• 24 déc 2018
  • Russie
  • Communiqué de presse

L’AFFAIRE NETWORK EST ENTOUREE DE SECRET ET ENTACHEE D’ALLEGATIONS DE TORTURE

Amnistie internationale est préoccupée par le procès en cours d’au moins 10[1] jeunes hommes habitant à Penza et Saint-Pétersbourg, pour la plupart des militants de gauche se décrivant comme antifascistes et anarchistes, en lien avec l’affaire Network. Il est particulièrement inquiétant qu’aucune enquête en bonne et due forme n’ait été ouverte sur les plaintes formulées par plusieurs des prévenus faisant état d’actes de torture et d’autres mauvais traitements employés pour obtenir des « aveux ».

Deux de ces hommes – Dmitri Pchelintsev et Ilya Chakourski – ont été inculpés au titre de l’article 205.4, partie 1 du Code pénal russe (« organisation d’une association terroriste ») et encourraient 20 ans de prison s’ils étaient reconnus coupables. Les huit autres ont été inculpés au titre de l’article 205.4, partie 2 du Code pénal (« participation à une association terroriste ») et risquent jusqu’à 10 ans d’emprisonnement s’ils sont reconnus coupables. En outre, deux d’entre eux sont poursuivis au titre de l’article 228.1, partie 4(g) associé à l’article 30, partie 3, (« préparation pour la production et la vente d’une grande quantité de drogue ») et un autre au titre de l’article 222.1, partie 1 (« détention illégale d’explosifs »). Selon le Service fédéral de sécurité (FSB), qui est chargé de l’enquête, l’organisation Network possédait des cellules à Penza, Saint-Pétersbourg, Moscou et au Bélarus. Le FSB affirme également que ses membres projetaient de commettre des attentats terroristes pendant l’élection présidentielle 2018 et la Coupe du monde de football afin de provoquer de violents troubles civils.

L’affaire a commencé par l’arrestation et le placement en détention d’Igor Zorine (transféré par la suite en résidence surveillée après avoir accepté de coopérer avec l’enquête et, d’après certaines sources, fourni des déclarations mettant en cause les autres prévenus)[2], Ilya Chakourski, Vassili Kouxov et Dmitri Pchelintsev à Penza en octobre 2017. Début novembre 2017, Andreï Tchernov a été arrêté à Penza, et Armane Sagynbaïev a été arrêté à Saint-Pétersbourg puis transféré dans un centre de détention provisoire à Penza.

Le 23 janvier 2018, Victor Filinkov a été placé en détention au secret par des agents du FSB à Saint-Pétersbourg. Il était porté disparu et ses proches ignoraient où il se trouvait jusqu’à ce qu’il « réapparaisse » le surlendemain dans l’un des centres de détention provisoire de Saint-Pétersbourg, après que son placement en détention provisoire a été approuvé par un tribunal. Le 25 janvier, un autre habitant de Saint-Pétersbourg, Igor Chichkine, a été placé en détention au secret par des agents du FSB dans cette ville. De même, ses proches ignoraient son sort et le lieu où il se trouvait jusqu’à ce qu’il « réapparaisse » dans un centre de détention après l’approbation par un tribunal de son placement en détention provisoire. Le 21 janvier 2018, Iouli Boïarchinov, également originaire de Saint-Pétersbourg, a été arrêté pour des soupçons de « détention illégale d’explosifs » (article 222.1, partie 1 du Code pénal russe). Le 23 janvier, un juge a autorisé son placement en détention pendant 30 jours. Iouli Boïarchinov a été incarcéré dans le centre de détention provisoire Kresty-2, où il aurait reçu la visite d’agents du FSB qui ont fait pression sur lui pour qu’il fournisse des déclarations mettant en cause ses co-prévenus dans l’affaire Network. Devant son refus, les autorités l’ont transféré dans un autre centre de détention provisoire, nommé SIZO-6, où les conditions étaient bien pires. Des agents du FSB auraient continué de lui rendre visite sur place, en exerçant de nouvelles pressions sur lui pour qu’il incrimine les autres personnes inculpées. Cependant, Iouli Boïarchinov a persisté dans son refus de « coopérer » et, le 11 avril, il a également été accusé de participation à l’organisation Network au titre de l’article 205.4, partie 2.

Le 5 juillet, un tribunal de Penza a ordonné le placement en détention provisoire de Mikhaïl Koulkov et Maxim Ivankine, accusés de « préparation pour la production et la vente d’une grande quantité de drogue ». Auparavant, en mars 2017, ces deux hommes avaient été arrêtés avec le militant de gauche Alexeï Poltavets. Selon ce dernier, des agents du FSB les ont torturés et soumis à d’autres mauvais traitements en exigeant qu’ils fournissent des déclarations mettant en cause leurs amis membres de cercles de militants de gauche.

