• 24 Sep 2019
  • Cachemire
  • Communiqué de presse

Cachemire, journal de bord sous couvre-feu

Cachemire, août 2019. Voici mon témoignage sur la situation dans la région. Je tiens à le partager, parce que ce que j’ai vu et vécu ne ressemble en rien au tableau brossé par les médias indiens et internationaux.

Home, sweet home | 1er août. Ma sœur et moi sommes arrivées à Srinagar, le 1er août dans la matinée. Ayant grandi au Cachemire, je n’ai pas été étonnée de voir fermée le comptoir de l’Office de tourisme à l’aéroport, ni par la présence de l’armée – c’était normal. Nos parents sont venus nous chercher à l’aéroport et, pendant le trajet en voiture, j’ai remarqué que le nombre de soldats lourdement armés dans la région, qui est déjà la zone la plus militarisée au monde, était bien plus élevé que lors de mes précédentes visites. Cela dit, la situation semblait relativement pacifique[1]. La saison touristique battait son plein : les pèlerins en route vers la grotte d’Amarnath se comptaient par milliers et, à l’approche de l’Aïd et de la saison des mariages, les rues étaient animées. Les bergers avaient préparé leurs troupeaux, les boutiques commençaient à lever leur rideau et déjà les gens s’affairaient. C’était bon d’être chez soi et j’étais heureuse de pouvoir fêter l’Aïd dans la vallée, de revoir mes lieux préférés et d’en envoyer des photos à mes amis et mes collègues, qui les attendaient avec impatience !

Soupçons d’une prochaine trahison | 2 août. Le lendemain matin, j’ai été réveillée tôt par les vibrations de mon téléphone : des amis et de la famille à l’étranger et en Inde m’envoyaient des messages pour savoir si nous allions bien. NDTV, une chaîne d’information télévisée indienne, avait annoncé que les pèlerins de l’Amarnath Yatra et d’autres touristes avaient été sommés de quitter immédiatement la vallée, en raison d’une menace accrue pour la sécurité. Un peu plus tard dans la journée, mon cousin, qui tient un petit hôtel dans l’une des stations touristiques de la vallée, nous a raconté que les forces armées lui avaient ordonné de faire partir tous ses clients en deux heures. Le malaise et la nervosité se faisaient de plus en plus sentir. Plusieurs personnes avec qui j’ai parlé, notamment des amis, des voisins et des membres de ma famille, ont spéculé sur les modifications apportées à l’article 370, mais les chaînes télévisées continuaient de colporter des informations fondées sur une menace de sécurité pakistanaise/insurrectionnelle pour justifier le renforcement de la présence militaire.

Rumeurs et inquiétudes | 3 août. Le vendredi, après la prière, des informations faisant état d’un couvre-feu imminent ont commencé à circuler, incitant les gens à faire des provisions de nourriture, de produits de première nécessité et d’essence. On a alors assisté à des scènes de chaos et de panique dans toute la ville, alors que les habitants faisaient la queue pour acheter tout ce qu’ils pouvaient avant l’imposition d’un éventuel couvre-feu. L’absence d’informations indépendantes et l’incompréhension au sujet de ce qui se passait accentuaient encore la panique et créaient une atmosphère de peur et d’incertitude. Selon certaines sources, des milliers d’autres militaires indiens avaient été déployés dans la vallée. Alors que je me rendais chez des proches en voiture, la tension et le chaos étaient palpables dans toute la ville. J’ai grandi dans le centre-ville de Srinagar, ce qui m’a permis, accessoirement, de me forger un caractère bien trempé, mais j’étais inquiète pour ma famille et pour mon peuple, et plus nous parlions les uns avec les autres, plus ce sentiment d’inquiétude croissait.

Dernier message | 4 août. Le lendemain, il n’y avait pas de couvre-feu et les réseaux téléphoniques et Internet demeuraient accessibles, ce qui donnait un vague sentiment de sécurité, mais à la fin du week-end, la peur et le malaise ont pris le pas alors que nous attendions des informations concrètes. Mes amis et d’autres Cachemiris vivant au Royaume-Uni et en Amérique s’échangeaient des messages dans des groupes de chat, tous inquiets et souhaitant savoir s’ils devaient se rendre dans la vallée ou si leurs proches devaient en partir ou y rester. Le dimanche soir, nous ne savions toujours rien, mais des rumeurs d’hartal[2], le lendemain, en raison du « débat » sur l’article 370 au Parlement, circulaient. Vers 17 heures, j’ai envoyé un tweet à mes amis et collègues, ignorant alors qu’il s’agirait du dernier pour les 12 prochains jours :

« Désolée, pas de photo pour le moment, car j’ai passé du temps avec ma famille… Et vu les rumeurs de coupure du réseau cellulaire et de couvre-feu au cours des prochaines 24 heures, il n’y en aura peut-être pas du tout. Sachez que je ferai attention à moi, mais je vous demande de dénoncer ce black-out et les mesures prises par le gouvernement indien. »

Le 4 août, à 22 h 20, les connexions Internet ont été suspendues et, à minuit, un couvre-feu général concernant les millions de Cachemiris vivant dans la vallée était en vigueur.

