ont demandé quelle était la destination du bateau. Un membre de l’équipage leur a répondu que le navire se rendait à Tripoli, provoquant confusion et peur à bord du canot. La plupart des personnes, effrayées par le risque immédiat de noyade, ont décidé de monter à bord. Cependant, deux hommes originaires de Guinée, deux de Côte d’Ivoire, un du Mali et un du Soudan, trop effrayés à l’idée d’être ramenés en Libye, ont décidé de rester sur le canot pneumatique endommagé. Nul ne sait ce qu’il est advenu d’eux.
À bord du Elhiblu 1, suite à de nouveaux échanges avec les autorités, le second capitaine a indiqué aux personnes secourues qu’il avait reçu des instructions pour se rendre à un point de rendez-vous où deux bateaux européens prendraient à leur bord les réfugiés et les migrants, tandis qu’il pourrait reprendre sa route vers sa destination, Tripoli. Le capitaine turc ne connaissant pas l’anglais, c’est le second capitaine qui s’est chargé de tous les échanges avec les personnes secourues. Au cours de ces conversations, le second capitaine s’est rendu compte que le jeune garçon de 15 ans originaire de Côte d’Ivoire parlait bien anglais et qu’il pouvait compter sur lui pour traduire les informations aux autres personnes.
Un des jeunes avec lesquels Amnistie internationale s’est entretenue a déclaré : « Je ne sais pas ce qui est arrivé aux six personnes qui sont restées dans le canot pneumatique… Nous étions tellement contents quand nous avons vu l’hélicoptère et le navire pétrolier qui venaient nous sauver car le canot pneumatique se dégonflait et nous serions morts sur ce bateau. Lorsque nous nous sommes trouvés proches du pétrolier, les marins indiens nous ont dit qu’ils allaient en Libye mais ensuite, le second capitaine est venu et nous a dit : « Bonne nouvelle ! ». Voilà ce qu’il a dit : « Bonne nouvelle, l’hélicoptère m’a indiqué un point de rendez-vous. » Il a juré sur le Coran qu’il ne nous ramènerait jamais en Libye. Il a dit que deux bateaux allaient venir nous chercher pour nous conduire en Europe. Nous étions tellement contents. À l’écouter, les gens avaient l’impression d’être déjà arrivés en Europe… »
Amnistie internationale n’a pas été en mesure de vérifier si le Elhiblu 1 avait vraiment reçu dans un premier temps comme instruction de la part des autorités coordonnant l’opération de sauvetage d’attendre à un point de rendez-vous l’arrivée de deux bateaux de sauvetage européens qui conduiraient les personnes secourues en Europe, ni si le navire les avait effectivement attendus. Quoi qu’il en soit, ce soir-là, après le sauvetage, selon les transcriptions radio publiées dans les médias, tandis que les gens commençaient à s’endormir sur le pont, l’avion de l’EunavforMed opération Sophia a dit au Elhiblu 1 de se rendre en Libye : « Monsieur, nous coopérons avec les garde-côtes libyens. Ils nous demandent de vous dire que vous pouvez amener ces personnes à Tripoli[4]. »
Vers 6 heures du matin le lendemain, lorsqu’ils ont commencé à se réveiller, les réfugiés et les migrants se sont aperçus qu’ils se trouvaient face à la côte libyenne. Un vent de désespoir et de panique a commencé à souffler à bord. Beaucoup criaient qu’ils préféraient mourir en mer plutôt que d’être renvoyés en Libye. À cet instant, le Elhiblu 1 se trouvait à six milles nautiques de la côte libyenne, dans les eaux territoriales libyennes. Le second capitaine a appelé les garde-côtes libyens et leur a communiqué le nombre de personnes à bord. Beaucoup criaient qu’ils refuseraient d’être transférés sur les bateaux des garde-côtes libyens et qu’ils préféraient encore se jeter à l’eau ou être abattus sur-le-champ. Certains frappaient du poing la coque du bateau.
