• 19 nov 2025
  • Kenya
  • Communiqué de presse

Kenya. Les autorités ont utilisé les réseaux sociaux et les outils numériques comme arme pour réprimer les manifestations de la « génération Z »

*Les noms ont été modifiés afin de protéger l’identité des personnes citées 

Les autorités kenyanes ont eu systématiquement recours à des violences facilitées par les technologies dans le cadre d’une campagne coordonnée et soutenue de répression des manifestations organisées par la « génération Z » contre la corruption et une nouvelle législation fiscale entre juin 2024 et juillet 2025, révèle un nouveau rapport d’Amnistie internationale. 

 Ce document, intitulé “This fear, everyone is feeling it”: Tech-facilitated violence against young activists in Kenya, montre que le gouvernement et ses alliés utilisent de plus en plus les plateformes numériques comme arme pour étouffer les manifestations, dans le cadre d’un ensemble de mesures répressives visant à éteindre la contestation organisée via les réseaux sociaux. 

 « Notre analyse de l’activité en ligne lors de plusieurs vagues de manifestations en 2024 et 2025 et les entretiens que nous avons réalisés avec de jeunes défenseur·e·s des droits humains mettent clairement en évidence des stratégies coordonnées et généralisées sur les plateformes numériques pour réprimer les manifestations organisées par des jeunes, notamment au moyen de menaces en ligne, de commentaires intimidants, de propos insultants, de campagnes de dénigrement et d’une désinformation ciblée, a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnistie internationale. 

 « Nos recherches prouvent également que ces campagnes sont menées par des trolls financés par l’État et un réseau de personnes payées pour promouvoir et amplifier les messages progouvernementaux dans le but de les faire figurer dans les tendances quotidiennes sur X au Kenya. » 

En juin et juillet 2024, la « génération Z » – les jeunes de moins de 28 ans – a été à l’initiative des manifestations du mouvement #RejectFinanceBill contre la création de taxes sur des biens et services essentiels. Des jeunes ont par ailleurs organisé des manifestations physiques et en ligne entre juin 2024 et juillet 2025 pour demander la fin des féminicides et de la corruption. 

Des manifestations massives ont eu lieu dans 44 des 47 comtés du pays, dont ceux de Nairobi, Mombasa et Kisumu. Les réseaux sociaux ont joué un rôle majeur dans leur organisation et l’amplification des voix protestataires. 

Les autorités du Kenya ont répondu par de l’intimidation et des menaces en ligne, de l’incitation à la haine et une surveillance portant atteinte au droit à la liberté d’expression et de réunion pacifique. Le harcèlement en ligne et les campagnes de dénigrement sont devenues des instruments étatiques pour miner la crédibilité et la portée des critiques à l’égard du gouvernement. Certaines de ces tactiques ont facilité puis ont été utilisées pour justifier des arrestations, des disparitions forcées et des homicides de figures des manifestations. 

Amnistie internationale estime que, au cours des deux séries de manifestations, le recours excessif à la force par les organes chargés de la sécurité est à l’origine de 128 morts, de 3 000 arrestations et d’au moins 83 disparitions forcées. 

Ciblage des défenseur·e·s des droits humains  

Parmi les 31 défenseur·e·s des droits humains avec qui Amnistie internationale s’est entretenue, neuf ont indiqué avoir reçu des menaces violentes sous la forme de messages directs et publics sur X, TikTok, Facebook et WhatsApp pendant les manifestations de 2024. 

« J’ai des personnes qui m’ont contactée sur ma messagerie et m’ont dit : “Tu vas mourir et laisser tes enfants. Nous allons venir t’attaquer” », a raconté Mariam*, une militante des droits humains âgée de 27 ans qui habite à Mombasa et a été soumise à une disparition forcée par la police pendant deux nuits en 2024. 

Un autre défenseur des droits humains, Joseph*, a reçu un message direct sur X dans lequel il était écrit : « On vient pour toi. » 

Les recherches menées par Amnistie internationale révèlent l’existence de campagnes coordonnées contre de jeunes défenseur·e·s des droits humains par le biais de trolls soutenus par l’État et de contenus haineux à leur encontre diffusés et amplifiés. 

« Ils veulent entretenir leur image sur les réseaux sociaux, ce qui signifie que chaque fois que vous publiez quelque chose sur un ministère ou une personne en particulier, ils envoient systématiquement ce que nous appelons les 527 blogueurs. Il s’agit de blogueurs payés par le gouvernement pour vous insulter et tenir des propos très déshumanisants et dégradants », a expliqué Joshua, un chef de file étudiant qui a survécu à une disparition forcée. 

Une grande partie de la violence en ligne prend la forme de contenus et de commentaires publics conçus pour porter préjudice. La plateforme X (anciennement Twitter) joue un rôle central pour les réseaux progouvernementaux qui diffusent de la désinformation et des campagnes de dénigrement. Ces derniers ont publié en masse des messages identiques à plusieurs reprises pour détourner l’algorithme de X et assurer une visibilité maximale aux messages soutenus par le gouvernement. 

Hanifa Adan, journaliste kenyane d’origine somalienne et défenseure des droits humains bien connue du public, a été décrite dans des messages publiés sur les réseaux sociaux comme une « étrangère », une « idiote » et une « terroriste somalienne ». 

« Quand des inconnus disent des choses sur vous tous les jours sans exception, quand vous êtes attaqué quotidiennement, c’est dur. Cela m’a ôté ma vivacité, ma joie. Cela m’a ôté ce qui faisait ma personnalité », a-t-elle déclaré à Amnistie internationale. 