État de siège | 5 août. À notre réveil, le 5 août, nous avons constaté que la télévision par câble et les lignes téléphoniques ne fonctionnaient plus. La journée s’est déroulée dans le silence, sans l’agitation quotidienne ni le concert de klaxons des véhicules circulant dans l’artère principale et, dans notre quartier, où les habitants continuent généralement de vaquer à leurs activités pendant les hartals et les couvre-feux, les rues étaient vides. Nous n’avions aucune information, et personne n’est venu nous en donner. Nous avons trouvé un vieux poste de radio et, sur une station grandes ondes grésillante, nous avons entendu que le gouvernement indien avait décidé de façon unilatérale de révoquer l’article 370 de la Constitution. L’arrestation et l’assignation à résidence de l’ensemble des responsables civils et politiques ont suscité une onde de peur et, ce soir-là, je me suis couchée en me demandant ce que nous réservait l’avenir. La population indienne (et pakistanaise) ne prête aucune attention au quotidien des habitants du Cachemire et n’a pas conscience du caractère précaire de leur situation, car elle ignore tout de la vie sous le contrôle de forces de sécurité jouissant de pouvoirs draconiens et notamment de la possibilité de tuer, de bâillonner, de torturer ou de faire disparaître des personnes en toute impunité.

La vie coupée du monde | À partir du 7 août. Après avoir passé une nouvelle journée dans un silence absolu, nous avons vu arriver ma cousine en fin d’après-midi, qui avait pris le volant malgré le couvre-feu. Nous avons été abasourdis, mais tellement heureux de voir un visage familier, et nous avons tenté d’établir les faits. Ce soir-là, j’ai décidé d’aller rendre visite à des proches. Les rues qui, deux jours auparavant, grouillaient de gens, d’animaux et de véhicules, étaient désormais désertes, entravées par des rouleaux de fils barbelés. Alors que nous roulions à travers la ville, nous avons vu un groupe de civils scandant des slogans de façon pacifique, se frappant la poitrine et criant en direction des soldats qui montaient la garde sur l’artère principale. Des pneus brûlaient, et des soldats les ont ramassés au moyen de longues barres pour les jeter dans le lac Dal. La route était bloquée par des poubelles métalliques, et des civils nous ont aidées à les déplacer pour que nous puissions passer. Je n’avais pas vu ma cousine depuis deux ans et, en temps normal, nous aurions parlé de notre vie et des gens que nous aimions, mais cette fois nous avons conduit en silence, notre seule « conversation » se faisant à chaque barrage avec des soldats nous demandant une pièce d’identité. Expliquer un couvre-feu, une présence militaire et des contrôles systématiques à une personne qui n’en a pas fait l’expérience est impossible. Je me sens souvent très proche de mes amis irlandais – cette connexion s’expliquant peut-être par une compréhension mutuelle de la vie sous la menace d’une arme. Je crois qu’ils ont conscience de toute l’importance des dispositions constitutionnelles protégeant les citoyens qui ont toujours été exclus.

Dans les jours qui ont suivi, les chaînes télévisées câblées ont été rétablies et nous avons pu entendre la version présentée par le gouvernement central indien, évoquant l’aube d’une nouvelle stabilité économique et pacifique pour la région. Je ne comprends pas comment le gouvernement peut parler de stabilité économique et de paix, alors que tout le monde est sous couvre-feu et que l’économie est paralysée dans une période de forte activité. Nous regardions l’image de « normalité » qu’entendait renvoyer le gouvernement au sujet du Cachemire, mais nous ne pouvions nous exprimer sur ce que signifiait cette « normalité » pour nous. L’activité touristique était complètement anéantie ; tous les petits entrepreneurs locaux qui comptent sur la période estivale et l’effervescence de l’Aïd pour pouvoir affronter les rudes hivers de la vallée étaient touchés. Cette décision draconienne et malveillante aura des conséquences négatives pour les Cachemiris cet hiver, mais aussi sur les années à venir.

