Lettre ouverte à Justin Trudeau, premier ministre du Canada, Marco Mendicino, ministre de la Sécurité publique et Sean Fraser, ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté
Objet : Enquête du coroner sur le décès d’Abdurahman Hassan et relance de notre appel à mettre fin à l’utilisation des prisons provinciales pour des détentions liées à l’immigration
Nous sommes des organisations canadiennes et internationales reconnues de défense et de protection des droits humains de personnes migrantes et demandeuses d’asile ainsi que d’autres groupes vulnérables partout au Canada. Dans la foulée de l’enquête du coroner sur le décès d’Abdurahman Hassan, un homme sous la garde de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) qui a été emprisonné pendant trois ans en attente de sa déportation vers la Somalie, nous réitérons notre demande de mettre fin à la détention de personnes pour des raisons liées à l’immigration.
La preuve présentée à l’enquête du coroner en février 2023 a révélé des détails choquants quant aux conditions de détention, dont l’isolement, que les personnes détenues pour des motifs liés à l’immigration doivent subir dans les prisons provinciales. Le but de cette enquête était de prévenir d’autres décès de ce genre à l’avenir, et les recommandations du jury offrent une feuille de route très précise pour y arriver. Plus particulièrement, la première recommandation du jury au gouvernement du Canada est celle-ci :
« Trouver et allouer des ressources afin de développer et de mettre en œuvre un plan pour mettre fin à la pratique de transférer des détenus liés à l’immigration dans les établissements correctionnels provinciaux de l’Ontario ».
La première recommandation du jury au gouvernement de l’Ontario demande aussi à ce palier de gouvernement de « Songer à se retirer de l’entente relative aux détentions liées à l’immigration entre l’Ontario et le Canada ».
Comme vous le savez déjà, au cours des dernières années, l’ASFC a maintenu en détention des dizaines de milliers de ressortissant·e·s non canadien·ne·s en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, généralement parce qu’elle estimait que ces personnes ne se présenteraient pas aux procédures d’immigration ou de statut de réfugié. Les personnes détenues au motif d’immigration incluent, entre autres, des personnes demandeuses d’asile qui ont fui la persécution et les expériences traumatisantes, et des personnes ayant des problèmes de santé mentale. Bien que n’étant pas détenues à la suite d’accusations ou de condamnations criminelles, plusieurs d’entre elles subissent les conditions d’emprisonnement les plus restrictives de ce pays – comme les prisons à sécurité maximale et l’isolement cellulaire – sans même savoir quand cela prendra fin, puisque le Canada ne pose pas de limite légale à la durée des détentions liées à l’immigration.
Nous sommes extrêmement préoccupés par le fait qu’il n’y ait aucune loi ou règlement qui détermine quand et dans quelles circonstances des personnes détenues pour des raisons liées à l’immigration peuvent être transférées et incarcérées dans une prison provinciale. Ces décisions cruciales concernant les droits résiduels à la liberté sont à la discrétion de l’ASFC, qui demeure le seul organisme majeur d’application de la loi au Canada sans mécanisme de surveillance civile indépendant. Les décisions de l’ASFC concernant le lieu où les personnes seront détenues semblent se prendre de manière aléatoire, inconsistante, et même discriminatoire. Celles-ci ne sont souvent même pas informées qu’elles seront transférées dans une prison; on ne leur fournit aucune preuve justifiant la décision de leur transfert; elles ne reçoivent généralement aucun document écrit pour expliquer ce transfert; et elles ne peuvent pas contester ces décisions lors des audiences de révision des motifs de détention. Du jour au lendemain, une personne arrivant dans ce pays pour demander l’asile peut se retrouver en uniforme de prisonnier, derrière les barreaux d’une prison à sécurité maximale.
Nous sommes très inquiets de ce qui s’apparente à des pratiques de détention arbitraire de la part de l’ASFC. Nous sommes préoccupés aussi par le fait que les autorités provinciales acceptent d’incarcérer des personnes dans une prison provinciale sur des motifs purement administratifs en vertu de la loi sur l’immigration. Il n’existe aucune raison légale pour justifier de tels arrangements, et de fait, cette pratique du Canada d’incarcérer des migrants dans des prisons provinciales constitue une violation des normes internationales relatives aux droits humains, puisque l’emprisonnement dans ces institutions constitue une mesure punitive par nature.
Les pratiques arbitraires de détention liée à l’immigration sont particulièrement choquantes lorsqu’il s’agit de personnes qui ont des handicaps ou des problèmes de santé mentale préexistants. Il n’existe aucun fondement juridique pour soumettre ces personnes à des conditions punitives, et pourtant elles sont transférées, souvent menottées et entravées, dans des prisons provinciales où elles doivent subir le confinement, une surveillance constante et même l’isolement cellulaire.
Les conditions auxquelles font face les personnes détenues pour des raisons liées à l’immigration sont extrêmement troublantes. Les données de la littérature et de la recherche médicales démontrent que la détention liée à l’immigration peut provoquer de graves préjudices, particulièrement si la détention se prolonge sans qu’on en connaisse la durée. Les personnes détenues peuvent développer des symptômes d’anxiété, de dépression, de désespoir, de détresse psychologique, de psychose, de catatonie, et des idéations d’automutilation et de suicide. Les impacts sur leur santé mentale sont si sévères que même une détention relativement courte peut s’avérer dévastatrice et causer des dommages à long terme, parfois même permanents. Les personnes détenues en lien avec l’immigration subissent ces préjudices peu importe l’endroit où elles sont détenues, mais la recherche a démontré depuis longtemps que les impacts sont beaucoup plus sévères lorsqu’elles sont détenues dans les prisons. Depuis 2000, au moins 17 personnes ont perdu la vie alors qu’elles étaient détenues pour des raisons liées à l’immigration, y compris deux personnes l’an dernier dans les centres de surveillance de l’immigration de Colombie-Britannique et du Québec.
