Où aller lorsque vous n’êtes accueilli nulle part ?
Les États doivent protéger les milliers de Haïtien·ne·s en mouvement. Voici comment.
Louise Tillotson, chercheuse sur les Caraïbes à Amnistie internationale, et Nicole Phillips, directrice juridique à la Haitian Bridge Alliance
Deux tremblements de terre meurtriers à 10 ans d’intervalle. Le chaos politique. L’assassinat d’un président. L’insécurité généralisée. Les enlèvements. De multiples massacres dans lesquels l’État serait impliqué. L’insécurité alimentaire. Les pénuries de carburant. La hausse des violences fondées sur le genre…
La liste est encore longue.
Voilà une partie des raisons pour lesquelles les Haïtien·ne·s ont, depuis des années, décidé que la vie était dangereuse et intenable dans leur pays d’origine et sont partis en quête de sécurité et de stabilité pour leurs familles.
Depuis des années, l’État manque à son devoir de remédier à la violence et à l’instabilité qui gangrènent le pays et, les catastrophes naturelles étant des facteurs aggravants de déstabilisation, beaucoup n’ont guère eu d’autre choix que de partir pour survivre. Les initiatives de la communauté internationale n’ont pas permis de répondre aux problèmes les plus urgents en termes de droits humains en Haïti.
En outre, les États des Amériques n’ont pas non plus réussi à les protéger.
Il y a quelques semaines, une délégation d’Amnistie internationale et de la Haitian Bridge Alliance s’est rendue à Tapachula, au Mexique, à la frontière avec le Guatemala. Nous avons eu la possibilité de nous entretenir avec plus de 60 Haïtien·ne·s, tous bloqués dans cette ville, que les autorités mexicaines ont convertie en une sorte de « prison à ciel ouvert », toutes ces personnes attendant que leurs demandes d’asile soient traitées.
Les Haïtien·ne·s ne sont en sécurité nulle part. Cette réalité nous a sauté au visage lorsque nous avons entendu des dizaines de personnes raconter en détail comment, dans de multiples pays de la région, elles avaient subi des violations des droits humains, notamment la détention et les renvois forcés illégaux, l’extorsion, le racisme anti-noir, les violences notamment fondées sur le genre imputables à des groupes armés, et le dénuement.
La majorité des personnes interrogées avaient quitté Haïti quelques années auparavant, et beaucoup étaient parties s’installer et travailler au Chili. Cependant, elles se sont senties obligées de partir en raison du racisme et de l’impossibilité de régulariser leur situation au regard de la législation sur l’immigration sous le gouvernement de Sebastián Piñera Echenique – ce qui les a plongées dans l’incertitude quant au fait de savoir si leurs familles seraient en sécurité. Pourtant, si elles ne pouvaient pas rester au Chili, elles nous ont dit qu’elles ne pouvaient pas non plus rentrer en Haïti.
Toutes les personnes interrogées à Tapachula ont exprimé leur peur d’être expulsées vers Haïti. Un homme a déclaré qu’il avait fui Haïti quelques mois après que des hommes non identifiés ont tué l’un de ses proches, membre d’un parti politique. Personne n’a jamais été poursuivi pour ce meurtre. Une femme a expliqué s’être enfuie après que des hommes armés sont passés de maison en maison dans son quartier, cambriolant, rouant de coups et violant des membres de sa famille et du voisinage. Selon elle, porter les faits devant la police aurait été inutile, car cette dernière ne pouvait pas la protéger, et elle craignait des représailles.
Ce n’est qu’une partie de l’histoire.
Si le Mexique, les États-Unis et d’autres pays de la région ont le devoir de garantir la sécurité des Haïtien·ne·s en situation de mobilité, comme l’exige la résolution récemment publiée par la Commission interaméricaine des droits de l'homme, force est de constater qu’ils ne le font pas.
Selon l’Organisation internationale des migrations (OIM), depuis mi-septembre, les États des Amériques ont renvoyé environ 12 000 Haïtien·ne·s dans leur pays, la majorité d’entre eux depuis les États-Unis.
Dans une déclaration publique qu’Amnistie internationale et sept autres organisations publient aujourd’hui, nous avons souligné que les États-Unis continuent de bafouer les droits des Haïtien·ne·s migrants et demandeurs d’asile en les expulsant en vertu de la politique du Titre 42 – une ordonnance utilisée abusivement, sous couvert de santé publique, pour procéder à des expulsions collectives, ce qui a largement été condamné par l’ONU et des experts de santé publique, entre autres – généralement sans leur donner accès au système d’asile américain ni chercher à identifier les personnes ayant besoin de protection, comme le prévoit pourtant la Convention contre la torture.
