• 2 Sep 2025
  • Syrie
  • Communiqué de presse

Syrie. Une nouvelle enquête révèle que les forces gouvernementales et affiliées ont exécuté de manière extrajudiciaire des dizaines de Druzes à Soueïda

  • Des vidéos authentifiées et des témoignages oculaires révèlent que 46 Druzes, hommes et femmes, ont été tués de manière délibérée et illégale
  •  Des membres des forces gouvernementales et affiliées au gouvernement, portant des uniformes militaires et des forces de sécurité, certains arborant des insignes officiels, ont procédé à des exécutions extrajudiciaires
  • Ces exécutions ont eu lieu en place publique, dans des habitations, une école, un hôpital et une salle de cérémonie, dans le gouvernorat de Soueïda

Le gouvernement syrien doit amener les membres des forces de sécurité et des forces armées gouvernementales, ainsi que ceux des forces affiliées, à rendre des comptes pour l’exécution extrajudiciaire d'hommes et de femmes druzes à Soueïda, a déclaré Amnistie internationale.

L’organisation a recueilli de nouvelles preuves accablantes attestant que les forces gouvernementales et affiliées se sont rendues responsables de l’exécution extrajudiciaire de Druzes les 15 et 16 juillet, à Soueïda. Il sagit notamment de vidéos authentifiées, sur lesquelles on peut voir des hommes armés en uniforme militaire et des forces de sécurité, certains portant des insignes officiels, exécuter des personnes non armées dans des habitations, sur une place publique, dans une école et un hôpital. Le 31 juillet, le ministère de la Justice a mis sur pied un comité chargé d’enquêter sur les violations commises à Soueïda et de traduire les responsables présumés en justice.

« Lorsque des membres des forces militaires ou de sécurité commettent un homicide délibéré et illégal, ou lorsque des forces affiliées le font avec la complicité ou l’approbation du gouvernement, il s’agit d’une exécution extrajudiciaire, un crime au regard du droit international. Le gouvernement syrien doit mener dans les meilleurs délais une enquête indépendante, impartiale et transparente sur ces exécutions et traduire les auteurs en justice dans le cadre de procès équitables, sans recourir à la peine de mort, a déclaré Diana Semaan, chercheuse sur la Syrie à Amnistie internationale.

« Les terribles violations des droits humains perpétrées à Soueïda rappellent une fois de plus les conséquences mortelles de l’impunité pour les massacres interconfessionnels en Syrie, qui encourage les forces gouvernementales et affiliées à tuer sans crainte d’avoir à rendre des comptes. Au lendemain des homicides illégaux de centaines de civil·e·s de la minorité alaouite et au vu de l’absence de justice, ces violences contre des membres de la minorité druze dévastent une autre communauté, alimentent de nouveaux troubles et sapent la confiance dans la capacité du gouvernement à réellement apporter vérité, justice et réparations à tous ceux qui dans le pays subissent depuis des décennies des crimes relevant du droit international et des violations graves des droits humains. »

Entre le 11 et le 12 juillet, des tensions ont éclaté dans le sud de la Syrie entre des groupes armés druzes et des combattants de tribus bédouines, entraînant des affrontements armés. Le 15 juillet, les forces gouvernementales ont annoncé être entrées dans la ville de Soueïda afin de « rétablir la stabilité » et ont imposé un couvre-feu. Le même jour, Israël a mené des frappes aériennes contre des véhicules militaires syriens, tuant au moins 15 membres des forces gouvernementales. Les premières informations faisant état de violations des droits humains par les forces gouvernementales et affiliées à Soueïda ont déclenché une reprise des combats avec les groupes armés druzes et entraîné une forte escalade de la violence, qui a pris fin avec le retrait des forces gouvernementales tard dans la nuit du 16 juillet.

Amnistie internationale a recueilli des informations sur les tirs délibérés et l’exécution de 46 Druzes (44 hommes et deux femmes), ainsi que le simulacre d’exécution de deux personnes âgées, les 15 et 16 juillet. Ces exécutions, perpétrées par les forces gouvernementales et affiliées, ont eu lieu sur une place publique, dans des habitations, une école, un hôpital et une salle de cérémonie, dans le gouvernorat de Soueïda.