Un des jeunes garçons rencontrés par Amnistie internationale a expliqué : « Les gens ont commencé à pleurer et à crier parce qu’ils avaient peur d’y retourner et certains avaient des enfants. Ils criaient : “nous ne voulons pas aller en Libye”, “nous préférons mourir”, parce que s’ils vous ramènent en Libye, ils vous enferment dans une pièce et ils vous torturent. Vous ne mangez qu’une fois par jour. Lorsqu’ils envoient des femmes en prison, les Libyens choisissent celles qui leur plaisent et ils les emmènent de force. Et certaines personnes vous placent dans une prison privée et appellent votre famille pour leur demander de l’argent en l’échange de votre libération. »
Le second capitaine était préoccupé face à la réaction des personnes à bord qui se sentaient trahies car il leur avait apparemment juré qu’il ne les ramènerait jamais en Libye lorsqu’il les avait secourues. Il a fait venir dans sa cabine le jeune garçon de 15 ans originaire de Côte d’Ivoire, car il savait qu’il parlait anglais, et il lui a demandé : « Qu’est-ce que je peux faire pour les calmer ? » Le garçon a répliqué : « Que voulez-vous que je vous dise, la seule chose à faire, c’est de ne pas les ramener en Libye. » Selon le jeune homme, le second capitaine aurait alors accepté de mettre le cap au nord et aurait déclaré qu’il n’avait pas assez de carburant pour aller jusqu’en Italie mais qu’il pourrait les amener à La Valette. Quand le garçon lui a demandé ce qu’était La Valette, il aurait plaisanté en disant que le garçon voulait aller en Europe mais qu’il ne savait pas que La Valette était une capitale européenne.
Les personnes secourues avaient désormais peur qu’une nouvelle fois, le second capitaine ne respecte pas sa promesse de les amener en Europe. Ainsi, afin de les rassurer sur le fait qu’ils ne seraient pas renvoyés en Libye, le second capitaine a dit au jeune garçon qu’il pouvait rester dans la cabine avec les deux autres adolescents faisant actuellement l’objet d’une enquête, afin de vérifier sur les écrans dans quelle direction ils naviguaient. Selon les jeunes garçons, l’ambiance était détendue dans la cabine, il y avait des discussions et même parfois des rires échangés avec le second capitaine, et les membres de l’équipage leur apportaient de temps en temps du café et des cacahuètes. La cabine avait été verrouillée par le second capitaine mais les adolescents étaient libres de sortir quand ils le souhaitaient. Le second capitaine leur ouvrait alors la porte.
Il y avait de nombreux enfants sur le pont qui avaient froid et faim après trois jours en mer. Les enfants pleuraient de faim et certaines des femmes sont allées demander au capitaine si les personnes pouvaient s’abriter car l’eau envahissait le pont, et si elles pouvaient avoir de la nourriture et des couvertures pour les enfants, mais les deux demandes auraient été rejetées.
Selon les informations dont dispose Amnistie internationale, à aucun moment au cours de ce voyage les personnes secourues n’ont commis la moindre action violente à l’encontre du capitaine, du second capitaine ou de tout autre membre de l’équipage. À un seul moment, les gens se sont mis à crier et à protester, lorsqu’ils ont compris qu’on les ramenait en Libye. Une fois que le second capitaine a promis de ne pas se rendre en Libye et de changer de cap, les personnes secourues se sont calmées. Les médias ont confirmé que selon les éléments versés à l’enquête par l’équipage, les agents de l’AFM et la police maltaise, aucune violence n’a été exercée contre des personnes au cours du voyage, même si certains réfugiés et migrants auraient tapé sur la coque du bateau en protestation lorsqu’ils craignaient pour leur vie à l’idée d’être renvoyés en Libye alors que le bateau se trouvait dans les eaux territoriales libyennes. Les médias rapportent que selon les éléments de preuve versés à l’enquête, les personnes auraient donné des coups sur le bord du bateau avec des objets métalliques qu’elles auraient trouvés sur le navire et avec leurs mains, mais aucune dégradation importante n’a été signalée.
En dépit de ces éléments, le Elhiblu 1 a déclaré aux autorités maltaises que les personnes secourues avaient pris le contrôle du bateau et avaient forcé l’équipage à mener le bateau à Malte malgré des instructions contraires de la part des autorités maltaises[5]. Les gouvernements maltais et italien et certains commentateurs se hâtant d’évoquer une « prise d’otage » et un « acte de piraterie[6] », les autorités maltaises ont déployé une unité des opérations spéciales des forces armées, plusieurs hors-bord et un hélicoptère afin d’intercepter le Elhiblu 1 dès son entrée dans les eaux territoriales maltaises.
