Monsieur,

À moins de deux ans du lancement de la Coupe du monde de football 2022 au Qatar et alors que les matchs de qualification vont commencer à la fin du mois, nous vous écrivons pour vous appeler, en votre qualité de président de la FIFA, à prendre de toute urgence des mesures concrètes pour faire en sorte que cette compétition laisse un héritage positif et durable pour tous les travailleurs et travailleuses migrant·e·s au Qatar, et ne donne pas lieu à de nouvelles violations du droit du travail.

Sans les deux millions de travailleurs et travailleuses migrant·e·s présents au Qatar, la Coupe du monde 2022 ne pourrait tout simplement pas se tenir dans ce pays. Comme vous le savez, ces hommes et ces femmes, principalement originaires d'Afrique et d'Asie, construisent les stades, les routes ou encore le métro. Quand la compétition aura commencé, ils s'occuperont des joueurs, des supporters et des officiel·le·s dans les hôtels, ils les serviront au restaurant, ils se chargeront de leur transport et ils assureront la sécurité des différents sites. Toute personne qui se rendra au Qatar pour assister ou participer à la Coupe du monde bénéficiera presque à coup sûr des services de travailleurs et travailleuses migrant·e·s durant son séjour.

Lorsque la FIFA a choisi le Qatar en 2010 pour organiser cette compétition, les atteintes aux droits des travailleurs et travailleuses migrant·e·s étaient bien connues, et elles ont été largement constatées et décrites tout au long de la période de construction des infrastructures destinées à la Coupe du monde. Des travailleurs et travailleuses ont notamment payé des frais de recrutement exorbitants et illégaux en vue d'obtenir un emploi au Qatar, pour finalement se retrouver confrontés au travail forcé, à des salaires non versés et à des heures de travail excessives, ou se voir priver de leur liberté de circulation une fois arrivés dans le pays. Les personnes employées sur des projets en lien avec la Coupe du monde n'ont pas fait exception à la règle[1].

  • droits des travailleurs et travailleuses au Qatar aujourd'hui

Nous nous réjouissons des changements majeurs que le gouvernement qatarien a apportés à son droit du travail ces dernières années, notamment en ce qui concerne son système de parrainage (kafala), qui lie juridiquement les travailleurs et travailleuses migrant·e·s à la personne qui les emploie. Il a ainsi récemment supprimé l’obligation pour ces employé·e·s d’obtenir la permission de leur employeur ou employeuse pour quitter le pays ou changer de travail.

Le Qatar est le premier pays de la région à apporter de telles améliorations en matière de droits des travailleurs et travailleuses, et nous espérons qu'il continuera de montrer la voie vers des réformes plus larges à l'échelle de la région. Cependant, si ces évolutions juridiques permettent aux migrant·e·s d’échapper plus facilement aux employeurs qui les exploitent, il est peu probable qu’elles réduisent significativement les atteintes aux droits humains dont ils sont victimes ou qu’elles améliorent leurs conditions de travail si elles ne sont pas accompagnées de mesures supplémentaires visant à renforcer les protections et à faire en sorte que ces réformes, et d’autres, soient appliquées. La mise en œuvre insuffisante des réformes adoptées par le Qatar à ce jour fait que celles-ci semblent malheureusement n’avoir eu qu’un impact limité sur la vie de bon nombre de travailleurs et travailleuses, et que de graves atteintes perdurent dans le pays.

En outre, les avancées restent fragiles, une partie du monde des affaires local affirmant haut et fort son opposition aux dernières réformes, ce qui augmente le risque de voir le gouvernement reculer sur certains des progrès obtenus jusqu'à présent en matière de droits des travailleurs et travailleuses. Les récentes recommandations du Conseil consultatif qatarien sont particulièrement inquiétantes et rétabliraient les pires aspects du système de kafala si elles étaient suivies par le gouvernement.

Aujourd’hui, malgré l’amélioration du cadre juridique, beaucoup de migrant·e·s continuent de vivre et de travailler dans des conditions difficiles au Qatar. Ils sont souvent payés avec retard – quand ils sont payés –, ont des difficultés à accéder à la justice et n'ont pas le droit de former des syndicats ou d'adhérer aux syndicats existants pour réclamer collectivement de meilleures conditions de travail. La pandémie de la COVID-19 n’a fait qu’exacerber leur précarité, liée notamment aux lourdes dettes découlant des frais de recrutement élevés, aux salaires non versés pendant des mois, aux logements surpeuplés et insalubres, aux restrictions de déplacement et à la difficulté accrue pour accéder à des voies de recours efficaces en cas d'atteintes à leurs droits.

