Russie. Les lois antiterroristes sont de plus en plus instrumentalisées pour étouffer la dissidence
Depuis le début de l’invasion d’envergure de l’Ukraine par la Russie en février 2022, on note une escalade inquiétante en Russie de l’utilisation abusive de la législation relative à la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme formulée en termes vagues, a déclaré Amnistie internationale le 19 février 2024.
Dans sa synthèse intitulée "Terrorising the dissent", Amnistie internationale dénonce le fait que les autorités russes ciblent de plus en plus des dissident·e·s et des manifestant·e·s pacifiques sous couvert de « sécurité nationale ».
« Ce à quoi nous assistons aujourd’hui en Russie ne se limite pas à une utilisation abusive de la loi. Les autorités instrumentalisent de manière inquiétante et douloureuse les lois relatives à la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme pour étouffer la dissidence et contrôler le discours public. Ces lois, vagues dans leur formulation et arbitraires dans leur application, sont invoquées pour museler les voix de l’opposition et instiller la peur parmi ceux qui osent s’exprimer, a déclaré Oleg Kozlovski, chercheur sur la Russie à Amnistie internationale.
« De lourdes peines de prison sont prononcées à huis clos par des tribunaux militaires, souvent pour un commentaire en ligne ou un don à un groupe d’opposition. Les autorités ont le pouvoir de qualifier des individus de " terroristes " ou d’" extrémistes " et de les priver de services financiers et de revenus de base, en l’absence de toute décision de justice. Les conséquences psychologiques et émotionnelles pour ces personnes et leurs familles sont incommensurables, et cela a un effet très paralysant sur l’ensemble de la société russe. »
Depuis 2013, 3 738 personnes ont été déclarées coupables d’infractions liées au terrorisme. Il est à noter que plus de 90 % de ces condamnations n’étaient pas en lien avec des attentats terroristes, commis ou planifiés, mais plutôt avec différents actes, par exemple la « justification du terrorisme ». Pour ce type d’infractions, les condamnations ont été multipliées par 50 au cours des 10 dernières années. Aucune personne accusée d’infractions liées au terrorisme n’a été acquittée depuis au moins 2015, date à laquelle les statistiques sont devenues disponibles.
En décembre 2023, la Liste des terroristes et des extrémistes du Service fédéral de surveillance financière comportait 13 647 noms, dont 11 286 qualifiés de « terroristes ». Parmi ces personnes, 13 % étaient des femmes et 106 avaient moins de 18 ans. L’inscription sur ce registre, qui se fait sans aucun contrôle judiciaire, entraîne le gel des comptes bancaires et limite les dépenses mensuelles à 10 000 roubles, soit environ 100 euros. Il est donc très difficile pour les personnes concernées de maintenir leur niveau de vie, même le plus basique.
Hausse inquiétante du nombre d’affaires liées au terrorisme
Au cours des six premiers mois de 2023, les tribunaux russes ont condamné 39 personnes pour avoir commis ou planifié des attentats terroristes, un nombre plus élevé que pendant n’importe quelle année de la dernière décennie. Cela témoigne d’une forte augmentation du nombre d’affaires liées au terrorisme. Bon nombre des récentes accusations de terrorisme ont été portées contre des personnes qui avaient protesté contre la guerre ou la mobilisation militaire en lançant des cocktails Molotov sur des centres de conscription militaire et d’autres bâtiments officiels. Bien souvent, ces actions ont eu lieu la nuit, lorsque les bâtiments étaient vides, et la plupart des zones ciblées étaient en béton ou en métal et avaient donc peu de chances de prendre feu. Le fait de qualifier certains de ces actes de « terrorisme », alors qu’ils ne présentaient pas de risque de blessure grave, amène à penser que les autorités russes abusent de ces accusations.
Des centaines de personnes ont été condamnées pour « justification du terrorisme » au seul motif qu’elles avaient discuté ou exprimé leur sympathie à l’égard d’actions ou d’entités spécifiques arbitrairement qualifiées de « terroristes » par les autorités russes. À la suite de l’invasion de grande envergure de l’Ukraine par la Russie, les manifestations de sympathie à l’égard de l’Ukraine – comme le fait d’afficher sa satisfaction face à ses succès militaires ou de soutenir les unités militaires ukrainiennes composées de volontaires russes – sont devenues des motifs suffisants pour justifier de telles persécutions.
Exemple flagrant d’utilisation abusive de la législation antiterroriste, le cas d’Alexeï Gorinov, un conseiller municipal condamné à sept ans de prison pour avoir critiqué l’action du gouvernement russe en Ukraine. Déjà incarcéré et purgeant sa peine, il a été accusé au titre d’un nouveau chef d’inculpation lié au terrorisme : il aurait partagé son point de vue sur la guerre avec son compagnon de cellule. De même, l’écrivain Grigori Tchkhartichvili, connu sous son nom de plume Boris Akounine, a été accusé par contumace de « justification du terrorisme » dans le cadre de ses déclarations publiques. Les procès pour des infractions liées au terrorisme se déroulant par défaut à huis clos, l’essence des accusations reste floue. Le ministère de la Justice a seulement indiqué que l’écrivain « s’est activement prononcé contre l’opération militaire spéciale en Ukraine, a diffusé de fausses informations visant à créer une image négative de la Fédération de Russie, ainsi que des forces armées de la Fédération de Russie ».
Ces cas et de nombreux autres illustrent l’étendue de l’application de ces lois contre toute forme de dissidence.
« Étouffer l’opposition et l’expression »
L’expansion des lois relatives à la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme en Russie, y compris la criminalisation en 2006 de la « justification du terrorisme » et la proposition de 2023 de criminaliser la « justification de l’extrémisme », brouille davantage encore les limites entre terrorisme et extrémisme – concepts mal définis en droit international, et qui sont tous deux fréquemment instrumentalisés pour étouffer la dissidence.
« Ces mesures témoignent d’une approche systématique visant à élargir les définitions et les sanctions, et à étouffer l’opposition politique et la liberté d’expression sous couvert de " sécurité nationale " », a déclaré Oleg Kozlovski.
Un exemple frappant est la désignation de la Fondation anticorruption, l’ONG d’Alexeï Navalny, comme « organisation extrémiste », ce qui criminalise de fait l’une des initiatives civiles les plus actives en Russie. Les personnes ayant versé de l’argent à la Fondation ou à des organisations similaires, ayant participé à des actions ou diffusé leurs documents, même avant qu’elles ne soient arbitrairement qualifiées d’extrémistes, risquent désormais des poursuites pénales et de lourdes peines d’emprisonnement.
« À la lumière de ces conclusions, Amnistie internationale demande une révision approfondie de la législation pénale russe relative au terrorisme et à l’extrémisme afin de l’aligner sur les normes internationales relatives aux droits humains, tout en évitant de criminaliser la dissidence pacifique et en protégeant les droits fondamentaux. Nous demandons instamment aux représentants de la communauté internationale de s’attaquer à ces atteintes dans tous les forums pertinents, en défendant les droits des personnes injustement ciblées, et de tenir compte de ces pratiques dans les relations avec leurs homologues russes, notamment dans le cadre des initiatives de lutte contre le terrorisme. »