Les deux jeunes garçons interrogés par Amnistie internationale ont rapporté que l’abordage par des soldats armés les avait effrayés mais que les soldats maltais les avaient bien traités. Lorsqu’ils sont montés à bord, les soldats maltais ont vérifié qu’aucune personne, membre de l’équipage ou personne secourue n’avait signalé être blessée, et que la situation sur le bateau était calme et sous contrôle. Ces circonstances ont été confirmées au cours de l’enquête confiée à un magistrat. Ils ont escorté le navire jusqu’à Malte, et, en enquêtant à bord, identifié cinq personnes, y compris les trois jeunes garçons, comme potentiellement responsables d’actions criminelles. Lorsque le bateau a accosté à Boiler Wharf, à Malte, les autorités ont arrêté les cinq personnes. Elles en ont amené quatre au commissariat et une à l’hôpital en état d’arrestation. Tandis que deux hommes ont été rapidement libérés sans inculpation, les trois jeunes garçons ont été inculpés de plusieurs infractions graves, y compris au titre de la législation relative à la lutte contre le terrorisme, puis ils ont été transférés à la prison de Corradino, un établissement pénitentiaire pour adultes. Les deux d’entre eux qui étaient mineurs ont été ensuite transférés dans un établissement pénitentiaire pour mineurs.
Préoccupations relatives aux charges retenues contre les trois jeunes garçons
En attendant qu’une mise en accusation soit prononcée, les trois adolescents ont été inculpés des charges suivantes :
- acte de terrorisme, comprenant la saisie d’un bateau (Art. 328A(1)(b), (2)(e) du Code pénal) ;
- acte de terrorisme, comprenant la destruction massive d’une propriété privée (Art.328A(1)(b), (k) du Code pénal) ;
- « activités terroristes », comprenant la saisie et la prise de contrôle illégales d’un bateau par la force ou la menace (Art.328A(4)(i) du Code pénal) ;
- arrestation, détention ou séquestration illégales de personnes et menaces (Art.86 et 87(2) du Code pénal) ;
- arrestation, détention ou séquestration illégales de personnes dans le but de forcer une autre personne à commettre ou à s’abstenir de commettre un acte qui, s’il était commis volontairement, constituerait un crime (Art. 87(1)(f) du Code pénal) ;
- éloignement illégal de personnes vers un pays étranger (Art.90 du Code pénal) ;
- violence privée contre des personnes (Art. 251(1) et (2) du Code pénal) ;
- violence privée contre des propriétés (Art.251(3) du Code pénal) ;
- porter autrui à craindre qu’une violence sera exercée à son encontre ou à l’encontre de ses propriétés (Art.251B du Code pénal).
Amnistie internationale est préoccupée par la gravité des neuf charges retenues contre les trois jeunes garçons, dont certaines correspondent à des infractions extrêmement graves, y compris au titre de la législation relative à la lutte contre le terrorisme et qui peuvent entraîner une peine d’emprisonnement à perpétuité. Ces charges semblent disproportionnées par rapport aux actes imputés aux accusés, alors qu’aucune preuve de comportement violent ou dangereux à l’encontre de personnes n’a été révélée jusqu’à présent. Le recours à la législation relative à la lutte contre le terrorisme est particulièrement problématique, comme l’a également souligné le bureau du Haut-Commissaire aux droits de l’homme des Nations unies (OHCHR), qui a en outre exprimé une grande préoccupation face à la gravité démesurée des charges et a exhorté Malte à les réévaluer[7].
Amnistie internationale insiste sur le fait que des motifs d’exonération de la responsabilité pénale devraient être pris en considération par le bureau du Procureur général, étant donné que les jeunes gens semblent avoir agi raisonnablement pour se défendre et défendre les autres réfugiés et migrants dans une mesure proportionnée par rapport au niveau de danger auquel les jeunes et, en l’occurrence, l’ensemble des réfugiés et des migrants auraient été confrontés s’ils avaient été renvoyés en Libye. L’organisation a critiqué à de nombreuses reprises la coopération que les États de l’Union européenne ont mise en œuvre avec la Libye afin de réduire les flux migratoires vers l’Europe, en raison des souffrances extrêmes couramment infligées aux réfugiés et aux migrants interceptés en mer et débarqués en Libye, où ils sont systématiquement placés en détention arbitraire dans des conditions épouvantables et exposés à la torture, au viol et à diverses formes d’exploitation[8]. Il existe un consensus international, y compris au sein de l’UE[9], sur le fait que la Libye n’est pas un lieu sûr pour le débarquement de réfugiés et de migrants secourus en mer[10]. Récemment, le décès d’un homme soudanais, tué peu de temps après avoir que les garde-côtes libyens l’avaient renvoyé en Libye, illustre cruellement les dangers auxquels les personnes débarquées en Libye sont exposées[11].