Les jours où elles ont été commises, des hommes armés à Soueïda ont proféré des slogans motivés par la haine religieuse à l’égard de membres de la communauté druze et infligé des traitements humiliants à des religieux, les forçant par exemple à se raser la moustache, qui revêt une grande importance sur le plan culturel.

Amnistie internationale a interrogé 13 personnes à Soueïda, et deux autres originaires de la ville mais vivant à l’étranger. Parmi ces 15 témoins, huit avaient des proches ayant été exécutés ; l’un d’entre eux a assisté en direct à l’exécution de membres de sa famille et un autre à celle d’un groupe. Cinq se sont rendus sur différents lieux d’exécution et ont vu les corps de leurs proches et d’autres victimes. Les parents d’une femme ont été soumis à un simulacre d’exécution, et deux autres personnes interrogées ont été détenues avec leurs familles et menacées par arme à feu, tandis que des hommes armés en uniforme militaire fouillaient leur maison.

Le Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises, l’équipe d’investigation numérique d’Amnistie internationale, a vérifié 22 vidéos et photos transmises à ses chercheurs ou publiées sur les réseaux sociaux entre le 15 juillet et le 10 août, et a procédé à une analyse des armes. Amnistie internationale a recueilli les récits de témoins et de proches de personnes exécutées, ou de personnes dont les corps apparaissaient dans ces vidéos. Elle a aussi examiné des photos et vidéos prises à Soueïda et dans ses environs entre le 14 et le 17 juillet 2025, diffusées dans les médias, dans le cadre de son analyse des acteurs armés présents dans la région.

En outre, elle a reçu des informations crédibles faisant état d’enlèvements commis par des groupes armés druzes et des combattants de tribus bédouines entre le 17 et le 19 juillet. Elle enquête actuellement sur ces informations.

Le 12 août, Amnistie internationale a écrit aux ministres syriens de l’Intérieur et de la Défense pour partager ses conclusions préliminaires et solliciter des informations sur l’avancée de l’enquête gouvernementale concernant ces événements, y compris le rôle des forces de l’État, les mesures prises pour amener les responsables à rendre des comptes, ainsi que les dispositions adoptées avant, pendant et après les combats pour protéger la population contre les violations et les mauvais traitements. Aucune réponse n’avait été reçue au moment de la publication de ce document.

Déployés pour « protéger »

Les 46 exécutions extrajudiciaires recensées par Amnistie internationale ont toutes eu lieu dans la ville de Soueïda ou aux alentours, les 15 et 16 juillet, après l’entrée des forces gouvernementales dans la ville et l’instauration d’un couvre-feu, et avant leur retrait.

Le 22 juillet, le ministre de la Défense a indiqué avoir été informé de « violations choquantes et graves commises par un groupe inconnu portant des uniformes militaires dans la ville de Soueïda ». Deux mois auparavant, le 23 mai, ce même ministre avait annoncé que les principaux anciens groupes armés actifs en Syrie avaient été intégrés à l’armée syrienne, et avait donné aux autres groupes de plus petite taille un délai de 10 jours pour obéir ou s’exposer à une réaction ferme.

Selon les éléments recueillis par Amnistie internationale, les hommes ayant participé aux exécutions portaient divers types de vêtements : des uniformes militaires, reconnaissables à leur camouflage ou de couleur unie beige ou vert olive, des vêtements civils avec des gilets de type militaire, ainsi que des uniformes noirs semblables à ceux des forces de sécurité officielles – certains arborant l’insigne « Sûreté générale ».

La plupart des hommes armés en uniforme militaire et de sécurité que l’on voit sur les vidéos et images vérifiées par Amnistie internationale ne portaient pas de signe distinctif. Toutefois, sur certaines vidéos authentifiées, on peut voir des hommes armés en uniforme, sans insigne, circuler à bord de camions portant clairement le logo du ministère de l’Intérieur, et sur d’autres, des hommes armés vêtus d’uniformes différents, avec ou sans insignes gouvernementaux visibles, agissant ensemble juste avant une exécution qui a eu lieu à l’hôpital national.

Au moins quatre hommes armés en uniforme militaire apparaissant dans des vidéos vérifiées portaient un écusson noir arborant la déclaration de foi islamique, un symbole couramment associé à l’État islamique (EI). Toutefois, l’EI n’a ni revendiqué ni commenté les attaques à Soueïda. Trois de ces combattants, dont un vêtu d’un uniforme tout noir, ont été filmés opérant aux côtés de membres des forces de sécurité syriennes. Amnistie internationale a également retrouvé deux photos, datant de mai et janvier 2025, où des membres de l’armée et des forces de sécurité syriennes portent le même écusson.