Attaques en ligne coordonnées 

En avril 2025, des trolls présumés soutenus par l’État ont eu recours à la campagne #ToxicActivists pour attaquer Hanifa Adan après qu’elle a accordé une interview à la BBC pour son documentaire Blood Parliament, qui enquêtait sur les tirs ayant visé plusieurs manifestant·e·s le 25 juin 2024 et le rôle présumé de l’armée kenyane dans ces agissements. 

Des trolls organisés ont publié des contenus islamophobes et des messages répétés pour discréditer cette femme et d’autres militant·e·s kenyans de renom en les accusant d’être motivés par l’argent et corrompus. 

Ces campagnes illustrent en outre le fait que X ne traite pas efficacement les vagues de menaces, qui sont pourtant contraires à sa propre politique. 

« L’effet paralysant de ce type de harcèlement et d’incitation à la violence dépasse largement leurs cibles directes. Ces attaques doivent être stoppées avant qu’elles ne réduisent au silence les voix critiques, ne mettent à mal les libertés publiques et ne nourrissent une culture de la peur incompatible avec nos libertés constitutionnelles », a déclaré Irungu Houghton, directeur exécutif d’Amnistie internationale Kenya. 

Des jeunes femmes ayant participé aux manifestations de la « génération Z » et à la campagne #EndFemicideKE ont signalé des commentaires misogynes, des attaques sur leur physique, des menaces, la divulgation de leurs données personnelles et des images pornographiques générées par intelligence artificielle produites pour les humilier, les menacer et les faire taire. 

« Nous sommes forcées à nous taire, c’est une attaque contre notre voix, contre nos corps », a déclaré Sarah*. 

Des discours mensongers et préjudiciables ont été propagés à l’encontre de défenseur·e·s des droits humains, notamment des affirmations selon lesquelles des personnes ayant survécu à une disparition forcée avaient mis en scène leur propre enlèvement. 

Campagnes payées, désinformation et manipulation des algorithmes 

 John* gère des campagnes coordonnées sur X pour une clientèle politique et commerciale. Il a indiqué à Amnistie internationale qu’il faisait partie d’un réseau d’une vingtaine de personnes payées entre 25 000 et 50 000 shillings kenyans (environ 190 à 390 dollars des États-Unis) par jour pour promouvoir et amplifier les messages progouvernementaux dans le but de les faire figurer dans les tendances quotidiennes sur X au Kenya. 

« La plupart des choses que vous voyez dans les tendances sur les réseaux sociaux au Kenya, ce sont des gens comme moi qui les publient », a déclaré John*. 

Pendant les grandes manifestations, son réseau créait en temps réel des contre-campagnes et des hashtags pour noyer les hashtags de protestation figurant dans les tendances. Par exemple, le hashtag #RutoMustGo (« Ruto doit partir »), qui avait beaucoup de succès, a été contré par #RutoMustGoOn (« Ruto doit continuer »). 

En réaction aux conclusions d’Amnistie internationale, le ministre de l’Intérieur du Kenya, Kipchumba Murkomen, a déclaré : « Le gouvernement du Kenya ne tolère le harcèlement ou la violence contre aucun citoyen. Tous les organes chargés de la sécurité sont tenus de respecter strictement la Constitution, la Loi relative aux Services de police au niveau national et toutes les lois en vigueur, et tout fonctionnaire impliqué dans une conduite illégale est responsable individuellement et susceptible de faire l’objet d’une enquête et de sanctions conformément à la loi. » 

Cependant, les recherches d’Amnistie internationale laissent penser que ce n’est pas le cas. L’absence d’enquête, tant de la part des autorités de l’État que des entreprises concernées, sur les allégations crédibles de surveillance illégale facilitée par les technologies fragilise les droits humains car elle contribue à un effet paralysant sur le droit à la liberté d’expression et de réunion pacifique. 

Selon des défenseur·e·s des droits humains interrogés par Amnistie internationale, la surveillance d’État a été soutenue par Safaricom, l’un des principaux opérateurs de télécommunications du Kenya, qui a permis à des unités de police clandestines de suivre à la trace des militant·e·s ayant joué un rôle dans les manifestations. Des éléments semblent montrer que nombre de ces personnes ont ensuite été soumises à une disparition forcée. 

En réaction à ces allégations, l’entreprise a déclaré : « Safaricom ne partage les données de ses clients que par des moyens légaux et à des fins légales. Notre client confirme que ses systèmes ne sont pas conçus pour suivre la localisation en direct d’un abonné, et cette fonctionnalité n’existe pas dans son architecture opérationnelle. » 

Amnistie internationale a par ailleurs contacté X, d’autres autorités kenyanes et des responsables nommés dans son rapport, mais n’a pas reçu de réponse de leur part. 

Amnistie internationale appelle le gouvernement du Kenya à cesser de recourir à la violence d’État facilitée par les technologies contre des manifestant·e·s pacifiques et des organisations de la société civile, ainsi qu’aux campagnes utilisant des trolls et aux discours dénigrants qui calomnient ses détracteurs en les qualifiant de « militants payés » ou d’« agents de l’étranger ». 

Les autorités kenyanes doivent également ouvrir une enquête sur les disparitions forcées, les homicides illégaux et les allégations de surveillance illégale lors des manifestations de la « génération Z ». Enfin, les victimes de l’usage illégal de la force et les familles des personnes tuées doivent être correctement indemnisées.