Multiplication des attaques contre les journalistes alors que les autorités s’efforcent d’étouffer la liberté de la presse
En Afrique de l’Est et en Afrique australe, les autorités ont intensifié leurs attaques contre les journalistes et la liberté de la presse à travers la région tout au long de l’année 2022 dans le but d’étouffer les reportages sur la corruption et les violations des droits humains, ont déclaré l’Institut des médias d’Afrique australe (MISA) et Amnistie internationale le 3 mai 2023, à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse.
« On constate une tendance inquiétante marquée par des attaques, des actes de harcèlement et d’intimidation et la criminalisation du journalisme en Afrique de l’Est et australe, ce qui montre jusqu’où les autorités sont prêtes à aller pour faire taire les médias qui dénoncent des allégations de corruption et de violations des droits humains, a déclaré Tigere Chagutah, directeur régional pour l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe à Amnesty International.
« Les journalistes sont un miroir de la société. Les prendre pour cibles parce qu’ils font leur travail envoie un message erroné, à savoir que les États ne sont pas disposés à respecter leurs obligations en matière de droits humains ni à rendre des comptes », a déclaré Tabani Moyo, directeur régional de l’Institut des médias d’Afrique australe (MISA).
Dans des pays comme le Zimbabwe, la nouvelle loi sur la cyber protection et la protection des données, promulguée en décembre 2021, est utilisée pour intimider et harceler les journalistes parce qu’ils font leur travail et menace de restreindre encore davantage la liberté de la presse.
La liberté d’expression est gravement menacée dans la région
En Éthiopie, la liberté des médias a fait l’objet d’une offensive forte : au moins 29 journalistes et professionnel·le·s des médias ont été arrêtés à travers le pays en 2022. Les autorités du Tigré ont accusé cinq journalistes de « collaboration avec l’ennemi ». En mai 2022, la police a arrêté Temesgen Desalegn, rédacteur en chef du magazine Feteh, et l’a ensuite inculpé de divulgation de secrets militaires et de propagation de fausses rumeurs. Il a été libéré contre une caution de 30 000 birr éthiopiens (environ 500 euros) en novembre. En mai 2022, les autorités ont également expulsé Tom Gardner, journaliste travaillant pour The Economist basé à Addis-Abeba, à la suite du harcèlement en ligne imputable aux partisans du gouvernement au sujet de ses reportages sur l’Éthiopie.
En République démocratique du Congo (RDC), les journalistes étaient constamment menacés, intimidés, détenus, voire tués en toute impunité dans le cadre de leur travail. La RDC se place au 149e rang sur 180 du dernier Classement mondial de la liberté de la presse (et au 161e rang sur 180 en ce qui concerne l’indicateur de sécurité). Dans son rapport publié en novembre 2022, Journalistes En Danger, la principale organisation de défense des droits des journalistes du pays, a recensé 124 cas d’atteintes visant des journalistes ou des médias pour la seule année 2022, dont un mort et deux enlèvements. Parmi ces cas, 37 journalistes ont été arrêtés, 18 agressés physiquement et 17 médias ou émissions ont été interdits ou suspendus. Une dizaine de journalistes sont actuellement détenus en RDC ou font l’objet de poursuites pénales en instance en lien avec leur travail.
Au Malawi, en avril 2022, la police a interpellé le journaliste d’investigation Gregory Gondwe pour la publication d’un article pointant la corruption de la police en lien avec l’acquisition de canons à eau, une transaction à hauteur de millions de dollars américains. Gregory Gondwe a été, cette fois-là, libéré sans inculpation, mais doit encore répondre d’accusations liées à la transmission illégale d’informations en ligne, au titre de l’article 91 de la loi sur les transactions électroniques et la cybersécurité de 2016, qui prévoit une amende de deux millions de kwachas malawiens (1 780 euros environ) ou une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans.