Nous avons passé nos journées à la maison, n’ayant pour seule distraction que les chats des rues et nos propres animaux. Nous entendions au loin des cris, des explosions et des détonations dont l’origine était impossible à identifier, ce qui nous faisait replonger dans le silence. Des hélicoptères survolaient régulièrement la ville, à faible altitude. Nous avons alors compris ce que signifiait la claustrophobie. On lit, on dort, on tient les mêmes conversations mais, au bout d’un moment, on tourne en rond. Nous avons même eu l’idée de dormir dans une pièce différente. J’ai lavé et repassé tous les vêtements rangés dans mon armoire, même ceux qui étaient déjà propres. Les possibilités de sortir le soir étaient limitées et, lors de nos rares escapades, il n’y avait que très peu de gens dans la rue et seuls des scooters et des voitures de particuliers circulaient. Nous pouvions acheter des produits de base, car quelques boutiques levaient partiellement leur rideau le soir mais, généralement, nous cherchions à savoir où habitaient les gérants pour récupérer directement chez eux les produits dont nous avions besoin. Les habitants du quartier et les petits commerçants nous ont confié qu’ils avaient peur qu’on les voie ouverts. Les bergers étaient de plus en plus désespérés à l’approche de l’Aïd, car ils n’avaient pas vendu leurs bêtes et craignaient de ne pas avoir les moyens de les garder encore longtemps. En l’absence de transports publics, les gens devaient marcher ou faire de l’autostop. Nous proposions souvent à des personnes de monter avec nous alors que nous allions rendre visite à des proches pour nous assurer que tout allait bien. L’une d’entre elles, une femme, nous a raconté qu’elle avait passé la journée à tenter de rejoindre l’autre bout de la ville pour apporter des médicaments à sa mère, et qu’elle n’avait pu s’en procurer que pour deux semaines de traitement.

Aïd | 12 août. Le moment est alors venu de célébrer l’Aïd, mais aucune des festivités habituelles dans la vallée n’a eu lieu. On n’a pas vu d’enfants vêtus de leurs plus beaux vêtements, arborant les jouets qu’ils venaient d’acheter, ni de vendeurs de rue proposant des bonbons et d’autres douceurs sucrées aux passants… Les rues étaient silencieuses. Quelques personnes distribuaient de la viande, mais beaucoup n’avaient pas pu effectuer le rituel religieux (Qurbani). Aux informations, Narendra Modi, le Premier ministre indien, a expliqué que les habitants de la vallée avaient été « autorisés à célébrer l’Aïd » ! De tels propos en disent long…

Nous avons appris que les forces armées rendaient visite aux Cachemiris de l’étranger qui séjournaient alors dans le pays et s’étaient enregistrés à l’aéroport, leur demandant de partir. Ces personnes ont apparemment mis un nombre incalculable d’heures pour rejoindre l’aéroport et tenter d’obtenir des billets. Comme je l’ai expliqué, nous ne nous sommes pas enregistrées à notre arrivée – en premier lieu, parce que le comptoir était vide, mais aussi : à quoi bon quand vous rentrez chez vous ? Comment un pays peut-il expulser des gens du territoire où ils sont nés ? J’ai entendu dire que les personnes vivant à proximité de l’aéroport avaient accès à Internet et au réseau téléphonique fixe, mais avec qui peuvent-elles donc bien échanger si personne d’autre n’y a accès ? Ma famille s’est dite inquiète pour les jeunes vivant et étudiant en Inde et pour leur sécurité ; les musulmans doivent désormais affronter une peur immense, et il n’existe guère de compréhension, de connaissance ou d’empathie à l’égard du quotidien des Cachemiris et de la volonté qui a toujours été la leur de vivre en paix. Sur le trajet du retour, nous avons dû faire plusieurs détours pour éviter des manifestations et des barrages militaires. Nous avons croisé des habitants, qui nous ont raconté qu’ils avaient tout perdu et n’avaient plus de raison de vivre. J’ai ressenti leur souffrance et leur désespoir, et je crains les effets de ce sentiment de perte sur leur santé mentale et sur les prochaines générations. Nous avons tenté de rendre visite à d’autres amis et proches pour vérifier que tout allait bien, mais cela s’est avéré trop dangereux, alors nous sommes rentrées à la maison et avons passé une autre soirée dans le silence.

