République dominicaine. Les données réfutent l’idée fausse selon laquelle les migrant·e·s saturent le système de santé
La République dominicaine figure parmi les pays d’Amérique latine et des Caraïbes qui investissent le moins dans la santé publique. Or, au lieu de renforcer ce système, le gouvernement a rejeté la faute sur la population perçue comme étant haïtienne et a mis en place un protocole migratoire dans les hôpitaux publics qui conditionne l’accès aux soins et expose les personnes concernées à la détention et à l’expulsion, avertit Amnistie internationale dans son rapport Salud sin estigmas: El impacto de las políticas migratorias en el derecho a la salud en República Dominicana (Une santé sans stigmatisation : les effets des politiques migratoires sur le droit à la santé en République dominicaine).
« Ce protocole est un écran de fumée utilisé par le président Luis Abinader pour tenter de dissimuler le fait que son gouvernement et les gouvernements précédents n’ont pas suffisamment investi pour garantir le droit à la santé, a déclaré Ana Piquer, directrice pour les Amériques à Amnistie internationale. « Les hôpitaux dominicains doivent être des lieux où l’on est soigné et protégé, et non des espaces où règnent la peur et la surveillance. Le gouvernement doit investir de manière adéquate dans la santé et abroger immédiatement toutes les mesures qui dissuadent les personnes de consulter un médecin en raison de leur nationalité ou de leur statut migratoire », a-t-elle ajouté.
Le 6 avril 2025, le président Luis Abinader a mis en œuvre un ensemble de mesures en matière d’immigration comprenant la « procédure de gestion des services de santé pour les patients étrangers » qui est un protocole visant à subordonner l’admission dans les hôpitaux des personnes étrangères à la présentation d’une pièce d’identité, d’un passeport avec un visa en cours de validité, d’une carte de travail délivrée par la Direction de la migration et d’un justificatif de domicile. Les personnes étrangères qui ne présentent pas ces documents, après avoir reçu des soins, s’exposent à un placement en détention et à une expulsion. Selon le président, ces mesures visent à « contrôler l’afflux de patients dans les hôpitaux publics » et à garantir les droits des personnes dominicaines.
Amnistie internationale a réalisé une analyse statistique à partir des informations recueillies par les établissements de santé du Service national de la santé (SNS) et d’enquêtes menées auprès des ménages, ainsi que d’entretiens avec des spécialistes et des personnes utilisant les services de santé. Selon les données examinées par l’organisation, les préoccupations relatives à l’accès aux soins de santé et à leur disponibilité dans le pays ne sont pas dues à la saturation des services fournis aux réfugié·e·s haïtiens, mais s’expliquent plutôt par le manque graduel d’investissements de l’État dans le domaine de la santé, ce qui va à l’encontre de ses obligations internationales au titre desquelles il est tenu d’utiliser au maximum les ressources disponibles pour garantir le droit à la santé.
De plus, Amnistie internationale a constaté que la mise en œuvre du protocole renforce les obstacles au droit à la santé des personnes haïtiennes, accroissant les inégalités en matière d’accès à la santé et limitant les efforts de santé publique pour l’ensemble de la population du pays.
La précarisation de la santé publique découle du manque de disponibilité des services de santé
Le président Luis Abinader a annoncé en février 2025 que son gouvernement donnerait la priorité aux investissements dans le système de santé au profit de la population dominicaine. Cependant, il convient de souligner que, historiquement, les problèmes de fond concernant l’accès à la santé publique ne sont pas liés à la demande de services de santé de la part des personnes haïtiennes vivant dans le pays, mais à un financement insuffisant et à une faible disponibilité des ressources. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la République dominicaine occupe le deuxième rang des pays de la région où les dépenses publiques de santé sont les plus faibles en pourcentage du PIB, le pays y consacrant moins de la moitié (avec 2,7 % du PIB) de ce que recommande l’OMS (6 %). Bien que les dépenses de santé dans le budget aient augmenté de 5 % entre 2022 et 2024, ces augmentations ne sont ni substantielles ni suffisantes pour atteindre l’objectif fixé au niveau international.
En outre, lorsque l’on compare la République dominicaine à d’autres pays de la région sur la base des indicateurs de disponibilité des ressources humaines et matérielles, selon les données de l’OMS et de l’Organisation panaméricaine de la santé (OPS), on constate que le nombre de lits et de membres du personnel infirmier disponibles dans le système de santé est inférieur à la moyenne régionale.
