LIBAN. UN RÉFUGIÉ SYRIEN AURAIT ÉTÉ TORTURÉ À MORT
Les autorités libanaises doivent transférer le procès des membres des forces de sécurité accusés d’avoir torturé et tué un réfugié syrien, actuellement jugés par des juridictions militaires intrinsèquement iniques, vers la justice pénale de droit commun, ont déclaré Human Rights Watch, Legal Agenda, Amnistie internationale et MENA Rights Group lundi 26 septembre.
Des membres de la Direction générale de la sécurité d’État, l’un des services de renseignement du Liban, auraient torturé Bashar Abed Al Saud, âgé de 30 ans, après son arrestation le 30 août 2022. Il a succombé à ses blessures le 31 août. Le 2 septembre, après l’annonce de la mort de Bashar Abed Al Saud et la diffusion de photographies de son corps tuméfié dans les médias, le procureur militaire Fadi Akiki a fait arrêter et inculpé un officier de la Direction générale de la sécurité d’État ainsi que trois autres membres de ce service pour torture, et renvoyé l’affaire devant la juge d’instruction militaire Najat Abu Shaqra. Une enquête est actuellement menée par la justice militaire, qui manque d’indépendance et qui comprend des juges nommés par le ministre de la Défense.
« L’affaire de la mort de Bashar Abed Al Saud au cours de sa détention par la Direction générale de la sécurité d’État nécessite une enquête équitable et exhaustive devant un tribunal de droit commun, car la justice militaire ne peut pas rendre justice à sa famille », a déclaré Ghida Frangieh, chargée des questions relatives aux procédures judiciaires au sein de Legal Agenda.
Le 8 septembre, les proches de Bashar Abed Al Saud ont porté plainte pour torture auprès du parquet de la Cour de cassation par le biais de leur avocat Mohammed Sablouh. Le procureur général, Ghassan Oueidat, a qualifié cette affaire de violation de la loi libanaise contre la torture et l’a renvoyée devant le procureur militaire. Le 15 septembre, les proches de Bashar Abed Al Saud ont de nouveau demandé un renvoi du dossier devant une juridiction pénale de droit commun, mais le juge Oueidat a également transmis cette demande au procureur militaire.
Renvoyer l’enquête devant un tribunal militaire est contraire au droit international tel qu’interprété par les organes conventionnels, et à l’article 15 du Code de procédure pénale libanais, qui dispose que les infractions commises par des membres de la police judiciaire dans l’exercice de leurs fonctions d’auxiliaires du ministère public relèvent de la seule compétence de la justice de droit commun.
De plus, le préambule de la loi libanaise contre la torture de 2017 dispose que seule la justice de droit commun « est habilitée à poursuivre, enquêter et juger » les crimes de torture, « à l’exclusion de toute juridiction pénale d’exception ». En septembre 2017, lors du débat sur le projet de loi contre la torture, les membres du Parlement ont convenu qu’il n’était pas nécessaire d’inclure cette règle explicitement dans la proposition de loi, à la lumière de l’article 15 du Code de procédure pénale.
La compétence des tribunaux de droit commun sur les plaintes pour torture est fondamentale pour que les victimes de violations des droits humains ou de crimes de droit international, comme la torture, puisse avoir droit à un recours effectif. La structure du système judiciaire militaire libanais et ses procédures légales font que les membres des forces de sécurité ne seront pas poursuivis devant un tribunal compétent, indépendant et impartial.
Dans les instances militaires, la majorité des juges sont des officiers de l’armée ou des agents des services de sécurité, nommés par le ministre de la Défense, et ils ne sont pas tenus d’être diplômés en droit ou d’avoir suivi une formation juridique. Les organisations de défense des droits humains et les journalistes ne peuvent pas assister aux procès militaires en tant qu’observateurs sans l’approbation préalable du juge présidant le tribunal. En outre, la loi relative à la justice militaire ne permet pas aux victimes de participer au procès et les considère au mieux comme des témoins potentiels.
Un membre de la famille de Bashar Abed Al Saud a raconté aux organisations susnommées que, le 30 août vers 20 heures, six ou sept membres des forces de sécurité en tenue militaire ont arrêté Bashar Abed Al Saud chez lui, au camp de Chatila, à Beyrouth, sans préciser à quel service ils appartenaient et pourquoi il était arrêté. Selon lui, ils n’ont pas présenté de mandat d’arrestation.
Ce proche et son avocat, Mohammed Sablouh, ont déclaré que Bashar Abed Al Saud n’avait pas été autorisé à contacter sa famille ni à être accompagné d’un avocat durant son interrogatoire, ce qui constitue une violation du droit à une procédure régulière tel qu’énoncé par le droit international et du Code de procédure pénale du Liban. Selon ce proche, la famille de Bashar Abed Al Saud ne savait pas où il se trouvait jusqu’à ce qu’elle reçoive un appel le 3 septembre lui demandant de venir chercher son corps à l’hôpital public de Tebneen, dans le sud du Liban.