« Loin de craindre la justice, des hommes en uniforme militaire et de sécurité, ainsi que des hommes leur étant affiliés, se filmaient en train de procéder à des exécutions à Soueïda. Il faut absolument une enquête indépendante et impartiale afin d’identifier les responsables, de les traduire en justice et de mettre fin à l’impunité », a déclaré Diana Semaan.

Des exécutions filmées par des hommes armés

Les vidéos vérifiées par le Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises d’Amnistie internationale montrent des hommes armés en uniforme militaire exécuter au moins 12 hommes par balles : un dans une école, huit sur une place publique et trois dans un appartement. Amnistie a interviewé des proches et des habitants afin de confirmer leur identité.

Sur l’une de ces vidéos, on peut voir au moins huit hommes en uniforme, armés de fusils de type AK, à l’intérieur d’un appartement. Ils ont tiré sur trois hommes de la famille al Arnous, tout en les forçant à sauter du balcon. Un proche des victimes a déclaré que ces faits s’étaient produits le 16 juillet et qu’un quatrième membre de la famille, Bachar al Arnous, qui n’apparaît pas dans la vidéo, avait été exécuté le même jour. Son corps a été retrouvé et présentait trois blessures par balles, à la poitrine, à la tête et au ventre, à environ 12 mètres des corps de ses deux enfants adultes et de son neveu, adulte également.

Leur immeuble est situé à 150 mètres du bâtiment de la police militaire, dont les forces gouvernementales avaient pris le contrôle en entrant à Soueïda le 15 juillet.

Amnistie internationale a recensé l’exécution de huit hommes sur la place Tichrine (également connue sous le nom de place Khaldoun Zeinedine). Une vidéo vérifiée, filmée par l’un des auteurs, montre huit hommes en vêtements civils entourés par des hommes armés. Au moins 12 d’entre eux, armés de fusils de type AK et vêtus de tenues aux divers camouflages et équipements tactiques, les escortent sur une rue menant jusqu’à la place. L’un des hommes armés porte un uniforme totalement noir.

Sur deux autres vidéos, on peut voir les huit hommes agenouillés place Tichrine, les mains sur la tête. Les hommes armés leur crient dessus avant d’ouvrir le feu - on peut entendre plusieurs fusils tirer sans interruption pendant plus de 15 secondes. D’après l’analyse de l’orientation des ombres, les vidéos ont été filmées vers 7 heures du matin. Un témoin a déclaré que le 16 juillet, entre 6h et 7h du matin, il a vu des hommes armés en uniforme tirer sur plusieurs hommes agenouillés sur la place. D’autres vidéos authentifiées, corroborées par le témoin, attestent de la présence des forces gouvernementales et affiliées place Tichrine et aux abords le 16 juillet.

Une autre vidéo vérifiée montre un homme en civil, assis à l’entrée d’une école publique dans le village de Tha’la, dans les alentours de Soueïda. Il est interrogé par au moins trois hommes en uniforme militaire, équipés de variantes de fusils AK, dont au moins un AKM. Dans la vidéo, les hommes armés lui demandent s’il est « musulman ou druze ». L’homme répond qu’il est Syrien. Lorsqu’un des hommes insiste, il répond qu’il est druze, et les hommes l’abattent sur-le-champ. Trois habitants du village de Tha’la ont confirmé que cette exécution à l’école publique avait eu lieu le 15 juillet et que des hommes armés vêtus de divers camouflages, ainsi que des hommes en uniforme noir portant l’insigne de la Sûreté générale, étaient entrés dans le village tôt ce jour-là avec de gros engins, dont des chars.

« Ils nous ont abattus de sang-froid »

Une femme a raconté à Amnistie internationale que ses deux frères et son neveu, ainsi que quatre hommes qui vivaient avec eux, avaient été exécutés le 16 juillet vers 17h30 dans une maison située près de l'hôpital national.