Les personnes haïtiennes ne saturent pas le système de santé dominicain
Les recherches menées par Amnistie internationale et les données officielles montrent que les personnes haïtiennes ne représentent qu’une petite fraction de celles et ceux qui utilisent les services de santé publics dans tout le pays. D’après les chiffres du SNS relatifs aux soins de santé secondaires portant jusqu’au premier trimestre de 2025, les personnes haïtiennes ne représentaient que 7,9 % du total des consultations et 14,8 % du total des hospitalisations. Même si dans certaines provinces le nombre de consultations a été plus élevé et a dépassé les 30 % – comme dans les provinces d’Independencia, d’Elías Piña, de Pedernales et d’El Seibo – le nombre total de patient·e·s dans ces zones n’a représenté que 2 % du total du pays en 2025.
Une analyse statistique réalisée à partir des données du SNS a révélé que l’occupation des lits et la saturation des services dans les situations critiques ne sont pas causées par une augmentation des hospitalisations, des urgences ou des interventions chirurgicales concernant des patient·e·s haïtiens, mais par l’augmentation totale de la demande de services de santé.
Les accouchements des femmes haïtiennes ne saturent pas les services de santé
Les autorités, les médias nationaux et des personnalités publiques soulignent que la proportion de femmes haïtiennes concernant les accouchements a augmenté au fil du temps, les associant, de manière raciste et misogyne, à une « invasion de ventres » dans le pays. Cependant, les recherches menées par Amnistie internationale et les statistiques officielles montrent qu’entre 2023 et 2025, la tendance dans le temps concernant la proportion de naissances enregistrées est restée constante, tandis que le nombre de naissances enregistrées au sein du SNS – tant pour les femmes haïtiennes que dominicaines – a diminué. Les chiffres désaisonnalisés montrent que le pourcentage d’accouchements de femmes haïtiennes est passé de 36 % au premier trimestre de 2023 à 37 % au premier trimestre de 2025.
L’augmentation de la proportion d’accouchements de femmes haïtiennes dans le total des accouchements s’explique par une nette diminution des accouchements de femmes dominicaines et non par un nombre plus élevé d’accouchements de femmes haïtiennes. Par conséquent, ce changement ne représente pas une pression supplémentaire sur la capacité hospitalière et ne compromet pas la disponibilité des services de santé dans le pays.
En revanche, il est indéniable que le protocole et les pratiques qui en découlent, telles que l’identification, la détention et l’expulsion de femmes enceintes après leur prise en charge à l’hôpital, mettent en danger la vie et la santé de femmes et de nouveau-nés. La crainte d’une expulsion dissuade les femmes d’accéder aux services de santé publics.
Cette politique alimente en outre la violence reproductive à laquelle les femmes haïtiennes se heurtaient déjà dans les centres publics. Des Haïtiennes et des Dominicaines d’ascendance haïtienne interrogées par Amnistie internationale ont déclaré avoir été refusées dans des hôpitaux ou avoir été victimes de propos racistes lorsqu’elles avaient cherché à obtenir des soins prénataux ou d’urgence. Plusieurs ont déclaré n’avoir d’autre choix que d’accoucher chez elles sans assistance médicale adéquate ou dans des lieux informels par crainte d’être arrêtées, malgré les risques graves pour leur santé, leur grossesse et leurs bébés.
Les décisions du gouvernement sont discriminatoires et aggravent les inégalités en matière d’accès à la santé pour les personnes haïtiennes
Le protocole migratoire dans les hôpitaux publics touche de manière disproportionnée les personnes haïtiennes et d’ascendance haïtienne, car il est mis en œuvre dans un contexte de profilage racial et de xénophobie contre les personnes d’origine haïtienne, aggravant ainsi la discrimination raciale et perpétuant un discours officiel qui associe l’identité haïtienne à la maladie, à la pauvreté ou à la situation irrégulière. Cette mesure entrave l’accès à la santé et viole les obligations internationales en matière de droits humains, notamment en ce qui concerne les droits à la santé, à l’égalité et à la non-discrimination, garantis par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CERD).
Selon les statistiques obtenues à l’issue d’une enquête menée par l’UNICEF et examinée par Amnistie internationale, les personnes haïtiennes ont moins accès à l’eau potable, à des installations sanitaires adéquates et à l’eau courante dans leur logement, ces facteurs jouant un rôle déterminant quant à leur état de santé. De plus, la couverture d’assurance maladie et la vaccination des enfants de moins de cinq ans sont très faibles, et les enfants haïtiens présentent des niveaux supérieurs de malnutrition. De même, les femmes haïtiennes enceintes présentent un taux de mortalité néonatale plus élevé, ont moins accès à l’assurance maladie et moins accès aux consultations de suivi.
