• 13 avr 2019
  • Liban
  • Communiqué de presse

Le droit à l’information pour les familles des disparus

Beyrouth -- « Que ces événements ne sombrent jamais dans l’oubli, et ne se répètent jamais. » Voilà ce que répètent chaque année le 13 avril, depuis 29 ans, les familles des personnes qui ont été soumises à une disparition ou été portées disparues pendant la guerre au Liban, qui a débuté le 13 avril 1975. Chaque année, les familles répètent, insoumises, et obstinément, cette invocation face à une nation qui reste sourde à leurs appels à la vérité, une nation imprégnée puis modelée par la justice du vainqueur qui ne laisse aucune place à quelque forme de reddition de comptes que ce soit, et encore mois à la reconnaissance des faits.

Or, le 13 avril est cette année différent.

En novembre 2018, le Parlement a adopté une loi relative aux personnes disparues qui devrait permettre la création d’une commission nationale chargée d’enquêter sur des cas individuels de disparition, de déterminer l’emplacement de charniers et de procéder à des exhumations, et de mettre en place un processus de traçage qui pourra peut-être amener les milliers de familles concernées à tourner la page, après de trop nombreuses années de deuil non résolu. De plus, pour la première fois, les autorités libanaises ont pris de véritables mesures pour remédier à l’une des conséquences les plus douloureuses du conflit.

Mais cela n’aurait pas pu arriver sans les efforts déployés de façon soutenue et incessante par les familles et les militants pour faire valoir leur droit à l’information. « Bien sûr, cette année, c’est différent. Cette [loi] constitue une avancée considérable pour un pays comme le nôtre, m’a dit Wadad Halwani quand je l’ai interrogée sur son ressenti au sujet de la commémoration organisée cette année. Nous avons enfin réussi à obtenir une réelle avancée en direction de la vérité. » Wadad Halwani est l’épouse d’un instituteur et militant politique qui a été enlevé au domicile familial en 1982, et l’on ignore ce qu’il est advenu de lui ; elle mène depuis un combat qui lui a permis de rallier dans un premier temps les autres familles concernées, puis des artistes, des intellectuels, des écrivains, des cinéastes et, dans un troisième temps, des ONG et des militants, qui ont tous uni leurs forces.

Pendant le conflit et dans les quelques années qui ont suivi, leur cri de ralliement a été de demander la libération des personnes disparues. Les 15 années de conflit ont été marquées par des vagues successives de massacres, de siège visant les populations civiles, de déplacements forcés, d’enlèvements et de disparitions forcées. Entre 1975 et 1977, les journaux ont contenu des sections spécialement dédiées au signalement d’enlèvements. Ces enlèvements étaient perpétrés par toutes les parties au conflit, tant par les groupes armés que par les armées. Les victimes, qui ont été des civils dans leur grande majorité, ont été enlevées à des postes de contrôle, à leur domicile ou dans la rue, pour les échanger contre d’autres prisonniers ou contre de l’argent, à titre de représailles, ou encore afin de semer la peur au sein de communautés. La pratique des disparitions forcées s’est poursuivie après la fin du conflit, en 1990, mais dans une moindre mesure.

« Vous nous avez pris nos fils vivants, rendez-les-nous vivants », ai-je entendu une femme crier, un matin, à un ministre qui se rendait à une réunion du cabinet ministériel. Les forces de sécurité l’ont repoussée, et le ministre n’a prêté aucune attention à cette femme, ne lui accordant même pas un regard. Le pays se focalisait sur la reconstruction, sur le fait de tourner la page et d’aller de l’avant. Les voix des familles et des victimes ont été étouffées par le bruit assourdissant des bulldozers.

Les appels à la libération des détenus se sont mués, dans les années d’après-guerre, en appels réclamant la vérité, car l’espoir qu’avaient les familles de retrouver leurs proches vivants s’amenuisait au fil des ans. Au début des années 1990, SOLIDE, une ONG fondée par Ghazi Aad, a fait partie des premiers intervenants qui ont attiré l’attention sur les enlèvements de personnes libanaises et palestiniennes qui étaient ensuite envoyées en Syrie et dont on n’entendait plus jamais parler. Ghazi Aad, qui est paraplégique à la suite d’un accident de la route, a mené des manifestations et des sit-ins au nom des centaines de familles persuadées que leurs proches avaient été soumis à une disparition forcée en Syrie. Il a été battu et humilié par les forces de sécurité pour avoir mené ces mouvements de protestation.

En 2005, quand l’armée syrienne et ses services du renseignement se sont retirés du Liban, Wadad Halwani et Ghazi Aad ont uni leurs forces pour réclamer la vérité. Un sit-in permanent a été organisé dans le jardin situé en face du bâtiment de l’ONU, dans le centre de la capitale. Là, Ghazi Aad et des mères, des sœurs, des frères et des pères se sont relayés, jour après jour, installés sous une tente, accueillant les journalistes, les militants, les personnalités politiques opportunistes, et toutes les autres personnes voulant en savoir plus. Cet endroit est devenu un lieu d’action, de solidarité et de soutien.

Avec d’autres militants et d’autres familles, ils ont mené un intense travail de pression qui a amené le président nouvellement élu Michel Sleiman – le premier président du pays depuis le départ de l’armée syrienne – à s’engager, dans son discours d’investiture en 2008, à « s’efforcer d’obtenir la libération des prisonniers et des détenus, et à révéler ce qu’il est advenu des personnes disparues ». Avec un groupe d’avocats, de militants et de représentants du gouvernement, Wadad Halwani et Ghazi Aad se sont rendus en Bosnie-Herzégovine, où ils ont rencontré les Mères de Srebrenica et se sont rendus sur les sites de charniers, ainsi qu’à la morgue et au laboratoire où était mené le processus de traçage ; ils se sont aussi rendus à l’Institut pour les personnes disparues, et ont pris connaissance des lois instituant les processus visant à établir ce qu’il est advenu des personnes disparues en Bosnie.

À leur retour à Beyrouth, ils se sont attelés à la rédaction d’une loi. Le projet de loi, qui a été rédigé en consultation avec des organisations ayant des connaissances spécialisées sur ces questions, a été présenté en 2014 par deux parlementaires qui ont fait partie de la délégation. Parallèlement à cela, SOLIDE et le Comité des familles ont déposé un dossier devant le Conseil d’État – la plus haute juridiction administrative du Liban – pour obtenir la reconnaissance de leur droit à l’information. En 2015, cette instance a reconnu ce droit et demandé au gouvernement de transmettre aux familles toutes les investigations qu’il avait menées par le passé. Ce texte n’a toutefois pas été inscrit au programme du Parlement, qui était paralysé en raison d’une impasse politique et qui ne se réunissait guère à l’époque. Une pétition a été lancée, et elle a réuni suffisamment de signatures pour que le Parlement intègre ce projet de loi dans le programme des travaux parlementaires.

Ghazi Aad n’a pas eu le temps de voir ce projet de loi adopté. Il est décédé en novembre 2016. Wadad Halwani continue de mener un travail de pression, et elle se démène actuellement plus que jamais pour partager sa quête, et celle des milliers de familles concernées au Liban, avec d’autres comités de familles qui se sont constitués en Syrie et ailleurs encore. Sa prochaine mission sera de veiller à ce que la commission soit créée, ce qui constituera un premier pas dans la mise en œuvre de ce texte.

« Je suis satisfaite, à présent. Quoi qu’il puisse m’arriver, je ne suis plus inquiète. Nous disposons maintenant d’une base solide », m’a-t-elle dit, avant de se pencher de nouveau sur l’organisation de la commémoration cette année du 13 avril.