Tout comme d'autres familles, elle était persuadée qu'en tant que civils, ils seraient en sécurité. « Au lieu de cela, ils nous ont abattus de sang-froid », a-t-elle déclaré. D’après son témoignage, ils ont vu des chars faire des allers-retours dans le quartier toute la journée, puis trois hommes armés vêtus d'uniformes militaires beiges et portant des armes sont venus frapper à leur porte : « L'un d'eux a dit : " Ouvrez la porte, vous êtes en sécurité ". Mon frère a ouvert sur-le-champ... et les a faits entrer... Ils ont fouillé la maison. Ils ont emmené [tous] les hommes dans un bâtiment inachevé juste à côté... [Puis] j'ai entendu les coups de feu. J'ai jeté un coup d'œil depuis la porte. J'ai vu les deux soldats, mais pas le troisième... »

Elle a ajouté qu'un des soldats l'a vue regarder et a ouvert le feu dans sa direction. Les hommes ne sont pas revenus cette nuit-là : « Le lendemain, lorsque les forces gouvernementales sont parties, nous avons été réveillés par des cris. Nos voisins ont trouvé les cadavres dans le bâtiment inachevé [voisin]. »

Ce même jour, le 16 juillet, dans une maison proche de la place Tichrine, des hommes armés portant des uniformes militaires ont abattu un homme de 70 ans en fauteuil roulant ainsi que deux membres de sa famille, selon un proche parent.

Le 15 juillet, un père qui avait décidé de déménager avec sa famille à la campagne alors que les informations faisant état d'exécutions d'hommes druzes se multipliaient, a raconté que ses trois fils et ses trois neveux avaient été abattus à un poste de contrôle tenu par deux hommes en uniforme noir. Avec sa femme, il se trouvait à bord d’un véhicule qui roulait devant, tandis que leur fils les suivait dans une autre voiture, accompagné de ses deux frères et de ses trois cousins.

Il a raconté : « Les forces de sécurité m'ont demandé si le véhicule derrière était avec moi. J'ai répondu oui. Les deux agents se sont alors dirigés vers la voiture de mon fils. Je les ai observés dans mon rétroviseur. J'ai vu mon fils leur sourire et leur dire salam aalykom [que la paix soit avec vous]. L'un des agents a reculé, a répondu au salut, puis a soudainement ouvert le feu, sans crier gare. Le deuxième s'est alors mis à tirer lui aussi. Ce qui m'a le plus choqué, c'est de voir le corps de mon fils se contorsionner sous l'impact des balles. »

Amnistie internationale a authentifié des images prises juste après les faits : on peut voir une berline aux vitres brisées et au moins 60 impacts de projectiles tirés sous deux angles différents.

Une exécution perpétrée à l’hôpital national

Amnistie internationale a recensé l'exécution d'un membre du personnel médical dans un hôpital de Soueïda par des hommes armés en uniforme militaire, en présence d'autres hommes armés et d'un membre de la Sûreté générale. 

Sur des images de vidéosurveillance vérifiées, on peut voir au moins 15 hommes armés devant l'entrée de l'hôpital le 16 juillet. Douze d'entre eux portent des uniformes militaires, dont deux arborent des écussons noirs avec la déclaration de foi islamique et trois sont vêtus d’un uniforme de la Sûreté générale. Trois autres sont en civil.

Sur une vidéo datée du 16 juillet à 15h24, on peut voir sept hommes armés, dont certains apparaissent dans la vidéo précédente, notamment celui qui porte l'uniforme de la Sûreté générale et celui qui porte l'écusson avec la profession de foi islamique, entrer dans le hall de l'hôpital. Ils rassemblent au moins 38 personnes, la plupart en blouses médicales, et les obligent à se mettre à genoux, les mains en l'air.

Un soignant, Mohammed Rafiq al Bahsas, semble tenter de discuter avec les hommes armés mais, sur ordre de l'homme en uniforme noir, il est sorti du groupe, frappé à la tête et plaqué au sol, où il reste allongé, entouré d'hommes armés. Mohammed Rafiq al Bahsas semble supplier qu'on lui laisse la vie sauve en levant les mains. Un homme armé en uniforme prend un fusil et lui tire deux balles à bout portant. Puis un autre, lui aussi en tenue militaire, lui tire immédiatement dessus un coup de pistolet. Vingt-sept secondes plus tard, un autre homme armé en uniforme emmène le corps de Mohammed Rafiq al Bahsas en le traînant au sol.