  • responsabilité de la FIFA en matière de droits humains ne se limite pas aux travaux de construction

Dans ce contexte, en tant qu’organisatrice de la Coupe du monde, la FIFA a la responsabilité de garantir le respect des droits humains dans le cadre de la préparation et du déroulement de cet événement. Les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme précisent que les entreprises doivent éviter « d’avoir des incidences négatives sur les droits de l’homme ou d’y contribuer par leurs propres activités, et [remédier] à ces incidences lorsqu’elles se produisent », ainsi que s'efforcer « de prévenir ou d’atténuer les incidences négatives sur les droits de l’homme qui sont directement liées à leurs activités, produits ou services par leurs relations commerciales, même si elles n’ont pas contribué à ces incidences[2] ». Ces Principes disposent en outre que les entreprises doivent disposer d'« une procédure de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme pour identifier leurs incidences sur les droits de l’homme, prévenir ces incidences et en atténuer les effets, et rendre compte de la manière dont elles y remédient[3] ».

Amnistie internationale salue les mesures prises par la FIFA ces dernières années pour être à la hauteur de cette responsabilité, notamment la publication de sa politique en matière de droits humains en 2017 et de sa stratégie de développement durable pour la Coupe du monde 2022 au Qatar, mise au point conjointement avec le pays, en octobre 2019. Dans sa politique relative aux droits humains, la FIFA s'engage à respecter les droits fondamentaux conformément aux Principes directeurs de l'ONU. Elle affirme qu'elle fera tout son possible pour « aller au-delà » de cette responsabilité en prenant des mesures destinées « à promouvoir la protection des droits humains et à contribuer positivement à leur mise en œuvre[4] ». En outre, elle promet de laisser « un héritage de normes et de pratiques de classe mondiale pour les travailleurs au Qatar et ailleurs dans le monde[5] ».

Quand elle a décidé d'organiser la Coupe du monde au Qatar, la FIFA connaissait – ou aurait dû connaître – les risques inhérents à la tenue d'un tel événement dans ce pays, compte tenu de sa forte dépendance à la main-d'œuvre migrante et de son droit du travail favorisant l'exploitation. Elle savait donc, ou aurait dû savoir, que des migrant·e·s employés dans tous les secteurs concernés par l'organisation de la Coupe du monde – qu'ils soient directement liés ou non aux sites officiels – souffriraient pour rendre cet événement possible. Certes, des avancées ont été constatées en matière de droits des travailleurs et travailleuses, mais le gouvernement et la FIFA ont encore beaucoup à faire, comme le montrent les atteintes au droits humains que ces personnes continuent de subir et les risques auxquels elles sont toujours exposées au Qatar.

La FIFA a constitué une société à responsabilité limitée, la World Cup Qatar 2022 LLC, qu'elle décrit comme « une approche innovante du modèle de fonctionnement du tournoi » et dont elle explique qu'elle sera « responsable des projets liés à la livraison de la compétition, aux services pour les groupes constitutifs de la Coupe du monde de la FIFA, et aux opérations sur les sites officiels de la Coupe du monde de la FIFA[6] ». La composition de cette société, détenue à 51 % par la FIFA et à 49 % par la société à responsabilité limitée du Comité d'organisation local de Qatar 2022, lui donne sans conteste des responsabilités en matière de droits humains. Selon le site de la FIFA, cette société sera chargée, entre autres, des services aux équipes, des sites d'entraînement, des bénévoles, de la gestion des invités, de la logistique, de la restauration et des accréditations[7]. La FIFA doit donc veiller à ce que les droits des personnes travaillant sur des projets liés à la préparation, au déroulement et aux services de la Coupe du monde soient respectés dans le cadre de toutes les activités de cette société à responsabilité limitée.

Au-delà de la construction des infrastructures essentielles et des activités et services liés à l'organisation de la compétition, un grand événement sportif comme la Coupe du monde entraîne inévitablement une augmentation d'activité dans les secteurs offrant des services aux personnes qui y assistent, comme l'hôtellerie, la restauration et les transports. À l'approche de l'ouverture de la compétition, il convient donc de s’intéresser de toute urgence aux milliers d’employé·e·s des hôtels, de chauffeurs de taxi, de membres du personnel d'entretien et d'agents de sécurité, aussi bien sur les sites officiellement accrédités que non accrédités, qui joueront un rôle essentiel dans l'expérience vécue par les joueurs, les officiel·le·s et les supporters de la Coupe du monde 2022 au Qatar.