Des bruits nous parviennent | 14 août. Je ne sais pas trop comment ont passé ces neuf jours ; ils m’ont paru durer une éternité. Nous n’avions pas tenté de sortir car, d’après certaines informations, le couvre-feu était particulièrement strict ce jour-là. En début d’après-midi, des bruits de manifestations venant du principal carrefour nous sont parvenus, puis, pendant les heures qui ont suivi, les détonations et les explosions se sont rapprochées. Des gens, et notamment des femmes, passaient devant notre maison en courant, précédant des soldats, qui ont lancé des grenades lacrymogènes et de gaz poivre dans les quartiers résidentiels. Bien que située loin de la route principale, notre maison a rapidement été envahie de gaz et nous n’avons pas été assez rapides pour fermer les fenêtres, ouvertes en raison de la chaleur de cette journée estivale. Mes parents sont tous les deux asthmatiques et avaient du mal à respirer alors que nous tentions d’aérer les pièces. Le gaz poivre a fait vomir ma sœur, et je pense que j’ai été épargnée parce que je me trouvais sur le toit pour tenter de voir ce qui se passait. J’ai appris ultérieurement qu’une personne était morte des suites de difficultés respiratoires… C’est si vite arrivé. On a continué d’entendre des détonations et des explosions, et les vidéos que j’ai filmées montrent des femmes et d’autres personnes en train de crier, avant que tout devienne complètement silencieux. Par la suite, nous avons vu des soldats allant de maison en maison dans le quartier. Ce soir-là, les troubles, la peur, les restrictions et les personnes blessées dont nous avons clairement été témoins n’ont pas été évoqués dans le journal télévisé. Au lieu de cela, nous avons écouté le gouvernement central indien annoncer la réouverture des écoles et des bureaux. Nous avons vu des images montrant des gens un peu partout en Inde fêtant l’abolition du statut spécial de l’État de Jammu-et-Cachemire. Personne n’a fêté cette décision au Cachemire. Les habitants de la région n’ont pas été consultés, personne n’a même pensé à eux. Je me souviens avoir envié la façon dont le Royaume-Uni a géré le référendum écossais. Il serait tout à fait inimaginable d’envisager que le Parlement britannique envoie des soldats en Écosse et annule le transfert de certains pouvoirs au Parlement écossais – pourtant, l’Inde n’a pas hésité à le faire de façon unilatérale, foulant aux pieds les droits humains de la population cachemirie.

Jour de l’indépendance de l’Inde | 15 août. J’ai regardé le journal télévisé et écouté les émissions de radio du gouvernement central indien, célébrant la démocratie et la liberté. Le Premier ministre a évoqué la joie ressentie par la population indienne après sa décision, et je ne peux m’empêcher de me demander comment une nation d’un milliard de personnes peut se réjouir alors qu’on lui répète au quotidien que tout est « normal » au Cachemire. En attendant, les gens ici avaient peur ; privés de transport, de sécurité ou de moyens de communication, ils ne pouvaient que croire les pires histoires murmurées d’une maison à une autre. La ville était entièrement coupée du monde et, si nous entendions et voyions les forces armées célébrer le jour de l’indépendance avec des feux d’artifice, nous n’étions pas de la fête. « Pensez-vous qu’ils vont nous expulser de chez nous ? », m’a demandé une jeune femme. Je n’avais pas la réponse. Je me suis demandé quelle était la définition de la liberté. La liberté de s’exprimer, la liberté de se déplacer, la liberté de vivre.

Comment se fait-il que le monde ne réagisse pas face à ce qui se passe ici ? Je pense à l’Angleterre, je me dis que les préparatifs en amont de l’Armistice de novembre ont dû commencer dans certaines communautés, où résonne le slogan « N’oubliez jamais » de sorte qu’un autre massacre ou génocide ne se reproduise pas. Pourtant, ici, sept millions de personnes sont en cage et le monde, à mes yeux, semble silencieux. Et il ne s’agit pas seulement des sept millions d’habitants de la région, ce sont également les milliers de familles vivant à l’étranger qui, j’en suis certaine, seront elles aussi traumatisées par l’absence d’information et de communication avec leurs proches. La prison est un état d’esprit.