Pour être parties de Libye, les personnes secourues par le Elhiblu 1 connaissaient parfaitement la situation dangereuse à laquelle sont confrontés les réfugiés et les migrants dans ce pays. L’un des jeunes garçons, dans un entretien avec Amnistie internationale, a déclaré : « La Libye n’est pas un bon endroit pour les personnes noires. J’y suis resté 10 mois. En Libye, on vous enferme dans une pièce, pas une vraie prison, sans nourriture et avec de l’eau croupie. Si vous mourez, on vous jette à la mer… Je me suis enfui d’une “prison privée” parce que je savais que ma famille n’avait pas les moyens de payer. »
Amnistie internationale considère que l’affaire concernant ces trois jeunes garçons accusés d’une supposée prise d’otage du Elhiblu 1 doit être examinée à la lumière de ce contexte. En effet, même s’il apparaissait lors du procès que les trois jeunes garçons avaient commis un acte constitutif d’un crime, ce que tous trois contestent, l’accusation devrait s’interroger sur l’existence de motifs d’exonération de la responsabilité pénale, de causes permettant de justifier ou du moins d’atténuer les circonstances ayant mené aux actes en questions. En effet, ils n’auraient commis ces actes que dans l’unique but de se protéger eux-mêmes et de protéger les autres du danger immédiat d’être débarqués en Libye et soumis à une détention arbitraire illimitée dans des centres où la pratique de la torture et d’autres mauvais traitements est endémique. En évaluant la proportionnalité des actions entreprises, il conviendrait de porter une attention particulière à la primauté des droits que la menace de débarquement en Libye mettait en péril. Amnistie internationale souhaite souligner que ce raisonnement a déjà été appliqué dans une affaire très similaire par le tribunal pénal de Trapani, en Italie, qui, en mai 2019, a déclaré deux accusés non coupables de toutes les charges retenues contre eux, considérant qu’ils avaient agi en légitime défense lorsqu’ils avaient contraint l’équipage du bateau qui les avait secourus à ne pas les amener en Libye[12].
En outre, Amnistie internationale remarque que la compétence des tribunaux maltais pour juger des événements s’étant produits sur un navire battant pavillon de Palaos dans les eaux territoriales libyennes et en haute mer reste à établir.
Préoccupations relatives au traitement des trois adolescents à malte et à la possibilité pour eux de bénéficier d’une procédure équitable
Après le débarquement des réfugiés et des migrants du Elhiblu 1, les trois jeunes garçons ont tout d’abord été détenus dans le quartier de haute sécurité de la prison de Corradino, un établissement pénitentiaire pour adultes. Ils n’ont été transférés à un établissement pour mineurs qu’une fois qu’une évaluation officielle a confirmé l’âge qu’ils déclaraient. Ils sont restés en détention provisoire depuis leur débarquement, les autorités maltaises ayant refusé à diverses reprises de les libérer sous caution[13].
En mai, le HCR des Nations unies a exprimé sa préoccupation par rapport à la première phase de détention des jeunes garçons dans le quartier de haute sécurité d’une prison pour adultes et à l’absence de désignation de tuteurs pour les deux enfants avant leur interrogatoire[14]. En juin, le Comité des droits de l’enfant des Nations unies a également exprimé sa préoccupation face à l’inculpation des deux enfants par un tribunal pour adultes plutôt que par un tribunal pour mineurs[15]. Amnistie internationale partage les préoccupations soulevées par le HCR et le Comité des droits de l’enfant.
Amnistie internationale craint également que le placement en détention des trois adolescents secourus après avoir passé plusieurs mois en Libye, y compris en détention arbitraire, et avoir survécu à un naufrage imminent suite à un voyage terrifiant soit une mesure excessive dans de telles circonstances et qu’elle ne soit pas conforme aux normes internationales. La privation de liberté devrait être appliquée en dernier recours, pour une durée la plus courte possible, et être réévaluée régulièrement dans le but de la lever. Les normes relatives au recours à la détention sont encore plus strictes dans les procédures pénales concernant des mineurs.