À l’exception de deux d’entre eux – Igor Zorine (voir ci-dessus) et Igor Chichkine (qui a reconnu sa culpabilité lors de la procédure préliminaire au procès) – tous les prévenus nient toute participation à une organisation terroriste et tout autre acte répréhensible[3]. Victor Filinkov, Armane Sagynbaïev, Dmitri Pchelintsev et Ilya Chakourski se sont plaints que des enquêteurs les avaient soumis à des actes de torture et d’autres mauvais traitements, dont des décharges électriques, afin de leur arracher des « aveux ». Dmitri Pchelintsev et plusieurs autres prévenus ont retiré leur plainte après avoir subi, semble-t-il, une nouvelle série de tortures. Néanmoins, Dmitri Pchelintsev a par la suite redéposé sa plainte. D’autres – Vassili Kouxov, Iouli Boïarchinov, Andreï Tchernov et Maxim Ivankine – se sont plaints d’avoir subi des actes de torture ou d’autres mauvais traitements, notamment des coups, visant à leur arracher des « aveux ». Les neuf prévenus ont en outre déclaré que des enquêteurs les avaient soumis à d’autres méthodes illégales, parmi lesquelles des pressions psychologiques, et avaient fait subir des manœuvres d’intimidation à des membres de leurs familles.

Au cours de l’enquête, des informations supplémentaires ont fait état de mauvais traitements à l’encontre des prévenus, dont le transfert de Victor Filinkov et Iouli Boïarchinov à Penza pour les faire participer à certaines « activités d’investigation ». Leur transfert a pris un mois. En Russie, le transport des prisonniers a lieu dans des conditions pouvant être considérées comme inhumaines ou dégradantes[4]. Fin novembre 2018, plusieurs des prévenus placés en détention provisoire à Penza ont affirmé être maltraités et soumis à des pressions pour qu’ils lisent plus vite les pièces de leur dossier. L’un d’eux, Dmitri Pchelintsev, a entamé une grève de la faim pour protester contre ces pressions[5].

L’un des prévenus, Armane Sagynbaïev, est gravement malade et certaines sources indiquent qu’il ne reçoit pas les médicaments dont il a besoin.

Un autre homme, Ilya Kapoustine, affirme avoir été aussi enlevé et torturé par des agents du FSB, mais il a ensuite été relâché car il était témoin et non suspect dans l’affaire. Il a depuis été contraint de fuir le pays par crainte de nouvelles persécutions et a saisi la Cour européenne des droits de l’homme au titre de l’article 3 (interdiction de la torture) et de l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) de la Convention européenne des droits de l’homme, après que le Comité d’enquête russe, un organe gouvernemental, a refusé d’ouvrir une enquête pénale sur sa plainte concernant l’usage de la torture. La plainte de Victor Filinkov a également été rejetée au niveau national et il a saisi à son tour la Cour européenne des droits de l’homme en septembre 2018.

Bien qu’Igor Chichkine ne se soit pas officiellement plaint d’avoir été torturé, des membres de la Commission de surveillance publique des lieux de détention (ONK, un mécanisme indépendant dont les membres sont autorisés à rendre visite aux détenus mais pas à discuter de leur dossier avec eux) travaillant à Saint-Pétersbourg lui ont rendu visite au centre de détention provisoire peu après son arrestation et ont relevé des traces de torture et d’autres mauvais traitements. Ils ont aussi constaté des traces de torture et d’autres mauvais traitements sur un autre prévenu, Victor Filinkov[6]. Les membres de l’ONK ont également rendu visite à Iouli Boïarchinov en détention provisoire à Saint-Pétersbourg et ont été préoccupés par les pressions qu’il subissait.

Un chercheur d’Amnistie internationale a rencontré les membres de l’ONK qui avaient rendu visite aux prévenus de l’affaire Network à Saint-Pétersbourg et a vu les documents correspondants. Il a également rencontré les parents de certains prévenus et enregistré les récits des arrestations de leurs fils, des perquisitions effectuées (dont certaines où des armes et des munitions auraient été déposées préalablement sur place par les agents du FSB), des exemples de pression et des conditions de détention. Il s’est en outre entretenu avec les avocats de certains prévenus. Ils n’ont pas pu aborder les détails du dossier judiciaire, conformément à un document signé à la demande du FSB les engageant à ne pas divulguer d’informations, mais ils ont pu communiquer des éléments concernant les conditions de détention de leurs clients et/ou des cas de mauvais traitements. Tous ces récits étaient crédibles et cohérents.