Au Mozambique, les journalistes perçus comme critiques par le gouvernement ont été soumis à des menaces, des mesures de harcèlement et d’intimidation. Deux hommes non identifiés ont remis une balle à Armando Nenane, journaliste et directeur du magazine Crónica Jurídica e Juduciária à Maputo. Ces hommes ont affirmé avoir obéi aux ordres de leurs supérieurs. L’événement s’est produit après qu’un tribunal a innocenté Armando Nenane des accusations de falsification de documents et de diffamation portées par l’ancien ministre de la Défense. Une fois innocenté, Armando Nenane a intenté une action en diffamation contre cet ancien ministre et des membres des services de renseignement et de contre-espionnage.
Au Rwanda, les journalistes travaillent sous le regard des autorités, souvent en butte à la surveillance, au harcèlement, à l’intimidation et aux poursuites en raison de leur travail. Amnistie internationale et d’autres organisations de la société civile ont maintes fois appelé à la tenue d’une enquête indépendante sur la mort de John Williams Ntwali, journaliste de renom, décédé en janvier 2023. Sa famille a été informée de sa mort le 19 janvier 2023, lorsque la police a demandé à son frère de venir identifier son corps à la morgue de l’hôpital Kacyiru et lui a dit qu’il était mort dans un accident de moto à Kimihurura, à Kigali, le 18 janvier à l’aube. Le conducteur qui aurait avoué avoir provoqué l’accident a été condamné lors d’un procès mené à la hâte, en l’absence d’observateurs indépendants. Le manque de détails donnés dans le jugement – pas de localisation précise de l’accident, pas de mention de preuves vidéos ou photos, des détails vagues dans le rapport médical – laisse à penser qu’il n’y a pas eu d’enquête efficace.
Un autre journaliste, Theoneste Nsengimana, se trouve toujours en détention illégale au Rwanda à la suite de son arrestation en octobre 2021 pour « propagation de rumeurs visant à semer le trouble au sein de la population ».
Le Secrétariat du Commonwealth a refusé aux journalistes Benedict Moran et Anjan Sundaram l’accréditation pour la réunion qu’il organisait à Kigali en juin dernier. Ils avaient publié des articles critiques à l’encontre du président Paul Kagame et de son gouvernement. Selon le Secrétariat du Commonwealth, sa décision n’a pas été influencée par le gouvernement hôte et il a refusé cette accréditation parce que les deux journalistes ne travaillaient pas pour des « médias reconnus ».
Au Soudan du Sud, neuf journalistes couvrant une conférence de presse du Mouvement populaire de libération du Soudan – en opposition ont été brièvement arrêtés par le Service national de la sûreté (NSS) en juin 2022, qui a saisi leur matériel et supprimé les enregistrements audios et les photos. Le NSS a été accusé de censure par les Nations unies.
En Somalie, la liberté d’expression a été fortement restreinte. Les journalistes ont parfois été attaqués par les forces de sécurité et régulièrement soumis à des menaces, des mesures de harcèlement, d’intimidation, des coups, des arrestations arbitraires et des poursuites. Dans l’État du Sud-Ouest, neuf journalistes ont été blessés et deux médias provisoirement suspendus.
En octobre, le ministère somalien de l’Information a émis une directive interdisant la « diffusion de messages relevant d’une idéologie extrémiste par le biais des médias traditionnels et des réseaux sociaux ». Plusieurs organisations défendant la liberté des médias, dont le secrétaire général du Syndicat des journalistes somaliens (SJS), Abdalle Ahmed Mumin, ont exprimé publiquement leurs inquiétudes quant à l’impact de cette directive sur la liberté de la presse et la sécurité des journalistes. Abdalle Mumin a ensuite été arrêté et inculpé de diverses infractions en vertu du Code pénal, notamment d’incitation à désobéir aux lois. En février 2023, il a été condamné par un tribunal régional de Banadir à deux mois de prison pour avoir « désobéi aux ordres du gouvernement ». Il a été incarcéré à la prison centrale de Mogadiscio pendant plus d’un mois, avant d’être libéré fin mars.
