Tunisie. Cela fait un an que des défenseur·e·s des droits humains travaillant avec des réfugié·e·s et des migrant·e·s sont en détention arbitraire

Les autorités tunisiennes doivent immédiatement remettre en liberté des défenseur·e·s des droits humains, des membres d’ONG et d’anciens responsables locaux, qui sont arbitrairement maintenus en détention provisoire depuis un an en raison de leur soutien légitime aux réfugié·e·s et aux migrant·e·s, a déclaré Amnistie internationale mercredi 7 mai. La répression en cours, qui s’inscrit dans une attaque plus large contre la société civile en Tunisie, a été alimentée par une montée de la xénophobie et a gravement perturbé l’aide essentielle apportée aux réfugiés et aux migrants.
Depuis mai 2024, les autorités tunisiennes ont effectué des descentes dans les locaux d’au moins trois ONG apportant une aide cruciale aux réfugié·e·s et aux migrant·e·s, arrêtant et incarcérant au moins huit employé·e·s d’ONG, ainsi que deux anciens responsables locaux ayant coopéré avec ces organisations. Elles ont également ouvert des enquêtes judiciaires contre au moins 40 autres personnes, en relation avec le travail pourtant légitime d’ONG en faveur des personnes réfugiées ou migrantes.
« Il est profondément choquant que ces défenseur·e·s des droits humains aient déjà passé plus d’un an en détention arbitraire simplement pour avoir aidé des réfugié·e·s et des migrant·e·s en situation précaire. Ils n’auraient jamais dû être arrêtés », a déclaré Sara Hashash, directrice régionale adjointe d’Amnistie internationale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.
« Cette répression irresponsable contre le personnel d’organisations opérant conformément au droit tunisien a eu des conséquences humanitaires désastreuses pour les réfugié·e·s et les migrant·e·s dans le pays, et représente un recul terriblement dangereux pour les droits humains en Tunisie. Les autorités doivent immédiatement libérer toutes les personnes détenues uniquement en raison de leur travail humanitaire et de défense des droits humains, et abandonner toutes les charges retenues contre elles. »
Les 3 et 4 mai 2024, la police tunisienne a arrêté Mustapha Djemali et Abderrazak Krimi, respectivement directeur et chef de projet du Conseil tunisien pour les réfugiés (CTR), une ONG tunisienne qui travaille avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et avec les autorités tunisiennes afin de pré-enregistrer les personnes en quête d’asile et de fournir une assistance cruciale aux réfugié·e·s et aux demandeurs et demandeuses d’asile. Les autorités les maintiennent en détention provisoire depuis plus d’un an, tout en enquêtant sur eux pour « aide à l’entrée clandestine » et « hébergement » de ressortissant·e·s étrangers, uniquement en raison de leur travail pour le CTR.
Entre les 7 et 13 mai 2024, la police a arrêté Sherifa Riahi, Yadh Bousselmi et Mohamed Joo, respectivement ancienne directrice, directeur, et directeur administratif et financier de Terre d’asile Tunisie, la branche tunisienne de l’ONG française France Terre d’asile.
Tous trois sont en détention provisoire depuis lors et les autorités ont engagé des poursuites contre eux pour « hébergement de personnes entrant sur le territoire tunisien ou le quittant clandestinement » et « aide à l’entrée, à la sortie, à la circulation ou au séjour irréguliers d’un étranger », uniquement en raison de l’aide essentielle que ces personnes ont apportée à des réfugié·e·s et des migrant·e·s. Lors de la clôture de l’enquête, le juge d’instruction a invoqué un « projet de la société civile, soutenu par l’Europe, dans le but de promouvoir l’intégration sociale et économique de migrants en situation irrégulière en Tunisie et leur installation permanente », à l’appui de l’accusation.
Le 11 mai 2024, la police a également arrêté l’ancienne adjointe au maire de Sousse, Imen Ouardani, pour les mêmes motifs. Cette dernière est en outre accusée d’avoir utilisé sa position de responsable « pour obtenir un avantage injustifié ou nuire à l’administration », uniquement en raison de la collaboration entre la municipalité et Terre d’asile Tunisie.
Aux termes du droit international, la détention provisoire ne devrait être utilisée qu’à titre exceptionnel, afin d’éviter de porter atteinte à la présomption d’innocence ; elle devrait en outre reposer sur une évaluation au cas par cas montrant que la détention est nécessaire et proportionnée en raison d’un risque substantiel de fuite, d’entrave à l’enquête, de préjudice à autrui ou de réitération de l’infraction présumée. Les autorités tunisiennes n’ont invoqué aucun de ces motifs en ce qui concerne ces personnes.
