Sahara occidental. Des personnes détenues de longue date attendent toujours que justice leur soit rendue
Dix-neuf militants sahraouis déclarés coupables par des tribunaux marocains à l’issue de procédures inéquitables il y a de longues années sont toujours emprisonnés, ont déclaré le 8 novembre Human Rights Watch et Amnistie internationale.
Les membres de ce groupe dit de Gdeim Izik ont été déclarés coupables sur la base de leur participation présumée aux violences meurtrières qui ont éclaté le 8 novembre 2010, quand la police marocaine a démantelé un campement de manifestants au Sahara occidental. Les procès ont été entachés par le fait qu’ils se sont fortement appuyés sur des « aveux » que les accusés avaient réfutés au motif qu’ils leur avaient été extorqués au moyen de la torture.
« Dix-neuf hommes sont emprisonnés depuis maintenant 12 ans, et doivent encore purger de longues années d’emprisonnement, alors que leurs procès se sont en grande partie fondés sur des aveux plus que douteux, a déclaré Lama Fakih, directrice pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient à Human Rights Watch. Le passage du temps n’a fait qu’accroître l’injustice qui marque cette affaire. »
Le Comité contre la torture des Nations unies a l’an passé condamné des violations de la Convention contre la torture dans trois affaires concernant des accusés de Gdeim Izik, et mis en doute la valeur probatoire des enquêtes qui ont été menées tardivement par la justice marocaine sur leurs allégations de torture et qui n’ont pas permis d’établir si ces hommes avaient été torturés pendant leurs interrogatoires six ans plus tôt.
Le 8 novembre 2010, les forces de l’ordre marocaines ont démantelé le campement de Gdeim Izik, qui comprenait environ 6 500 tentes installées par des Sahraouis un mois plus tôt non loin d’El Ayoun, au Sahara occidental contrôlé par le Maroc, pour protester contre les mauvaises conditions socio-économiques. Lors des violents affrontements qui ont alors eu lieu dans ce campement et à El Ayoun, 11 membres des forces de sécurité ont été tués, selon les autorités marocaines, ainsi que trois civils.
Les forces de sécurité marocaines ont à plusieurs reprises frappé et maltraité des personnes arrêtées immédiatement après ces événements. Vingt-cinq hommes, qui pour certains avaient été arrêtés par la police avant même qu’elle n’entre dans ce campement, ont par la suite été inculpés de constitution d’une association de malfaiteurs et de participation ou complicité de participation à des actes de violence « entraînant la mort avec préméditation » à l’encontre d’agents de la force publique, entre autres chefs d’accusation. Parmi ces hommes se trouvaient plusieurs défenseurs des droits humains sahraouis.
Se basant principalement sur des aveux rétractés, en 2013 un tribunal militaire a déclaré coupables les 25 accusés ; 23 d’entre eux, y compris celui qui a été jugé par contumace parce qu’il avait fui à l’étranger, ont été condamnés à des peines d’au moins 20 ans d’emprisonnement, et deux à des peines déjà purgées.
En 2016, la Cour de cassation a annulé la décision du tribunal militaire au motif qu’elle était fondée sur des preuves peu concluantes. L’affaire a été renvoyée devant une juridiction civile pour un nouveau procès.
En 2017, la cour d’appel de Rabat a rejugé ces hommes et confirmé toutes les déclarations de culpabilité, mais elle a allégé les peines prononcées contre deux accusés qui ont en conséquence été remis en liberté. Un des 25 accusés qui était en liberté conditionnelle depuis 2011 pour raisons de santé est décédé en 2018.
Au cours de ce procès, la cour d’appel a ordonné un examen médicolégal des accusés acceptant de s’y soumettre, alors que sept années s’étaient écoulées depuis leur interrogatoire. Les médecins qui ont procédé à ces examens ont déclaré qu’en raison du passage du temps, il leur était impossible de prouver ou de réfuter les actes de torture allégués. La cour a cependant admis à titre de preuve les aveux contestés, ainsi que de nouveaux éléments de preuve qui dans une large mesure n’établissaient pas de lien entre des accusés pris individuellement et des actes précis ayant entraîné la mort ou de graves blessures.
En novembre 2021, dans une décision rendue à la suite d’une plainte déposée par l’un des accusés de Gdeim Izik, Mohamed Bourial, le Comité des Nations unies contre la torture a critiqué les investigations de la cour d’appel relatives aux actes de torture, en raison de leur caractère tardif et parce qu’elles n’étaient pas conformes au Protocole d’Istanbul, qui est un ensemble de lignes directrices pour les enquêtes concernant des allégations de torture.
