Dix-neuf ONG exhortent les États européens à s’abstenir de soutenir les attaques de drones américaines susceptibles de violer le droit international et leur demandent de mettre en place des garanties
Les membres du European Forum on Armed Drones (EFAD) et d’autres organisations non gouvernementales (ONG) sont vivement préoccupés par l’assistance apportée en secret par des États européens aux frappes meurtrières par drones menées par les États-Unis. D’autant plus que ces frappes se sont considérablement multipliées et que le président américain Donald Trump semble avoir supprimé les restrictions déjà insuffisantes qui existaient sous le gouvernement de Barack Obama pour limiter l’usage de la force afin de réduire les pertes civiles et les violations du droit international relatif aux droits humains et du droit international humanitaire.
Les attaques de drones ont des conséquences dévastatrices sur la vie et les moyens de subsistance de populations entières, qui vivent dans la peur constante des drones armés qui survolent leurs villages pendant des heures ou dont des proches ont été tués ou blessés par ces frappes. « Nous prions pour que notre pays et notre peuple retrouvent la paix et pour que soit mis fin à ce gâchis et ce carnage, mais jusqu’à présent, nous n’en voyons pas le bout », a déclaré à Amnistie internationale le fils de Mamana Bibi, une femme de 68 ans tuée par un tir de drone au Pakistan en octobre 2012.
Le Programme américain de frappes meurtrières par drones
Les États-Unis ont mis en œuvre un vaste programme de frappes meurtrières par drones que le pays utilise pour commettre des homicides dits « ciblés » partout dans le monde, y compris en dehors de zones de conflit reconnues, dans le cadre de ses opérations de lutte contre le terrorisme. Si les États-Unis ont surtout eu recours à des tirs de drones dans des situations de véritable conflit armé, le pays revendique le droit de cibler et de tuer délibérément des membres de certains groupes ou des personnes considérées comme ayant un lien avec certains groupes, où que ce soit, souvent en dehors de conflits armés reconnus comme tels. Pour justifier ces frappes, les gouvernements américains successifs ont fait valoir leur doctrine de « guerre mondiale », qui revient à considérer le monde entier comme un champ de bataille, ou ont invoqué un prétendu droit à la légitime défense qui les autoriserait à utiliser la force meurtrière au-delà des frontières, contre des personnes ou groupes de personnes considérées comme représentant une menace.
Au cours des dix dernières années, des ONG, des experts des Nations Unies et des médias ont recueilli des informations montrant que des frappes de drones américaines potentiellement illicites menées en dehors de conflits armés avaient causé un nombre important de pertes humaines, constituant dans certains cas une violation du droit à la vie équivalant à une exécution extrajudiciaire. L’incapacité des autorités américaines à justifier juridiquement et factuellement leurs frappes par drones, et le secret qui entoure ces frappes entravent considérablement l’évaluation de la légalité de celles-ci. La transparence est essentielle pour permettre de vérifier en toute indépendance si les États appliquent le cadre légal approprié. En l’absence d’une telle transparence, il est difficile d’évaluer de manière probante la légalité des frappes américaines par drones et de l’assistance prêtée par les États européens. Dans les zones de conflit armé reconnues, où le droit international humanitaire s’applique au même titre que les droits humains, les frappes américaines effectuées au moyen de drones ont fait un grand nombre de victimes parmi les civils. Elles ont dans certains cas manifestement violé le droit international, constituant peut-être parfois des crimes de guerre.
L’assistance européenne au programme américain de frappes meurtrières par drones
Les États-Unis ne mènent pas ces opérations seuls : leur programme de frappes meurtrières par drones s’appuie largement sur l’aide de nombreux autres États, dont certains pays européens. Comme le révèle Amnistie internationale dans un nouveau rapport, le Royaume-Uni, l’Allemagne et les Pays-Bas communiquent des renseignements, dont des métadonnées, qui permettent aux États-Unis de localiser des cibles potentielles. Le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie autorisent les États-Unis à agir depuis des bases situées sur leur territoire, leur offrant aussi des infrastructures essentielles en termes de communication et de renseignement qui permettent la transmission d’informations entre les opérateurs des drones aux États-Unis et les drones armés qui procèdent à des frappes meurtrières dans différents pays de la planète. L’Italie autorise en outre les États-Unis à faire décoller des drones armés depuis une base américaine en Sicile pour des frappes « défensives ». Par ailleurs, des entreprises industrielles européennes ont collaboré avec les constructeurs américains de drones armés pour la conception et la fabrication de composants de drones. Cette assistance se fait dans le plus grand secret et échappe à toute politique publique et à tout contrôle.