Les autorités mexicaines ne font guère mieux. D’après nos recherches, les agents des services mexicains de l’immigration continuent de refouler des Haïtien·ne·s vers le Guatemala, souvent la nuit, sans évaluation individuelle des besoins de protection des personnes concernées et sans leur donner d’informations sur leur droit de solliciter l’asile, en violation des normes relatives aux droits humains.
Au mois de novembre, plus de 47 000 Haïtien·ne·s avaient demandé l’asile au Mexique, mais 37 % seulement avaient obtenu le statut de réfugiés ou une protection complémentaire, selon les chiffres de la Commission mexicaine d'aide aux réfugiés (COMAR). En comparaison, ce chiffre s’élève à 97 % pour les Vénézuelien·ne·s et à 84 % pour les Hondurien·ne·s. L’une des explications réside dans le fait que le Mexique ne considère pas les réfugiés haïtiens tels que définis dans la Déclaration de Carthagène, tout comme c’est déjà le cas pour d’autres nationalités qui fuient « des violations massives des droits humains » ou « des violences généralisées », telles que définies dans la Convention – ce qui s’applique clairement au cas de Haïti. En outre, le Mexique ne propose pas d’autres formes de séjour légal aux Haïtien·ne·s, ce que permet pourtant le droit mexicain.
L’histoire ne s’arrête pas là.
Afin de gagner le Mexique, les Haïtien·ne·s doivent voyager par voie de terre en traversant entre six et neuf pays d’Amérique latine, et franchir le bouchon du Darién, une étendue de jungle et de montagnes qui regorge de dangers, notamment de bandes armées criminelles.
Certaines personnes interrogées ont fondu en larmes en racontant avoir vu des groupes armés violer des femmes avec lesquelles elles avaient traversé la jungle ou en se remémorant les risques encourus par leurs familles durant ce périple. Même pour des chercheurs habitués à travailler sur les violations des droits humains, ces récits sont durs à entendre.
Tout comme les récits des microagressions constantes ou des actes ouvertement racistes que les Haïtien·ne·s nous ont raconté avoir subi dans la plupart des pays traversés.
« Où que nous allions, ils [les gens] nous considèrent comme des “enfants de pauvres” », a déclaré un homme à Amnistie internationale. Une femme a expliqué que, lorsqu’elle prenait le bus au Chili, elle avait parfois l’impression que des personnes blanches changeaient de siège pour ne pas être assises à côté d’elle. D’autres ont dit avoir été victimes de discrimination raciale au travail : elles étaient moins payées alors qu’elles travaillaient davantage.
Un autre homme a déclaré qu’en route pour le Mexique, des policiers dans quatre pays différents ont stoppé le bus à bord duquel il se trouvait et ont demandé les passeports, puis ont soutiré de l’argent à tous les passagers, les obligeant à payer entre 20 et 30 dollars pour pouvoir continuer le voyage. Il a ajouté qu’une fois, la police du Honduras a fait descendre toutes les personnes blanches du bus avant d’extorquer de l’argent à toutes les personnes noires restées à l’intérieur. Il ne savait pas si les personnes migrantes à la peau plus claire étaient également rackettées, mais il a eu l’impression que les Haïtiens et Haïtiennes faisaient l’objet d’un profilage ethnique et d’une discrimination.
Pour toutes ces raisons, pour de nombreux Haïtiennes et Haïtiens, il n’existe pas de lieu sûr.
Mais ce n’est pas une fatalité.
Des États de la région disposent de cadres légaux pour fournir aux Haïtien·ne·s une protection internationale dans cette situation, en accordant l’asile ou d’autres formes de séjour légal avec des garanties appropriées, comme le recommande l’ONU.
Lorsque vous menez des recherches, vous vous souvenez toujours des émotions que les gens transmettent.
À l’issue de cette mission, nous garderons en mémoire la dignité et la détermination des Haïtien·ne·s que nous avons interrogés et leur fort besoin de stabilité après avoir subi autant de traumatismes. Ils sont partis loin, en quête de tout ce que les êtres humains s’efforcent d’obtenir – l’accès à un abri, à de la nourriture, à des écoles et à d’autres besoins élémentaires. Les gouvernements de la région semblent oublier que ces protections, ils sont tenus de les garantir. Force est de constater, hélas, qu’ils sont loin du compte.