Soudan. Il faut enquêter sur les homicides après la répression militaire exercée contre les manifestant·e·s
Les forces de sécurité soudanaises ont intensifié leur recours à la force meurtrière au cours des deux dernières semaines pour écraser les manifestations contre le coup d’État militaire du mois dernier, se livrant à des dizaines d’homicides illégaux et blessant par balles au moins 50 personnes, a déclaré Amnistie internationale le 24 novembre 2021.
Selon le Comité des médecins soudanais, une organisation qui suit de près la situation, au moins 40 personnes ont été tuées, la plupart par des tirs à balles réelles, lors des manifestations dans la capitale Khartoum depuis le 25 octobre, date à laquelle le lieutenant-général Abdel Fattah al Burhan a décrété l’état d’urgence sur le territoire national, dissout le conseil des ministres et arrêté des dizaines de responsables politiques civils.
« L’escalade de la force meurtrière par les forces de sécurité au Soudan au cours des deux dernières semaines était calculée dans le but d’intimider et de réprimer les manifestations organisées dans les rues contre le coup d’État militaire du mois dernier, a déclaré Deprose Muchena, directeur régional pour l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe à Amnistie internationale.
« La mort de dizaines de manifestant·e·s non armés appelle une enquête rapide, indépendante et impartiale afin d’amener les responsables à rendre des comptes pour les homicides et autres graves violations des droits humains qu’auraient commis les forces de sécurité. Les autorités doivent enquêter sur les tirs mortels visant des manifestant·e·s non armés, valider une supervision internationale de cette enquête et amener les responsables à rendre des comptes. »
Homicides imputables aux forces de sécurité
Les forces de sécurité ont intensifié l’usage de la force meurtrière afin de contrer les manifestations organisées dans la capitale Khartoum les 13 et 17 novembre, tuant au moins 23 personnes, selon le Comité des médecins soudanais.
Les recherches et les interviews menées par Amnistie internationale ont confirmé qu’au moins neuf manifestant·e·s tués les 13 et 17 novembre étaient morts de blessures par balles, dont une victime d’un tireur embusqué. Elles ont aussi confirmé qu’au moins 50 personnes ont été blessées par balles lors de ces manifestations.
Depuis que l’armée a pris le pouvoir au Soudan le mois dernier, les forces de sécurité ont de plus en plus recours à des tirs à balles réelles et des gaz lacrymogènes pour disperser les grandes manifestations. À la faveur de l’accord signé le 21 novembre, le Premier ministre civil Abdalla Hamdok a été rétabli dans ses fonctions ; il a annoncé la tenue d’« une enquête indépendante et transparente sur toutes les violations » perpétrées depuis le 25 octobre.
« Étant donné le bilan déplorable des autorités soudanaises s’agissant d’enquêter sur des violations similaires commises par le passé, toute investigation devra être suivie et assistée par des observateurs internationaux, afin de garantir qu’elle donne des résultats crédibles, a déclaré Deprose Muchena.
« Le fait qu’un accord politique soit signé ne devrait pas permettre aux responsables de ces violations de s’en tirer en toute impunité. »
Escalade de la force meurtrière contre les manifestant·e·s
Les recherches menées par Amnistie internationale ont confirmé que neuf manifestant·e·s sont morts de blessures par balles à la tête, la nuque et la poitrine, les 13 et 17 novembre, dont un du fait d’un tir de sniper, et a confirmé au moins 50 cas de blessés par balles, dont au moins un du fait d’un tir de sniper. L’usage de la force meurtrière était injustifié, puisqu’aucun d’entre eux n’était armé. Amnistie internationale a également établi que des membres des forces de sécurité ont fait des descentes dans des hôpitaux.
Le 13 novembre, quatre manifestant·e·s ont été tués : trois cas de blessures par balles et un cas d’étouffement par gaz lacrymogènes, selon le Comité des médecins soudanais. Au moins l’un d’entre eux a été tué par un tir de sniper.
Elshaikh Youssef, lycéen de 18 ans, marchait avec ses amis sur la 40e rue à Omdurman, ville située en face de Khartoum, lorsqu’il a déclaré à ses amis qu’il avait repéré un tireur embusqué sur l’un des toits. Lorsqu’il l’a désigné du doigt, il a reçu une balle provenant de cette direction, ont déclaré l’un de ses proches et ses amis.
Lorsque ses amis sont enfin arrivés à l’hôpital, Elshaikh était déjà mort. Une autopsie a confirmé qu’il avait succombé à une blessure à l’épaule, la balle ayant traversé sa poitrine et son cœur.