Amnistie internationale s’inquiète également du fait que les autorités maltaises aient ordonné une nouvelle évaluation de l’âge des deux accusés, qui ont déjà été déclarés mineurs suite à une évaluation officielle de leur âge par les autorités maltaises compétentes. Les conclusions de cet examen ne sont pas encore connues. Bien qu’ayant soulevé cette question, Amnistie internationale n’a reçu aucune réponse claire par rapport aux raisons ayant motivé cette deuxième évaluation. Amnistie internationale est en outre préoccupée par le fait que les avocats des accusés n’aient pas été autorisés à rendre visite à leurs clients en présence d’interprètes de leur choix et que les accusés soient entrés dans le tribunal par la porte principale, ce qui a compromis leur droit à la vie privée en les exposant aux journalistes et aux caméras, en dépit d’une ordonnance du tribunal stipulant que leur identité devait être protégée conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant soumis à une procédure pénale (article 40 de la Convention internationale des droits de l’enfant[16]).
Lors de sa rencontre avec les deux adolescents dans l’établissement pénitentiaire pour mineurs, Amnistie internationale a noté avec préoccupation que le plus jeune des deux n’avait pu parler au téléphone avec sa mère qu’une seule fois en six mois, en raison de problèmes techniques rencontrés par le fournisseur que l’établissement utilisait, ce qui a été confirmé par la direction de l’établissement. Amnistie internationale a également été préoccupée d’apprendre que pour obtenir les articles essentiels tels que les vêtements et les articles de toilette de première nécessité, les enfants détenus dépendent des dons ou de ce que les familles apportent, ce qui rend cet approvisionnement imprévisible, et place les détenus étrangers dans une situation défavorable dans la mesure où ils ne peuvent pas compter sur leur famille pour leur fournir des produits de première nécessité.
Responsabilités plus larges de malte et de l’europe par rapport à la situation en méditerranée centrale
Les politiques européennes visant à externaliser les activités de contrôle des frontières à la Libye et à maintenir les réfugiés et les migrants en Libye, sans considération pour la situation dramatique à laquelle ils sont confrontés dans un pays dominé par les conflits, ont directement contribué aux événements survenus sur le Elhiblu 1[17]. Les réfugiés et les migrants qui se trouvaient sur le Elhiblu 1 n’avaient pas d’alternative pour éviter d’être renvoyés à la détention arbitraire, à la torture et à l’exploitation. Bien que la Libye ne puisse pas être considérée comme un lieu sûr pour un débarquement et que le renvoi de réfugiés et de migrants en Libye constitue une violation du principe de non-refoulement, les États membres de l’Union européenne coopèrent avec les garde-côtes libyens pour leur permettre d’intercepter les personnes en mer et de les renvoyer en Libye. Cette stratégie repose sur l’élément essentiel qu’a été la déclaration en juin 2018 d’une zone de recherche et de sauvetage libyenne en Méditerranée centrale, ce qui revient à déléguer aux autorités libyennes la responsabilité de coordonner les opérations de sauvetage dans la zone où la plupart des naufrages se produisent et à donner aux navires effectuant les sauvetages des instructions sur le lieu de débarquement. Les capitaines de navires se trouvent alors dans une impasse car il leur est interdit de débarquer des personnes en Libye mais ils reçoivent malgré tout des instructions des autorités libyennes les enjoignant de le faire. Ils s’exposent à des délais considérables et même à des poursuites s’ils refusent de respecter ces instructions. Par conséquent, il est inévitable que les capitaines, découragés, renoncent à leur obligation de secourir les personnes en détresse en mer et de les amener dans un lieu sûr[18].
En mettant en évidence ces problèmes et les conséquences dramatiques auxquelles sont exposés les réfugiés et les migrants, Amnistie internationale remarque avec inquiétude le rôle joué par les représentants de l’Europe, y compris ceux qui officient dans le cadre d’EunavforMed opération Sophia, qui relaient les instructions aux capitaines de navires de débarquer les personnes secourues en Libye. Amnistie internationale considère que ces actions et l’assistance plus largement offerte par les États membres de l’UE à la Libye dans le but de maintenir les réfugiés et les migrants en Libye, malgré les violations des droits humains généralisées et le conflit qui fait rage dans le pays pourraient impliquer une responsabilité au regard du droit international pour avoir fourni une assistance à la Libye pour la perpétration de violations des droits humains[19].