Les autorités l’avaient transféré le 31 août vers 7 heures du matin à l’hôpital de Nabatieh, dans le sud du Liban, où un rapport médicolégal, que les organisations ont pu examiner, a conclu que Bashar Abed Al Saud était mort d'un « arrêt du système nerveux central en raison d’une douleur et d’une souffrance aiguës causées par des coups violents, ce qui a entraîné l’arrêt de son cœur et de sa circulation sanguine. »
Ce rapport indique également que le médecin légiste a relevé les éléments suivants : des ecchymoses et des rougeurs sur son crâne près de l’oreille gauche, une plaie saignante sur le côté droit de sa lèvre inférieure, des traces de sang dans ses narines, plusieurs signes de brûlures sur tout son corps, de nombreuses marques indiquant l’utilisation d’un fouet ou d’un câble électrique sur les extrémités supérieures, le dos, la poitrine, l’abdomen et les extrémités inférieures jusqu’aux pieds, ainsi qu’un gonflement des testicules.
Des photographies et une vidéo de la dépouille de Bashar Abed Al Saud examinées par les organisations corroborent ce rapport et montrent qu’une grande partie de son corps était couvert d’ecchymoses, de marques de flagellation, de coupures et de brûlures.
Le 2 septembre, le journal libanais Al Akhbar a publié un article annonçant la mort de Bashar Abed Al Saud vraisemblablement des suites de torture. En réaction, la Direction générale de la sécurité d’État a publié une déclaration affirmant que ses agents avaient arrêté Bashar Abed Al Saud après que des membres d’une cellule de l’État islamique (EI) l’avaient identifié comme complice et qu’il avait avoué combattre aux côtés de ce groupe armé. Cette déclaration admet que Bashar Abed Al Saud est mort, mais n’évoque pas les allégations de torture et indique que la Direction générale de la sécurité d’État a transféré l’affaire à la « juridiction compétente ».
Le 5 septembre, celle-ci a publié une nouvelle déclaration accusant certains médias de « diffamation » envers elle et affirmant que le dossier avait été transféré à la justice militaire et que toute personne ayant enfreint les règles serait condamnée à la peine maximale.
Le 6 septembre, Human Rights Watch a écrit à la Direction générale de la sécurité d’État et au parquet de la Cour de cassation, ainsi qu’au procureur militaire, afin de demander des éclaircissements sur l’étendue des compétences de la Direction générale de la sécurité d’État en matière de maintien de l’ordre dans les affaires de terrorisme présumé, et sur son autorité en matière de détention. L’organisation a également demandé des précisions sur les circonstances et la légalité de l’arrestation et de la détention de Bashar Abed Al Saud et sur toute mesure prise par la Direction générale de la sécurité d’État ou par le procureur pour enquêter, suspendre ou prendre des mesures disciplinaires à l’encontre de tout membre de ce service impliqué dans l’arrestation, l’interrogatoire ou les actes de torture et autres mauvais traitements présumés à l’encontre de Bashar Abed Al Saud. Le 26 septembre, Human Rights Watch n’avait toujours reçu aucune réponse.
MENA Rights Group a soumis le cas de Bashar Abed Al Saud à plusieurs expert·e·s des droits humains de l’ONU, notamment à la rapporteuse spéciale sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, au rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, et au rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats.
Il semble que le parquet de la Cour de cassation a déjà enfreint la loi en transférant à la justice militaire des plaintes pour torture, notamment celle déposée en octobre 2018 par l’acteur Ziad Itani à l’encontre de membres de la Direction générale de la sécurité d’État, ainsi que celles de 17 manifestant·e·s contre les forces de sécurité en décembre 2019 dans le contexte de manifestations dans l’ensemble du pays. Le procureur militaire et le parquet de la Cour de cassation se sont mis d’accord en avril 2019 pour transférer la plainte de Ziad Itani devant un tribunal de droit commun. Dans ces affaires, personne n’a été inculpé.
« Le règne de l’impunité perdure, les dizaines de plaintes pour torture et autres mauvais traitements déposées au titre de la loi de 2017 contre la torture vont rarement jusqu’au tribunal, la plupart étant classées sans suite sans que de réelles enquêtes ne soient menées, a déclaré Diana Semaan, directrice adjointe par intérim d’Amnistie internationale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Il est temps que les autorités libanaises commencent à appliquer la loi contre la torture, à mener des enquêtes sur toutes les allégations de torture et d’autres mauvais traitements, et à amener les responsables de tels agissements à rendre des comptes. »
Les autorités libanaises doivent mener des enquêtes sérieuses sur les plaintes liées à des crimes de torture et respecter la compétence des tribunaux de droit commun en ce qui les concerne. Le parquet de la Cour de cassation, le délégué du gouvernement auprès du tribunal militaire et la juge d’instruction militaire doivent immédiatement transférer le dossier de l’enquête sur la mort de Bashar Abed Al Saud au juge de droit commun compétent en la matière, c’est-à-dire le juge d’instruction du sud du Liban, afin qu’il veille au respect de la législation libanaise et au droit des proches à un recours effectif.
De plus, le Liban doit allouer des fonds pour permettre aux cinq membres du mécanisme national de prévention de la torture, nommés en juillet 2019, de mener à bien leur mission.
« Les images choquantes du corps tuméfié et lacéré de Bashar Abed Al Saud devraient constituer un signal fort pour les autorités libanaises : elles doivent faire bien plus pour combattre la torture en détention, a déclaré Aya Majzoub, chercheuse sur le Liban à Human Rights Watch. Les responsables de la torture et de la mort de Bashar Abed Al Saud doivent être traduits en justice lors de procédures judiciaires équitables et transparentes. »