Il apparaît clairement que les autorités russes utilisent la législation visant à lutter contre l’extrémisme et le terrorisme ainsi que les poursuites pénales pour réprimer les détracteurs du gouvernement et les voix discordantes. Cette pratique a été bien établie par des observateurs russes et internationaux de la situation des droits humains, dont Amnistie internationale[7].

Le secret qui entoure l’affaire Network est également préoccupant. Les procès doivent être ouverts au public, sauf s’il existe des motifs exceptionnels justifiant de restreindre l’accès à certaines audiences. Les restrictions doivent servir un objectif réel et légitime. Cet objectif doit avoir un effet démontrable, comme par exemple protéger la capacité du pays à répondre à l’emploi ou la menace de la force, qu’elle provienne d’une source extérieure, telle qu’une menace militaire, ou intérieure, telle que l’incitation au renversement du gouvernement par la violence. Les audiences ne doivent pas être fermées en totalité. Lorsqu’il existe des raisons légitimes de rendre une partie du procès fermée au public, les conditions susmentionnées doivent être pleinement remplies.

Dès le début de la procédure, le FSB a exigé que les avocats de la défense signent un engagement officiel à ne pas divulguer d’informations. Même les audiences concernant le prolongement de la détention des prévenus ont été fermées au public. Un tel secret favorise des atteintes aux droits humains, notamment au droit à un procès équitable. Aucun moyen indépendant ne permet de vérifier si les prévenus sont raisonnablement soupçonnés d’infractions reconnues par le droit international ou si les poursuites engagées contre eux sont motivées par des considérations politiques. Le secret entourant la procédure porte en revanche à penser que celle-ci pourrait reposer sur de fausses preuves et d’autres éléments irrecevables, comme des déclarations à charge obtenues sous la torture et au moyen d’autres mauvais traitements. En effet, les allégations faisant état du recours à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements contre les prévenus et témoins sont nombreuses et cohérentes entre elles.

Amnistie internationale prie instamment les autorités russes de réexaminer l’affaire Network. Si les éléments recueillis lors de ce réexamen révèlent qu’elle a été montée de toutes pièces, l’ensemble des poursuites engagées à l’encontre des personnes accusées doivent être abandonnées et celles-ci doivent être libérées sans délai. S’il existe des raisons légitimes de maintenir les poursuites, les autorités russes doivent respecter pleinement le droit à un procès équitable, notamment en ouvrant le procès de l’affaire Network au public.

Les autorités russes doivent en outre enquêter immédiatement, efficacement et de manière impartiale sur toutes les allégations de torture et d’autres mauvais traitements dans l’affaire Network et traduire en justice tous les responsables présumés de tels agissements dans le cadre d’une procédure équitable.

[1] Au moment de la rédaction de la présente déclaration, il n’était pas clairement établi si les poursuites pénales à l’encontre d’une autre personne étaient toujours en cours ou si elles avaient été abandonnées. 

[2] Selon le projet d’observation en ligne PolitPressing.org, les poursuites pénales visant Igor Zorine ont été abandonnées le 4 septembre 2018 : https://politpressing.org/persons/5b3a326f6e0cb900339d2f51. Amnistie internationale n’a toutefois pas été en mesure de vérifier ces informations auprès d’autres sources.

[3] La déclaration des neuf prévenus est disponible sur https://graniru.org/Politics/Russie/Politzeki/m.272754.html.

[4] Voir les Actions urgentes d’Amnistie internationale concernant ces cas : https://www.amnesty.org/fr/documents/eur46/8900/2018/fr/ et https://www.amnesty.org/fr/documents/eur46/9346/2018/fr/. Pour plus d’informations sur le transport des prisonniers en Russie, voir le rapport d’Amnistie internationale intitulé Prisoner Transportation in Russia: Travelling into the Unknown, 25 octobre 2017, n° d’index : EUR 46/6878/2017, disponible en anglais et en russe sur https://www.amnesty.org/en/documents/eur46/6878/2017/en/.

[7] Voir, par exemple, la déclaration publique d’Amnistie internationale intitulée Russie. Poursuites pénales infondées contre des manifestants pacifiques à Rostov-sur-le-Don, 13 novembre 2018, n° d’index : 46/9384/2018, disponible surhttps://www.amnesty.org/fr/documents/eur46/9384/2018/fr/ ; et le communiqué de presse d’Amnistie internationale intitulé Crimée. Un avocat détenu dans le cadre d’une nouvelle campagne de harcèlement visant les défenseurs des droits humains, 6 décembre 2018, disponible sur https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2018/12/crimea-lawyer-detained-in-latest-campaign-of-harassment-of-human-rights-defenders/.