Au-delà de la situation actuelle des trois jeunes garçons sous le coup d’accusations, Amnistie internationale déplore profondément que les six hommes qui fuyaient la Libye avec eux semblent perdus en mer. Leur décision de rester sur un canot pneumatique en train de couler plutôt que d’être ramenés en Libye témoigne des horreurs qu’ils s’attendaient à vivre s’ils avaient été renvoyés en Libye mais également des terribles dilemmes auxquels les personnes en difficulté en mer sont confrontées en conséquence des politiques migratoires européennes qui font passer la protection des frontières avant les vies humaines.
Conclusions et recommandations:
Les poursuites pénales engagées contre les trois jeunes garçons actuellement détenus à Malte en lien avec l’incident du Elhiblu 1 préoccupent vivement Amnistie internationale. L’organisation considère que les charges retenues semblent disproportionnées par rapport aux actes imputés aux accusés. Elle recommande également au bureau du Procureur général de prendre dûment en compte le contexte des événements, dans lequel des personnes, parmi lesquelles des enfants et des parents avec des enfants en bas âge, ont été exposées au danger immédiat d’être renvoyées en Libye où elles risquaient de subir d’épouvantables atteintes à leurs droits humains, et par conséquent d’envisager l’application de motifs d'exonération ou d’atténuation de la responsabilité pénale pour de tels actes, s’ils sont établis par le tribunal.
Amnistie internationale appelle également les autorités maltaises concernées à veiller à ce que des garanties en matière d’équité des procédures soient appliquées dans cette affaire, y compris celles relatives au recours à la détention et à ce que les accusés bénéficient pleinement de leurs droits.
Amnistie internationale appelle également les États membres et les institutions de l’UE à revoir leur coopération avec la Libye en matière de politique migratoire, en garantissant le respect des droits des réfugiés et des migrants dans le pays.
Enfin, Amnistie internationale appelle les pays disposant d’une représentation diplomatique à Malte à envisager d’observer le procès dans l’optique de soutenir Malte dans le respect de ses obligations et des normes du droit international applicables.
Recommandations d'Amnistie internationale:
Au bureau du Procureur général :
envisager d’abandonner les charges retenues contre les adolescents impliqués dans l’incident du Elhiblu 1 qui sont disproportionnées par rapport aux actes qui leur sont imputés et envisager d’appliquer des motifs d'exonération ou d’atténuation de la responsabilité pénale pour de tels actes, s’ils sont établis par le tribunal.
Aux autorités maltaises en charge de la justice et de l’application de la loi :
veiller à ce que la détention ne soit appliquée qu’en tant que mesure de dernier recours, pour une durée la plus courte possible, et qu’elle soit réévaluée régulièrement dans le but de la lever ; que les accusés puissent véritablement exercer leurs droits, y compris celui de s’entretenir avec leur avocat en présence d’un interprète de leur choix, de communiquer avec leurs familles et de recevoir les articles de première nécessité conformément aux normes internationales relatives au traitement des personnes en détention et au traitement des enfants en détention ;
concernant les deux enfants faisant l’objet de poursuites, garantir que l’intérêt supérieur de l’enfant soit respecté et que dans tous les aspects de la procédure leur traitement soit conforme aux obligations de Malte au regard de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant.
Aux États membres et aux institutions de l’Union européenne :
réévaluer leur coopération avec la Libye, en mettant l’accent sur la nécessité de protéger les droits humains de la population civile, y compris des réfugiés et des migrants, et conditionnant la poursuite de l’assistance fournie en matière de contrôle des frontières à l’application de mesures concrètes et vérifiables visant à garantir le respect des droits des réfugiés et des migrants dans le pays ;
ne commettre aucune action susceptible de mener au maintien forcé ou au renvoi en Libye de réfugiés et de migrants et établir un mécanisme prévisible pour le débarquement et la réinstallation en Europe des personnes sauvées en mer[20] ;
publier des lignes directrices stipulant clairement que les capitaines de navires ne doivent pas renvoyer de réfugiés ou de migrants en Libye, dans la mesure où la Libye n’est pas un pays sûr pour les débarquements et où les risques pour la vie des réfugiés et des migrants sont connus et établis.
À tous les pays disposant d’une représentation diplomatique à Malte :
envisager d’observer le procès dans l’optique de soutenir Malte dans le respect de ses obligations et des normes du droit international applicables.