Le protocole relatif à la santé met en danger la santé de toutes les personnes en République dominicaine
Amnistie internationale estime que le protocole migratoire mis en place dans les hôpitaux publics pourrait nuire aux mesures de prévention et aux soins de santé en République dominicaine au regard des traités internationaux relatifs aux droits humains. La recommandation générale n° 37 du CERD souligne que la discrimination raciale « crée des inégalités dans le domaine de la santé et exacerbe les inégalités existantes, causant des maladies ou des décès évitables ou augmentant leur incidence ».
Selon des spécialistes de la santé publique et de la coopération internationale consultés par Amnistie internationale, ce protocole pourrait nuire aux initiatives relatives à la santé publique d’un point de vue plus général, ce qui pourrait mettre en danger la santé de toute la population du pays. Ils ont indiqué que les obstacles à l’accès aux soins médicaux créés par le protocole, qui éloigne les personnes haïtiennes vivant dans le pays des services de santé, pourraient augmenter la mortalité maternelle et compromettre les mesures adoptées au plan national en ce qui concerne le VIH et d’autres maladies infectieuses telles que la tuberculose.
Selon les spécialistes interrogés, de nombreuses personnes haïtiennes recevaient auparavant un traitement contre le VIH dans le cadre de programmes soutenus par l’aide internationale, qui a en grande partie été réduite ou tronquée. Cependant, depuis l’entrée en vigueur du protocole relatif à la santé, en raison de la peur et de la méfiance, notamment en raison du risque d’expulsion, de nombreuses personnes haïtiennes pourraient se retrouver privées d’accès à des traitements vitaux, ce qui a des répercussions sur les efforts de prévention du VIH dans tout le pays. Amnistie internationale est parvenue à la conclusion que le protocole migratoire dans les hôpitaux publics a un effet discriminatoire et raciste sur l’accès aux soins médicaux des personnes haïtiennes et noires et, plus généralement, qu’il compromet les efforts de santé publique.
Appel adressé au gouvernement dominicain
Les autorités avancent que l’enregistrement des « personnes étrangères » dans les hôpitaux et la notification de leur statut migratoire aux autorités constituent une mesure de « sécurité » et d’« ordre public ». Or, le fait d’obliger le personnel de santé à signaler ses patient·e·s crée un climat de peur qui dissuade les personnes de se faire soigner, y compris en cas de maladie chronique, ce qui accroît le nombre d’accouchements sans assistance et de décès évitables.
« Le protocole migratoire dans les hôpitaux publics, qui n’est ni basé sur des preuves ni conçu dans le cadre d’une approche fondée sur les droits humains, impose des obstacles à l’accès aux soins de santé pour les personnes haïtiennes et institutionnalise un traitement discriminatoire à l’égard des personnes haïtiennes et dominicaines d’ascendance haïtienne, et met également en danger la santé de toutes les personnes vivant dans le pays, a déclaré Diego Vázquez, chercheur à Amnistie internationale. Le gouvernement dominicain doit garantir pour toutes les personnes l’accès à des soins de santé acceptables et de qualité, sans discrimination. »
Amnistie internationale exhorte le président Luis Abinader et toutes les autorités dominicaines à garantir le droit à la santé des personnes haïtiennes et dominicaines d’ascendance haïtienne, à mettre fin à l’expulsion de ces personnes lorsqu’elles se rendent à l’hôpital et à abroger immédiatement le protocole migratoire dans les hôpitaux publics qui oblige les hôpitaux à enregistrer et à signaler le statut migratoire des personnes prises en charge, et à mettre en œuvre toutes les mesures administratives, politiques et juridiques nécessaires pour garantir le droit à la santé en République dominicaine sans discrimination fondée sur la race, le genre, l’origine nationale, le statut migratoire ou tout autre considération.
Contexte
Depuis octobre 2024, les autorités dominicaines ont expulsé plus de 300 000 Haïtien·ne·s, dont des femmes enceintes et des enfants, malgré la grave crise humanitaire et en matière de sécurité que connaît Haïti et malgré l’appel que lance depuis 2022 le HCR pour qu’il soit mis fin aux retours forcés. Ces conclusions s’inscrivent dans le cadre de la campagne #RDAntirracista d’Amnistie internationale, qui présente des informations sur la discrimination raciale structurelle dans les politiques migratoires et relatives à la nationalité en République dominicaine. La campagne invite les personnes à demander à Luis Abinader, président de la République dominicaine, de mettre fin aux expulsions collectives et à la discrimination raciale que subissent les Haïtien·ne·s et les Dominicain·e·s d’ascendance haïtienne, de garantir l’accès aux soins de santé sans discrimination, et de respecter et protéger celles et ceux qui défendent l’égalité, la non-discrimination, la justice raciale et les droits des migrant·e·s.