L’un des proches d’Elshaikh a indiqué: « Je suis dévasté. Je ne suis pas loin de perdre ma foi en Dieu. Comment une telle chose a-t-elle pu se produire ? »
Cela confirme les multiples témoignages de militant·e·s soudanais, qui ont indiqué que des tireurs embusqués tiraient sur les manifestant·e·s depuis les toits, visant la tête et la poitrine.
« Ces homicides témoignent d’un plan délibéré et ciblé des autorités pour réprimer les manifestations à tout prix. Il faut une enquête indépendante et impartiale afin de garantir que les auteurs rendront des comptes devant les tribunaux, dans le cadre de procès équitables. »
Les violences imputables aux forces de sécurité sont encore montées d’un cran le 17 novembre, tuant au moins 15 manifestant·e·s selon le comptage du Comité des médecins soudanais. Le 17 novembre entre 13h45 et 17h15, l’hôpital international de Khartoum-Nord a reçu huit blessés par balles : trois à la poitrine, trois à la tête et deux au niveau du cou. Tous sont morts par la suite, a indiqué un employé de garde à l’hôpital.
D’autres manifestant·e·s sont morts d’une hémorragie avant d’atteindre l’hôpital. C’est le cas de Sit al Nafar Bakar, âgée de 25 ans, morte après avoir reçu une balle dans la tête alors qu’elle fuyait la police à Khartoum Nord, vers 16 heures. Un proche a déclaré que cette étudiante infirmière était une militante déterminée et « une jeune femme très humble et courageuse, toujours en première ligne des manifestations ». D’après ceux qui la connaissaient, elle avait coutume de dire qu’elle protestait en faveur d’un État civil et que, si elle mourait : « obtenez justice pour moi ».
Un autre manifestant a été tué par balles le même jour : Muzamil al Jinaid, un homme d’affaires de 32 ans. Il a été abattu vers 16h30 à Khartoum Nord. « Personne n’a été témoin de ce qui s’est passé. Nous avons juste reçu un appel nous disant de venir à l’hôpital identifier un corps. À notre arrivée, nous nous sommes retrouvés face à son cadavre, présentant des blessures par balles », a déclaré un membre de la famille.
Cette violence correspond à une pratique de longue date des forces de sécurité qui recourent à la force excessive et meurtrière, notamment en tirant à balles réelles sur les manifestant·e·s, pour briser les rassemblements au Soudan. Cependant, elle s’est nettement intensifiée lors des manifestations organisées par des civils non armés depuis le coup d’État militaire.
« L’augmentation du nombre d’homicides la semaine dernière confirme que les responsables de la sécurité au Soudan ne prennent pas en compte le droit à la vie et le droit de manifester pacifiquement, et font fi des normes légales régissant le recours à la force », a déclaré Deprose Muchena.
Arrestations et détentions arbitraires
Les autorités militaires ont poursuivi les arrestations de responsables et militants politiques, en plus des dizaines déjà détenus arbitrairement à travers le pays depuis le 25 octobre. Cependant, une poignée d’entre eux ont été libérés depuis la signature de l’accord politique le 21 novembre.
Nour Al Din Salah, haut responsable du Parti du Congrès soudanais, a été interpellé le 16 novembre à minuit, par un groupe d’agents de sécurité armés qui a fait irruption chez lui à Khartoum. Les membres de sa famille ont déclaré qu’ils lui avaient bandé les yeux et l’avaient emmené. Son arrestation a eu lieu quelques heures seulement après que Nour Al Din Salah est apparu dans une interview diffusée par la section arabe d'Al Jazeera, dans laquelle il critiquait la prise de pouvoir par l’armée. Sa sœur a indiqué avoir demandé des renseignements sur le lieu où il se trouve et les accusations portées à son encontre.
Amnistie internationale et Human Rights Watch ont confirmé dans une déclaration conjointe le 9 novembre qu’au moins huit détenus étaient retenus dans des lieux non divulgués, sans pouvoir communiquer avec leur famille ni un avocat, dans des circonstances pouvant constituer des disparitions forcées. L’un d’entre eux aurait été remis en liberté.
Depuis le 25 octobre, Internet et les télécommunications sont coupés afin de limiter la capacité des citoyens de prévoir des manifestations et de se renseigner à ce sujet. Internet a été coupé pendant plus de trois semaines et les lignes téléphoniques pendant plusieurs heures le 17 novembre. Ces services ont été rétablis le 18 novembre.
« Les services de sécurité soudanais agissent clairement avec un sentiment d’impunité totale, a déclaré Deprose Muchena.
« S’ils gardent le même cap, il est clair que d’autres vies seront perdues. Les autorités doivent rendre des comptes, y compris les personnes qui portent la plus lourde responsabilité de ces graves atteintes aux droits humains. »