Le Comité a relevé que « l’État partie a très largement dépassé les délais raisonnables pour rendre justice dans le cas du requérant [...] onze ans après les faits et la présentation des premières allégations de torture, aucune enquête en conformité avec le Protocole d’Istanbul n’a été diligentée ».
Le Comité a en outre adopté une décision similaire en juillet 2022 en réponse à une plainte qui lui avait été soumise par un autre prisonnier de Gdeim Izik, Abdeljalil Laaroussi, estimant que « la cour d’appel n’a pas dûment pris en considération les allégations de torture [d’Abdeljalil Laaroussi] au moment de condamner le requérant sur la base de ses aveux. En ne procédant à aucune vérification du contenu des allégations du requérant, à part l’expertise médicale ordonnée par la cour d’appel, laquelle n’a pas été réalisée en conformité avec le Protocole d’Istanbul, et en utilisant de telles déclarations dans la procédure judiciaire contre le requérant, [le Maroc] a manifestement violé ses obligations au regard de l’article 15 de la Convention. » L’article 15 interdit d’invoquer en tant qu’élément de preuve dans une procédure toute déclaration obtenue par la torture, si ce n'est contre la personne accusée de torture pour établir qu'une déclaration a été faite.
Le Comité a également critiqué le Maroc en 2022 dans sa décision relative à une plainte soumise par un troisième membre du groupe de Gdeim Izik, Sidi Abdallah Abbahah. Le point principal portait également sur le fait que ses allégations de torture n’avaient pas fait l’objet d’une enquête dans les meilleurs délais. La cour d’appel avait proposé en 2017 qu’une enquête soit menée sur les allégations de Sidi Abdallah Abbahah remontant à 2010, ce que ce dernier avait refusé.
À la suite du procès de 2017, les autorités ont dispersé les 19 autres accusés de Gdeim Izik, qui avaient jusqu’alors été détenus ensemble, en les répartissant dans six prisons situées au Maroc. La plupart d’entre eux sont détenus dans des prisons situées à un millier de kilomètres au moins d’El Ayoun, la ville où vivaient la majeure partie d’entre eux. Plusieurs de ces hommes ont depuis mené plusieurs grèves de la faim, car ils affirment avoir subi des atteintes à leurs droits fondamentaux, notamment avec une privation de soins médicaux ou de visites de leur famille et un placement abusif en détention à l'isolement. Ils ont tous demandé leur transfert dans des prisons moins éloignées de leur famille, au Sahara occidental ou près de ce territoire. Aux termes de la règle 59 de l'Ensemble de règles minima des Nations unies pour le traitement des détenus, « [l]es détenus doivent être placés, dans la mesure du possible, dans des prisons situées près de leur domicile ».
Le 31 octobre, Omar Hilale, ambassadeur du Maroc auprès des Nations unies, a nié que les prisonniers de Gdeim Izik aient subi des mauvais traitements.
La Cour de cassation du Maroc a confirmé la décision rendue le 25 novembre 2020, ce qui a mis fin à toute possibilité de recours juridique au niveau national.
Le 1er juillet 2022, des avocats représentant 18 des 19 prisonniers ont soumis au Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire une longue plainte lui demandant de déclarer que ces personnes font l’objet d’une détention arbitraire. Le Groupe de travail n’a pas encore rendu sa décision.
La majeure partie du Sahara occidental qui, selon les Nations unies, est un territoire non autonome, est de facto contrôlée par le Maroc depuis que le pays l’a pris à l’Espagne, son ancien administrateur colonial, en 1975. Le gouvernement considère qu’il s’agit d’un territoire marocain, et rejette tout vote sur l’autodétermination qui inclurait la possibilité de l’indépendance. Cette possibilité faisait partie du référendum que le Maroc et le Polisario, le mouvement de libération du Sahara occidental, ont accepté avec l’accord de cessez-le-feu de 1991 sous l’égide de l’ONU. Les Nations unies ne reconnaissent pas l’annexion de facto de ce territoire par le Maroc.
Les autorités marocaines empêchent systématiquement au Sahara occidental les rassemblements en faveur de l’autodétermination. Le Maroc entrave le travail de certaines organisations non gouvernementales locales de défense des droits humains, notamment en harcelant leurs membres et en bloquant la procédure d’enregistrement légal, et parfois en frappant des militant·e·s et des journalistes placés en détention, ou dans la rue.
« Le maintien en détention du groupe de Gdeim Izik sur la base d’éléments de preuve viciés montre que tout espoir de procès équitable est illusoire lorsqu’il s’agit des personnes qui contestent la mainmise du Maroc sur le Sahara occidental », a déclaré Amna Guellali, directrice adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnistie internationale.