Le processus de paix ne doit pas se faire au prix des droits humains
La mise en place d’un processus de paix en Afghanistan semble soudain être devenue une urgence. Les États-Unis ont nommé un envoyé spécial, Zalmay Khalilzad, qui fait le va-et-vient entre les différentes capitales de la région, pour tenter de rallier les différentes parties intéressées à une initiative américaine. Simultanément, le président afghan, Ashraf Ghani, s’est apparemment engagé dans une entreprise similaire, entamée lors de la Conférence de Genève, à la fin de l’année dernière, avec sa proposition intitulée « Parvenir à la paix : le nouveau chapitre dans le processus de paix mené par les Afghans ». Aucune de ces deux initiatives ne prend cependant en compte les principales préoccupations exprimées en matière de droits humains. Les femmes ne sont que très peu représentées. Ainsi, elles ne sont que trois au sein de l’équipe de 12 négociateurs nommés par le gouvernement. Rien n’est dit sur la façon dont les victimes de crimes de guerre pourraient avoir accès à des réparations, sans même parler des conditions dans lesquelles les auteurs de tels actes pourraient être amenés à rendre des comptes. De même, il n’est nulle part question des moyens qui permettraient d’assurer le respect des avancées, certes limitées mais importantes, réalisées dans le domaine des droits fondamentaux – notamment ceux des femmes et des minorités.
Les Afghans subissent depuis plus de 40 ans maintenant des atteintes permanentes à leurs droits fondamentaux. Ils sont en butte à de graves violations des droits humains et à des exactions commises par toutes les parties au conflit, qui n’hésitent pas à s’en prendre à des civils et à des biens de caractère civil. Les actes de torture et les autres mauvais traitements, les disparitions forcées et les destructions d’immeubles sont monnaie courante. Poussés par le désespoir, face aux violences, les Afghans se retrouvent déplacés au sein de leur propre pays ou contraints d’aller chercher refuge à l’étranger. Beaucoup ont perdu tout ce qu’ils avaient – biens immobiliers, moyens de subsistance et jusqu’à leurs économies. Lorsqu’ils étaient au pouvoir, entre 1996 et 2001, les talibans s’en sont pris plus particulièrement aux minorités religieuses et ethniques. On assiste depuis quelques années à la poursuite de bombardements à grande échelle, menés par des groupes armés contre les minorités d’Afghanistan, et qui constituent de fait des crimes de guerre. Pourtant, la longue liste des injustices perpétrées depuis maintenant plus de 40 ans n’a suffi à convaincre ni les autorités américaines ni le gouvernement afghan de la nécessité de consulter les victimes avant de lancer leurs initiatives de paix.
Rompant avec une longue histoire de violations des droits humains, le nouveau gouvernement afghan s’est engagé à ne plus appliquer certains châtiments brutaux et moyenâgeux, à permettre aux femmes et aux filles d’accéder à l’éducation et au monde du travail, et à arracher les minorités religieuses au triste sort qui était le leur et qui reléguait leurs membres à un statut de citoyens de seconde zone. De nombreuses avancées essentielles ont été réalisées sur ces différents fronts, qui pourraient désormais se trouver menacées, si les négociations en vue d’un accord de paix n’étaient pas assorties d’un préalable.
Or, les atteintes au droit international commises par toutes les parties au conflit ne sont guère prises en considération, ce qui prive les victimes de tout espoir de bénéficier des réparations les plus élémentaires. Prenons par exemple la consultation nationale menée en 2004 sur la justice de transition par la Commission afghane indépendante des droits humains mise en place par le gouvernement du président de l’époque, Hamid Karzai, et qui était chargée de se pencher sur les violations et exactions passées.
Cette consultation a donné lieu à la publication d’un rapport intitulé « Appel à la justice ». Elle a débouché sur l’adoption du « Programme d’action pour la paix, la réconciliation et la justice en Afghanistan ». Malheureusement, les engagements pris alors par le gouvernement sont restés lettre morte.
Rappelons-nous également la Loi d’amnistie (Loi sur la réconciliation nationale, l’amnistie publique et la stabilité nationale) adoptée par le Parlement afghan et qui a entériné l’impunité ambiante, en accordant l’immunité aux auteurs présumés de violations, mettant fin à tout espoir de les voir un jour rendre des comptes. Ce texte avait été publié au Journal officiel en 2008 par le gouvernement pour des raisons électorales, en vue des élections présidentielles qui devaient se tenir l’année suivante. La communauté internationale avait alors obligeamment détourné le regard.
L’incapacité à mettre en place des mécanismes de justice efficaces a permis à des individus contre qui pesaient des soupçons crédibles d’atrocités, et notamment à un certain nombre de seigneurs de la guerre, de se retrouver promus à de hauts postes de responsabilité. En partie par manque de moyens, le gouvernement afghan n’a pas été en mesure d’enquêter sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, et encore moins de poursuivre en justice leurs auteurs présumés.
Le Gouvernement d’union nationale mis en place en 2014 a fait preuve de la même passivité. En 2016, le président Ashraf Ghani a commencé à courtiser Gulbuddin Hekmatyar, qui vivait jusque-là en exil et avec qui il a fini par conclure un accord. Le gouvernement ne s’est pas privé, ensuite, de présenter ce compromis aux talibans comme la preuve de sa volonté de passer l’éponge sur les excès commis par les groupes armés en échange de leur participation à d’éventuelles négociations sur le partage du pouvoir. Les membres du parti de Gulbuddin Hekmatyar, le Hizb-e-Islami, qui se trouvaient en détention ont été libérés aux termes de l’accord de 2016, sans avoir fait l’objet d’investigations sur leur possible participation aux violations du droit international humanitaire perpétrées au cours des dernières décennies. Le message adressé aux victimes était clair : leurs griefs ne seraient pas pris en compte. Bien que l’Afghanistan soit un État membre de la Cour pénale internationale (CPI), son gouvernement ne prend pas les mesures nécessaires pour permettre au personnel de ladite Cour d’enquêter sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis depuis 2003, année où le pays a adhéré à la CPI.
Comme le montrent les actions courageuses et dignes menées par les marcheurs pour la paix, il existe dans la population une volonté claire et pressante que cessent enfin les hostilités qui ont fait couler tant de sang et ont engendré tant de détresse en Afghanistan depuis 40 ans. Toutefois, les initiatives visant à parvenir à une paix durable ne peuvent pas ignorer la question de l’impunité ni permettre que celle-ci se perpétue. Elles ne doivent pas ouvrir la porte à une répétition des atteintes aux droits humains qui alimentent le conflit. L’instauration d’une paix durable implique le respect de l’obligation de rendre des comptes. Elle ne peut se faire en récompensant ceux qui se sont rendus coupables de nier aux filles leur droit à l’éducation, aux journalistes la possibilité de faire leur travail, aux femmes la liberté de se déplacer et de travailler, coupables de discrimination et d’exactions à l’égard des minorités ethniques et religieuses, coupables de refuser aux défenseurs des droits humains toute possibilité de se battre pour les droits des hommes et des femmes incapables de les revendiquer eux-mêmes.
L’Afghanistan mérite une paix qui placera les droits fondamentaux des Afghans et des Afghanes au cœur du processus. Si ces droits ne sont pas garantis, pourra-t-on d’ailleurs parler honnêtement de processus de paix ?