En partageant des renseignements utilisés pour localiser des cibles, en mettant à disposition des bases aériennes se trouvant sur leur territoire et en accueillant des infrastructures de communication cruciales, ces États européens sont étroitement impliqués dans les opérations menées par les États-Unis avec des drones armés et en font même partie intégrante. Comme précisé plus loin, ils courent également le risque de violer le droit international.
Au cours des six dernières années, les preuves de l’implication d’États européens dans le programme américain de frappes par drones se sont multipliées, et les préoccupations quant à la légalité d’une telle aide se sont accrues, accentuées par les interrogations entourant la précision et la fiabilité des renseignements d’origine électromagnétique et le nombre élevé des pertes civiles qui en résulte. Signe de cette inquiétude, des plaintes ont été déposées dans trois pays européens différents – le Royaume-Uni, l’Allemagne et les Pays-Bas – et les appels à rendre public le cadre juridique et les orientations sur lesquels repose cette coopération se sont multipliés.
Ce risque pour les États européens de violer le droit international en assistant le programme américain de frappes par drones est d’autant plus élevé aujourd’hui que Donald Trump a semble-t-il assoupli les restrictions relatives à l’utilisation des drones armés et de la force meurtrière par les États-Unis à l’étranger et considérablement étendu les opérations de frappes meurtrières par drones commandées par son administration, notamment au Yémen et en Somalie, où, selon nos informations, le nombre de frappes aériennes, y compris par drones, aurait respectivement triplé et doublé en 2017. Parallèlement, Donald Trump a autorisé l’Agence centrale du renseignement (CIA) à reprendre les frappes par drones et menacé d’y recourir aussi loin qu’au Niger. Cette évolution de la politique et des pratiques des États-Unis représente un véritable risque d’augmentation des homicides illégaux et des pertes civiles. Lorsque d’autres États engagent leur responsabilité en prêtant assistance au programme américain de frappes meurtrières par drones en violation du droit international, les conséquences juridiques peuvent donc être encore plus lourdes. Pourtant, malgré ces risques accrus, peu d’éléments permettent de croire que les États européens aient changé de manière significative leur assistance au programme de frappes par drones.
Le cadre juridique international
Aux termes de l’article 16 des Articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite de la Commission du droit international, un État peut être considéré comme responsable en raison de l’assistance qu’il a prêtée pour une violation du droit international humanitaire ou relatif aux droits humains :
1. quand l’État qui prête son assistance « agit ainsi en connaissance des circonstances du fait internationalement illicite » ;
2. quand le fait serait internationalement illicite s’il était commis par l’État qui prête son assistance.
En conséquence, quand des organes ou des responsables d’un État (tel que le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Italie) prêtent leur assistance en connaissance de cause aux États-Unis pour la commission de frappes de drones en violation du droit international, ledit État peut être tenu responsable en raison de l’aide ou de l’assistance qu’il a prêtée pour la commission de telles violations.
En outre, tout État partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques ou à la Convention européenne des droits de l’homme (comme c’est le cas du Royaume-Uni, de l’Allemagne, des Pays-Bas et de l’Italie) risque de contrevenir aux obligations qui lui incombent en vertu du droit international relatif aux droits humains s’il assiste d’autres pays dans des violations des droits humains – comme le droit à la vie, par exemple – alors qu’il sait ou devrait savoir que de telles violations sont perpétrées. Conformément à l’article premier commun aux Conventions de Genève, aucun État signataire ne doit non plus encourager, aider ou assister des parties à un conflit armé dans des violations du droit international humanitaire.
Les dirigeants européens doivent agir de toute urgence
Les États européens ne peuvent plus ignorer les éventuelles conséquences juridiques de leur rôle dans le programme américain de frappes meurtrières par drones. Ils doivent affirmer sans ambiguïté qu’ils ne partageront plus de renseignements avec les États-Unis ni ne leur prêteront assistance lorsque ces renseignements ou cette assistance pourraient servir à perpétrer des violations du droit international humanitaire ou relatif aux droits humains. Face à ce risque, les États européens doivent immédiatement établir des normes fermes et contraignantes régissant toute assistance à des frappes meurtrières par drones, rendre ces normes publiques, mettre en place des garanties adaptées pour s’assurer de ne pas aider d’autres pays à porter atteinte aux droits et ouvrir des enquêtes publiques sur les accords de partage de renseignements passés avec les États-Unis.
Ces demandes font partie d’un appel à l’action plus large lancé par le European Forum on Armed Drones, un réseau d’organisations de la société civile qui promeut les droits humains, le respect de l’état de droit, le désarmement et la prévention des conflits. Cet appel à l’action demande aux États européens d’élaborer des politiques claires, de prévenir les risques de complicité, d’assurer la transparence, d’instaurer l’obligation de rendre des comptes et de contrôler la prolifération des drones armés.