En Tanzanie, les autorités ont continué d’invoquer les lois répressives relatives aux médias pour restreindre la liberté de la presse. Le 1er juillet, l’Autorité de régulation des communications de Tanzanie (TCRA) a provisoirement suspendu le média en ligne DarMpya, après ce qu’elle a considéré comme « des plaintes… contre les contenus de DarMpya », à savoir des contenus sur les manifestations du peuple indigène Massaï contre le rôle que joue le Kenya dans les projets du gouvernement visant à les expulser de leurs terres. Le 7 juillet, le journaliste kényan Julius Kuyioni a été interpellé alors qu’il se rendait à Loliondo et a été inculpé d’entrée illégale en Tanzanie. Son arrestation a coïncidé avec les mesures prises pour interpeller les journalistes couvrant les manifestations de la communauté Massaï contre leur expulsion à Liliondo.
Au Zimbabwe, des journalistes ont été pris pour cibles au titre de la loi sur la protection des données et de la cybercriminalité, récemment adoptée. Entre août et septembre, trois journalistes ont été les premières personnes arrêtées en vertu de cette loi, promulguée en décembre 2021.
Wisdom Mdzungairi, rédacteur en chef d’Alpha Media Holdings et rédacteur du journal NewsDay, et Desmond Chingarande, grand reporter à NewsDay, ont été convoqués au poste central de la police de Harare en août 2022.
Ils ont été interrogés au sujet d’un article qu’ils avaient publié sur une entreprise commerciale qui serait dirigée par des individus ayant des liens avec le gouvernement. Ils ont été inculpés de transmission de « fausses données dans l’intention de nuire » et n’ont été libérés que lorsque leur avocat a assuré aux policiers qu’ils seraient disponibles pour d’autres interrogatoires en cas de besoin.
Puis, le 29 septembre 2022, Hope Chizuzu, journaliste sportif indépendant, a été arrêté en vertu de la même loi après que des membres du conseil d’administration du Dynamos Football Club ont porté plainte contre lui en raison d’un reportage sur le club. Son téléphone portable et son iPad ont été saisis et conservés par la police pour « complément d’enquête ». Le jour où il a été libéré, la police lui a donné un avertissement et l’a informé qu’il serait convoqué au tribunal.
Au Burundi, la journaliste Floriane Irangabiye est détenue depuis août 2022. Le 2 janvier 2023, elle a été déclarée coupable de l’accusation forgée de toutes pièces d’« atteinte à l’intégrité du territoire national » et condamnée à 10 ans de prison et à une amende d’un million de francs burundais (environ 435 euros). Les poursuites dont elle fait l’objet découlent de l’exercice pacifique de ses droits humains et de son travail de journaliste. Le 30 mars 2023, la cour d’appel de Mukaza, dans la province de Bujumbura, a tenu une audience sur son recours et dispose de 30 jours pour rendre sa décision.
Les forces de l’ordre burundaises ont interrompu une conférence de presse à l’initiative des organisations de la société civile Parole et Actions pour le réveil des consciences et l’évolution des mentalités (PARCEM) et l’Observatoire de lutte contre la corruption et les malversations économiques (OLUCOME) en mars 2022. Lors de cette conférence, les participant·e·s ont dénoncé les mesures du ministère de l’Intérieur interdisant les vélos, tricycles et motos dans le centre-ville de Bujumbura.
« La liberté de la presse est une pierre angulaire des sociétés transparentes. Si elles souhaitent réellement construire des sociétés respectueuses des droits humains et amener les gouvernements à rendre des comptes, les autorités doivent cesser d’intimider et de harceler les journalistes, a déclaré Tabani Moyo, directeur régional de l’Institut des médias d’Afrique australe (MISA).
« Si la presse n’est pas en mesure d’informer librement, d’examiner minutieusement et de demander des comptes aux détenteurs de l’autorité et du pouvoir, les sociétés seront plongées dans l’obscurité. Les autorités doivent cesser de s’en prendre aux journalistes et aux médias qui font leur travail.
« Elles doivent créer un environnement propice permettant aux journalistes de travailler sans subir de répercussions, d’intimidations ni d’incarcérations pour avoir fait leur travail. Le journalisme ne doit pas être criminalisé », a déclaré Tigere Chagutah, directeur régional pour l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe à Amnesty International.