En 2021, un rapport accablant de Human Rights Watch et d’Amnistie internationale soulevait de graves préoccupations quant à la discrimination dans le système de détention migratoire. Par exemple, des personnes racisées, particulièrement des hommes noirs, s’y voient confinées dans des conditions encore plus restrictives et pour des périodes encore plus longues. Selon les données de l’ASFC, en 2019, la plupart des personnes détenues pour des motifs liés à l’immigration depuis 90 jours ou plus venaient de pays d’Afrique ou des Caraïbes. Et plus leur séjour en détention était long, plus elles risquaient d’être incarcérées dans des prisons provinciales plutôt que dans des centres de détention de l’immigration. Le rapport constatait aussi que, tout au long de ce processus de détention, les personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale étaient victimes de discrimination et de traitement coercitif disproportionné, comme l’incarcération dans des prisons provinciales et le placement en isolement cellulaire. Comme il n’existe aucune limite légale à la durée de la détention liée à l’immigration, ces personnes risquent de rester en prison pendant des mois et même des années.
Au début de la pandémie de Covid-19, des personnes migrantes détenues dans des centres pour personnes migrantes ont été relâchées à un rythme sans précédent, ce qui remet en question le fait qu’il s’agissait de mesures de dernier recours. Toutefois, celles qui y sont restées ont été soumises à des conditions encore plus difficiles : au cours de l’année qui a suivi l’éclosion de la pandémie, l’ASFC s’est appuyée encore plus fortement sur les prisons provinciales pour incarcérer les personnes en détention liée à l’immigration – doublant même leur nombre, par rapport aux années d’avant la pandémie, et la durée de leur détention. Selon les dernières données, le nombre de personnes détenues en lien avec l’immigration dans les prisons provinciales a continué de s’accroître en 2021-2022.
La détention en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés relève strictement du domaine fédéral : il n’existe aucune obligation pour les autorités provinciales de s’impliquer ou de fournir des cellules de prison pour ce type de détention. L’implication des provinces dans cette pratique les rend complices des violations des droits humains que subissent les personnes migrantes au sein de leurs institutions. De fait, dans une décision de 2016, la Cour supérieure de l’Ontario a conclu que la province était conjointement et solidairement responsable, avec le gouvernement fédéral, du traitement des personnes détenues dans les prisons provinciales pour des raisons liées à l’immigration.
En 2022, quatre provinces ont décidé de mettre fin aux ententes ou arrangements avec l’ASFC sur la détention liée à l’immigration : la Colombie-Britannique, la Nouvelle-Écosse, l’Alberta, et le Manitoba. Lorsque ces décisions entreront en vigueur, en juin 2023, aucune personne ne pourra être détenue dans les prisons de ces provinces sur la seule base de l’immigration. Le mois dernier, le ministre de la Sécurité publique de l’Alberta, Mike Ellis, demandait aux autres provinces de mettre fin aux détentions liées à l’immigration dans les prisons provinciales et déclarait que : « Les personnes qui viennent au Canada pour entreprendre un nouveau départ et une nouvelle vie méritent mieux qu’une cellule de prison pour attendre que la bureaucratie traite leur cas ».
Nous demandons au gouvernement fédéral de mettre fin immédiatement à cette pratique dangereuse qui viole les droits humains. L’enquête du coroner dans le décès d’Abdurahman Hassan a mis en lumière des détails extrêmement troublants sur les conditions abominables que vivent les personnes en détention liée à l’immigration lors de leur incarcération dans les prisons provinciales, sans oublier qu’elles n’ont aucune idée de quand cela prendra fin. Nous vous demandons instamment d’annuler les ententes et arrangements entre le fédéral et les provinces qui autorisent la détention de personnes dans les prisons provinciales aux seuls motifs liés à l’immigration. Nous demandons aussi au gouvernement de soutenir financièrement les organisations communautaires qui offrent à ces personnes un soutien approprié et compatissant, ainsi que des alternatives respectueuses des droits humains, pour en finir avec la pratique des détentions liées à l’immigration.
Signataires :
Action Réfugiés Montréal ; Amnistie internationale ; Angela Rose House ; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés (ACAADR) ; Association Québécoise des avocats et avocates en droit de l'immigration (AQAADI) ; Black Legal Action Clinic (BLAC) ; British Columbia Civil Liberties Association ; British Columbia Poverty Reduction Coalition ; Canadian Centre for Victims of Torture (CCVT) ; Canadian Civil Liberties Association ; Centre for Gender and Sexual Health Equity ; Christie Refugee Welcome Centre ; Citizens for Public Justice ; Community Legal Assistance Society (CLAS) ; Community Legal Services of Ottawa ; Conseil canadien pour les réfugiés (CCR) ; Coverdale Courtwork Society ; East Coast Prison Justice Society ; FCJ Refugee Centre ; Global Detention Project ; Halifax Refugee Clinic ; HIV & AIDS Legal Clinic Ontario (HALCO) ; HIV Legal Network ; Human Rights Watch ; Immigration and Refugee Legal Clinic ; Landings LLP ; Ligue des droits et libertés ; Matthew House Refugee Ministry of Fort Erie ; Matthew House Refugee Services, Toronto ; Migrant Workers Centre ; Migrante B.C. ; Oak House ; Pivot Legal Society ; Rainbow Refugee ; Romero House ; SWAN Vancouver ; Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI) ; The Centre for Refugee Children ; Vancouver Association for Survivors of Torture ; West coast LEAF