Quitter l’état de siège | 16 août. Nos billets de retour avaient été pris pour ce jour-là. Nous avons quitté la maison à l’aube, bien que notre vol ne soit prévu qu’à 17 heures. Nous n’avions aucun moyen de vérifier la validité de nos billets, ni même de savoir s’il y avait des vols et si l’aéroport était opérationnel. À l’aéroport, nous avons croisé d’autres soldats arrivant avec leur sac. Un silence inquiétant régnait dans le terminal. Au comptoir d’enregistrement, l’agent m’a demandé la pièce d’identité avec laquelle j’avais acheté mon billet. C’est mon mari qui s’en était occupé, je n’avais donc pas la pièce d’identité sur moi, et l’agent m’a demandé de le contacter pour confirmation. J’ai répondu que je le ferais avec plaisir s’il me donnait un moyen de le contacter. Même la compagnie aérienne n’avait pas accès au réseau téléphonique ! Il a indiqué qu’ils allaient me rembourser mon billet et que je devrais en acheter un nouveau – solution qui me convenait parfaitement, mais là aussi, ils ne pouvaient pas traiter mon paiement car, ni leur ligne téléphonique, ni leur connexion Internet ne fonctionnaient. Les rumeurs selon lesquelles l’aéroport avait accès à Internet et au réseau téléphonique n’étaient donc pas fondées. Ils nous ont demandé de patienter pendant qu’ils tentaient de résoudre le problème, et je dois reconnaître qu’ils se sont montrés très compréhensifs et serviables. Une heure plus tard, le problème était résolu et nous avions nos cartes d’embarquement. Ils ont refusé de répondre, quand j’ai demandé comment ils avaient fait, et je n’ai pas cherché plus loin. Je sais simplement que nous avons été extrêmement chanceuses, car nous n’avons attendu qu’une heure alors que d’autres personnes ont dû patienter plus de 10 heures ! Nous sommes montées à bord d’un avion pouvant accueillir 200 passagers, mais où se sont installées 50 personnes à peine. Je sais que nous avons de la chance, mais j’ai honte de partir, d’abandonner mes concitoyens dans une cage, en état de siège, coupés du monde et, pour l’heure, isolés même les uns des autres. À bord, les consignes de sécurité habituelles ont été diffusées à plein volume : les ceintures de sécurité doivent être attachées, les dossiers des sièges relevés, les tablettes et les sacs rangés, et les volets ouverts. J’ai remarqué que mon volet était fermé et j’ai tenté de l’ouvrir, mais le steward a alors demandé à tous les passagers, à plusieurs reprises, de laisser les volets fermés. L’avion a décollé doucement, dans un silence assourdissant. À chaque fois que je quitte le Cachemire, je prends la vallée en photo depuis le ciel, ne sachant pas quand je vais revenir, mais, ce jour-là, ce petit geste symbolique m’est lui aussi interdit. Je n’emporte que des souvenirs de peur, d’incertitude et d’isolement.

Escale à New Delhi. Alors que nous nous dirigions vers le terminal des vols internationaux, la connexion de mon téléphone a été rétablie et je l’ai entendu vibrer dans ma poche pour m’annoncer 893 notifications de SMS et messages WhatsApp. Nous avons finalement atterri sur le territoire britannique après un périple de 38 heures. Je ne suis pas la même personne que celle qui est partie il y a 16 jours et pourtant, d’une certaine façon, je reste l’adolescente de 14 ans qui a quitté son pays en 1991. Établissant des contacts avec des travailleurs et travailleuses humanitaires, ainsi qu’avec d’autres Cachemiris, je sais que nous commençons à nous organiser de façon pacifique, et avec la résilience et la dignité qui caractérisent mon peuple. Il faut que le monde se réveille et écoute les Cachemiris, au lieu de se contenter de la version du Pakistan ou de l’Inde, qui ne représente que les intérêts particuliers de ces pays. Le Cachemire peut et doit s’exprimer en son propre nom.

Merci d’avoir lu mon témoignage et d’avoir pris un peu de votre temps pour apprendre, comprendre ou simplement m’écouter.

Cet article a été écrit par la blogueuse cachemirie al_sasha, dont le blog est disponible à l’adresse : https://alsasha.wordpress.com/.

Notes

[1] L’adjectif « pacifique » s’entend de façon particulière au Cachemire. Cela signifie que, malgré les mesures de surveillance de la sécurité et la lourde présence des forces armées sanctionnée par les dispositions draconiennes de la loi relative à leurs pouvoirs spéciaux, les habitants peuvent se déplacer, se rendre au travail ou à l’école, communiquer les uns avec les autres et avec le reste du monde, et avoir accès aux services et équipements de base limités qui sont disponibles.

[2] L’hartal est un mouvement de contestation civile de grande ampleur, s’accompagnant généralement d’une fermeture totale des bureaux, des magasins et des tribunaux. Il s’agit d’une forme de désobéissance civile qui s’apparente à une grève générale. À cette occasion, les écoles et les entreprises sont aussi délibérément fermées.