« La détention de défenseur·e·s des droits humains criminalise des activités humanitaires et de défense des droits humains qui sont essentielles. Le soutien aux réfugié·e·s et aux migrant·e·s, quel que soit leur statut au regard du droit, est protégé par le droit international et ne devrait jamais être assimilé au trafic ou à la traite d’êtres humains », a déclaré Sara Hashash.
La Tunisie est partie à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée et à ses protocoles, qui fixent des normes précises pour la définition du trafic et de la traite des êtres humains, tout en protégeant le travail humanitaire et en faveur des droits fondamentaux, qui est pour sa part légitime.
La répression de mai 2024 a fait suite à des campagnes de diffamation xénophobes et racistes sur les réseaux sociaux contre plusieurs organisations, dont le CTR et Terre d’asile Tunisie, après que le CTR a lancé un appel d’offres pour que des hôtels proposent des hébergements à des personnes en quête d’asile ou réfugiées en situation précaire, en réponse à une demande d’assistance émanant du HCR et des autorités locales.
Le 6 mai 2024, le président Kaïs Saïed a accusé les ONG travaillant sur la migration d’être des « traîtres » et des « agents [étrangers] », et de chercher à « installer » en Tunisie des migrant·e·s d’Afrique subsaharienne. Le lendemain, à Tunis, un procureur a annoncé l’ouverture d’une enquête contre des ONG pour « soutien financier à des migrants illégaux ».
La répression, qui s’est traduite par la détention de membres du personnel d’ONG et le gel de leurs comptes bancaires, a entraîné la suspension de services vitaux depuis mai 2024, perturbant l’accès aux procédures d’asile, à l’hébergement, aux soins de santé, à la protection de l’enfance et à l’aide juridique. En conséquence, un très grand nombre – potentiellement des milliers – de personnes réfugiées ou migrantes, notamment des mineur·e·s non accompagnés, se trouvent dans des situations précaires et incertaines, et sont exposées à un risque accru de violations des droits humains et d’atteintes.
En avril 2025, le ministre tunisien de l’Intérieur, Khaled Ennouri, a déclaré que les autorités étaient prêtes à « faire face à toute tentative de modification de la composition démographique du peuple tunisien ». Ces commentaires ont contribué à la montée en puissance de la violence raciste à l’égard des réfugié·e·s et des migrant·e·s noirs, notamment dans les régions frontalières. Des utilisateurs de réseaux sociaux ont diffusé des vidéos dans lesquelles ils se montraient en train de « faire la chasse à des Africains [noirs] » et de les menacer de violences et d’autres atteintes à leurs droits.
Parmi les autres organisations visées figurent l’organisation antiraciste Mnemty (neuf de ses employé·e·s et partenaires font l’objet d’une enquête depuis mai 2024 pour des infractions financières pour lesquelles les autorités n’ont pas encore fourni de preuves) et l’ONG de défense des droits de l’enfant Enfants de la lune, à Médenine. Les autorités maintiennent également en détention la directrice exécutive de l’Association pour la promotion du droit à la différence (ADD), Salwa Ghrissa, depuis le 12 décembre 2024, dans l’attente des résultats d’une enquête sur le financement de cette organisation.
« Les autorités tunisiennes doivent immédiatement cesser de réprimer pénalement le travail humanitaire et en faveur des droits humains, de désigner des boucs émissaires et de diffamer la société civile, qui sont des tactiques dangereuses », a déclaré Sara Hashash.
Contexte
Des discours racistes et xénophobes ont été proférés à plusieurs reprises par des responsables et des député·e·s tunisiens ces deux dernières années, à commencer par les propos racistes tenus par le président Kaïs Saïed en février 2023.
Depuis mai 2024, les autorités tunisiennes ont également continué à procéder régulièrement à des expulsions forcées et à des expulsions collectives illégales de réfugié·e·s et de migrant·e·s vers la Libye et l’Algérie. Début avril 2025, les autorités ont annoncé une « opération de démantèlement » dans la région de Sfax (est du pays), où des réfugié·e·s et des migrant·e·s avaient établi des camps de fortune ces deux dernières années, après avoir été expulsés de force et relogés hors de zones urbaines par les autorités.
La vague d’arrestations de mai 2024 s’inscrit dans le cadre d’une attaque plus large contre la société civile. À l’approche des élections présidentielles d’octobre 2024, les autorités ont ouvert des enquêtes sur les ONG I Watch et Mourakiboun au sujet de leur financement, et les ont empêchées d’observer le déroulement du scrutin.
Les autorités financières tunisiennes ont par la suite ouvert des enquêtes sur au moins une douzaine d’organisations concernant des financements et des activités protégées par le droit à la liberté d’association, tandis que les banques ont de plus en plus retardé ou entravé les transferts de fonds entrants en provenance de l’étranger, exigeant une documentation excessive et compliquant ainsi le fonctionnement des ONG.