Le fait que l'application des Normes relatives au bien-être des travailleurs et travailleuses élaborées par le Comité suprême de mise en œuvre et de suivi de la Coupe du monde 2022 ait été élargie aux personnes « travaillant dans la prestation de services sur tous les sites pendant la durée de la compétition au Qatar[8] » est un pas dans la bonne direction pour les employé·e·s du secteur des services dans le pays. C'est aussi une reconnaissance de l'importance de ce secteur dans la réussite de l'événement, et de la responsabilité des organisateurs de la Coupe du monde à l'égard des personnes travaillant dans ce domaine.

Depuis leur élaboration, les Normes relatives au bien-être des travailleurs et travailleuses ont amélioré les conditions de vie et de travail des personnes qui participent à la construction des stades de la Coupe du monde. Toutefois, elles ne sont pas encore totalement appliquées par tout le monde[9] et, dans certains cas, elles n'ont pas permis de protéger les travailleurs et travailleuses des atteintes aux droits humains et de l'exploitation au Qatar, ni de leur offrir un recours approprié dans un délai raisonnable.

En 2020, la FIFA a dit à Amnistie internationale que la « diligence requise au quotidien » en matière de droits des travailleurs et travailleuses était assurée par le Comité suprême, et que la FIFA avait « toutes les raisons d'avoir confiance » en l'efficacité des normes et des dispositifs de ce Comité en la matière[10]. Toutefois, ce transfert de responsabilité n'est pas entièrement satisfaisant. Prenons-en pour preuve le fait que la FIFA n'était pas au courant que des ouvriers du stade Al Bayt n'avaient pas été payés pendant plusieurs mois – jusqu'à sept mois pour certains –, alors que le Comité suprême le savait[11]. Pour que les supporters, les joueurs et les officiel·le·s puissent venir au Qatar en toute confiance, en sachant que les travailleurs et travailleuses migrant·e·s qu'ils rencontreront pendant leur séjour sont payés correctement, sont bien traités, ne sont pas soumis à l'exploitation et ne sont pas victimes de pratiques abusives dans leur travail, la FIFA ne doit pas relâcher sa vigilance.

Il est donc indispensable qu'elle agisse de toute urgence pour renforcer ses propres procédures d'application de la diligence requise en matière de droits humains afin de pouvoir identifier, prévenir et atténuer efficacement et dans les meilleurs délais les atteintes aux droits humains directement liées à l'organisation de la Coupe du monde – par exemple dans les hôtels accrédités par la FIFA, sur les terrains d'entraînement et dans tout autre lieu. Cela implique notamment qu'elle mène sa propre surveillance indépendante et régulière des projets et des sites de la Coupe du monde. Elle doit aussi, le cas échéant, être en mesure d'offrir de véritables réparations aux victimes.

En outre, même si la FIFA n'a pas forcément de lien direct avec les atteintes aux droits humains commises dans le secteur des services en dehors des sites accrédités pour la Coupe du monde, elle n'en a pas moins la responsabilité d'atténuer les risques en matière de droits humains qui découlent de l'augmentation de l'activité dans ce secteur du fait la tenue de la compétition. Cela signifie qu'elle doit, au minimum, user de toute son influence pour inciter le Qatar à appliquer et mettre en œuvre ses propres réformes afin que les droits de tous les travailleurs et travailleuses migrant·e·s soient protégés. 

La Coupe du monde 2022 au Qatar sera la première à se tenir au Moyen-Orient. Dans cette région passionnée de football, elle promet d'être un moment de liesse pour beaucoup. Toutefois, pour que la compétition laisse aussi un héritage durable en termes d'amélioration de la situation des droits humains, nous vous appelons, en votre qualité de président, à veiller de toute urgence à ce que la FIFA :

  • fasse preuve de la diligence requise en matière de droits humains et rende publiques les politiques et les pratiques en la matière qu'elle met en œuvre pour la Coupe du monde 2022, conformément aux normes internationales, en vue d'identifier, de prévenir, d'atténuer et de corriger les conséquences néfastes sur les droits humains – notamment dans le domaine du recrutement – de ses activités, de ses relations commerciales et de ses chaînes d'approvisionnement, y compris celles de la société FIFA World Cup Qatar 2022 LLC. Elle doit notamment mener régulièrement ses propres enquêtes indépendantes sur les conditions de travail des migrant·e·s sur tous les sites liés à la Coupe du monde, ainsi que systématiquement avant de conclure un nouveau contrat avec un prestataire de services, par exemple dans le secteur de l'hôtellerie ou de la restauration, et rendre publiques les conclusions de ces enquêtes et les éventuelles mesures prises en conséquence ;
  • fasse le nécessaire, en coopération avec les autorités qatariennes, les organismes internationaux et la société civile, pour remédier aux préjudices subis par les travailleurs et travailleuses sur tous les sites et projets liés à la Coupe du monde, et rendre publiques les mesures prises en ce sens ;
  • prenne des mesures correctives, en coopération avec les autres acteurs concernés, lorsque des atteintes aux droits humains sont commises à tout niveau de la chaîne d'approvisionnement, des services ou des relations commerciales de la FIFA, et révèle publiquement ces mesures ;
  • use de son influence, en public et en privé, pour inciter le Qatar à mettre pleinement en œuvre sa réforme du travail et à prendre d'autres mesures de protection de l'ensemble des travailleurs et travailleuses contre les pratiques abusives, notamment dans le secteur des services indispensables au bon déroulement de la compétition[12] ;
  • s'engager publiquement à inclure des critères relatifs aux droits humains et un processus de diligence requise en la matière dans toutes les futures décisions de la FIFA concernant la sélection des pays hôtes des compétitions, avec des politiques et des pratiques claires pour identifier, prévenir, atténuer et traiter les éventuels risques pour les droits humains.

Je vous remercie par avance de l'attention que vous porterez à ces sujets importants. Amnistie internationale reste à votre disposition si vous avez besoin d'informations complémentaires sur ces questions et recommandations.

 

Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de ma haute considération.

 

 

[1] Voir, par exemple, Amnistie internationale, “‘I have worked hard - I deserve to be paid’ Exploitation on Qatar World Cup stadium”, juin 2020, https://www.amnesty.org/en/latest/research/2020/06/exploitation-on-qatar-world-cup-stadium/ ; Amnistie internationale, “Unpaid and abandoned: the abuse of Mercury MENA workers”, 26 septembre 2018, https://www.amnesty.org/en/latest/research/2018/09/mercury-mena-abuses-qatar/ ; Amnistie internationale, The ugly side of the beautiful game: Exploitation of migrant workers on a Qatar 2022 World Cup site, https://www.amnesty.org/en/documents/mde22/3548/2016/en/.

[2] Organisation des Nations unies (ONU), Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, principe 13.

[3] ONU, Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, principe 15.

[4] FIFA’s Human Rights Policy, mai 2017, § 4, https://img.fifa.com/image/upload/kr05dqyhwr1uhqy2lh6r.pdf.

[6] « LLC de la Coupe du Monde de la FIFA Qatar 2022 », https://fr.fifa.com/worldcup/organisation/llc, consulté le 3 mars 2021.

[7] Ibid.

[9] Un audit mené récemment à la demande du Comité suprême a aussi montré que le respect des normes par les sous-traitants sur les sites existants de la Coupe du monde restait un problème. Par exemple, cet audit a relevé un certain nombre d'inquiétudes relatives aux conditions de travail des employé·e·s de prestataires dans le domaine de la sécurité, en particulier en termes d'heures de travail et de journées de repos. Il a estimé qu'il fallait surveiller de près et remédier à ces non-conformités à l'heure où, à l'approche de la compétition, les besoins en termes de sécurité, d'hôtellerie et de restauration sont amenés à augmenter. Impactt, Annual External Compliance Report of the Supreme Committee for Delivery & Legacy’s Workers’ Welfare Standards Building a legacy: laying the foundation, p. 7, https://impacttlimited.com/wp-content/uploads/2020/07/IMPA09-2020-Qatar-Annual-Report-v12-Digital.pdf.

[10] Lettre à Amnistie internationale en date du 9 juin 2020, disponible (en anglais) sur : https://www.amnesty.org/en/documents/mde22/2500/2020/en/.

[11] Amnistie internationale, “‘I have worked hard - I deserve to be paid’: Exploitation on Qatar World Cup stadium”, juin 2020, https://www.amnesty.org/en/latest/research/2020/06/exploitation-on-qatar-world-cup-stadium/.

[12] Pour plus de précisions sur les mesures spécifiques recommandées au Qatar par Amnistie internationale, voir : Reality Check 2020: Countdown to the 2022 World Cup – Migrant workers’ rights in Qatar, novembre 2020, https://www.amnesty.org/en/documents/mde22/3297/2020/en/.