• 4 nov 2020
  • Somalie
  • Communiqué de presse

Le projet de retrait des troupes américaines en Somalie n’est qu’une piètre consolation face au terrible bilan des frappes aériennes pour la population civile

Par Abdullahi Hassan


Le président Donald Trump aurait demandé au Pentagone un plan de retrait des troupes américaines en Somalie. Mais une éventuelle réduction notable du nombre de soldats sur le terrain, actuellement entre 650 et 800, n’implique pas forcément la fin des opérations menées par l’armée des États-Unis dans le pays. De plus, quelle que soit la décision qui sera prise, elle ne représentera qu’une piètre consolation pour les nombreux civils somaliens qui souffrent des conséquences des frappes aériennes meurtrières de l’armée américaine, menées dans de nombreux cas depuis des bases situées en dehors de la Somalie.

Cette année, jusqu’à présent, 47 frappes aériennes au moins ont été recensées, d’après Airwars. Il s’agit d’un chiffre record qui s’ajoute aux quelque 150 autres attaques aériennes qui ont eu lieu au cours des trois premières années du mandat du président Donald Trump. Amnistie internationaleInternational a enquêté sur neuf de ces attaques aériennes menées depuis 2019 et constaté que 21 civils ont été tués et 11 blessés. Nous avons rassemblé des informations sur des frappes aériennes qui ont manifestement violé le droit international humanitaire, les précautions possibles n’ayant pas été prises pour épargner les civils, et qui dans certains cas ont directement visé des personnes qui, comme a pu l’établir Amnistie internationaleInternational, étaient des civils.

Le Commandement des États-Unis pour l'Afrique (AFRICOM), qui procède aux attaques aériennes en Somalie, indique publiquement que son principal objectif est d’apporter la stabilité dans le pays, et il reconnaît que cet objectif ne pourra pas être atteint uniquement avec des moyens militaires. Mais les agissements de l’AFRICOM ne sont pas conformes à ses déclarations.

Le Commandement américain dit vouloir favoriser la gouvernance et la croissance économique, et remédier aux causes profondes de l’instabilité, mais ses frappes aériennes ont anéanti des éléments essentiels de la société et de l’économie somaliennes pourtant nécessaires pour la réalisation de ces avancées. Les attaques aériennes ont tué ou blessé des personnalités de premier plan du monde des affaires, des médecins et des paysans, détruit des vergers et des canaux d’irrigation, et généré de nouvelles vagues de déplacements internes. Ces frappes ont tué et blessé d’importants membres de la fragile société civile somalienne.

Chaque semaine, des proches de victimes de frappes aériennes américaines me contactent afin que je les conseille quant à la manière dont ils peuvent demander justice pour la mort de membres de leur famille ou pour les blessures qu’ils ont subies. En avril 2019, l’AFRICOM a admis avoir tué cinq civils somaliens et en avoir blessé six autres lors de trois attaques aériennes distinctes. Cependant, aucune des familles ou des victimes concernées n’a été indemnisée par l’AFRICOM ou par le gouvernement somalien.

En ce qui concerne les perspectives de croissance économique, l’agriculture représente l’un des principaux moyens de subsistance en Somalie. Depuis 2017, Amnistie internationaleInternational a réuni des informations sur au moins huit cas de paysans tués par des frappes aériennes américaines, principalement alors que ces personnes se trouvaient sur leur exploitation ou à proximité.

L’une des frappes manifestement menées en violation du droit international humanitaire a eu lieu non loin du village de Baladul-Rahma, en décembre 2018. Elle a causé la mort d’un civil agriculteur et grièvement blessé un autre homme, Omar Abdi Sheikh, connu sous le nom de « Rambow », qui est un membre éminent de la communauté et un guérisseur traditionnel respecté dans la région du Bas-Shabelle.

Mohamud Salad Mohamud, un homme d’affaires influent qui avait une bananeraie et qui occupait un poste de direction dans l’entreprise de télécommunications Hormuud, a été tué dans son exploitation agricole en février 2020. Dans une vidéo qui a été enregistrée peu après cette attaque dans son exploitation agricole de Masalanja, non loin du village de Kumbareere, on voit que les bananiers et le canal d’irrigation de l’exploitation ont été détruits.

L’AFRICOM soutient qu’il était un agent d’Al Shabab, mais ses proches et ses collègues maintiennent qu’il était simplement un homme d’affaires employé par la plus grande entreprise de télécommunications du pays. Les chefs de clan considèrent qu’il était l’un des membres les plus prolifiques de leur communauté, et qu’il avait aussi travaillé pour des organisations humanitaires – une information qu’Amnistie internationaleInternational a confirmée. Deux autres employés de Hormuud ont aussi été tués lors de frappes aériennes américaines.

Des maisons et des abris communautaires ont également été détruits lors d’attaques aériennes menées par l’armée américaine. Par exemple, le 6 décembre 2017, un véhicule transportant des combattants présumés d’Al Shabab a explosé dans le hameau d’Illimey, dans la région du Bas-Shabelle. Le souffle de l’explosion a détruit la moitié de ce hameau et tué cinq civils, dont deux enfants. Deux personnes ont également été blessées lors de cette attaque, dont une petite fille de 18 mois.

En début d’année, la maison de Kusow Omar Abukar a été fortement endommagée à cause d’une frappe aérienne menée à Jilib le 2 février, et l’armée américaine a admis que sa fille a été tuée et que sa mère âgée ainsi que ses deux autres filles ont été blessées. Le père, un paysan âgé de 50 ans, se trouvait dans la maison au moment de l’attaque, qu’il a décrite à Amnistie internationaleInternational.

Plusieurs Somaliens m’ont expliqué lors d’entretiens que les frappes aériennes américaines créent un climat d’incertitude et de peur constantes. Selon les Nations unies, cette année plus de 180 000 personnes ont quitté la région du Bas-Shabelle jusqu’à présent, nombre d’entre elles fuyant le conflit et l’insécurité. La plupart de ces personnes se retrouvent dans des camps de personnes déplacées à Mogadiscio ou dans ses environs, où elles sont alors exposées au risque d’exploitation et d’abus de toutes sortes, notamment de violences sexuelles. Les femmes et les enfants risquent tout particulièrement d’être victimes d’abus, de la marginalisation et de l’exclusion.

En juillet, Amnistie internationale a constaté que les personnes déplacées dans la région de Mogadiscio sont touchées de façon disproportionnée par la pandémie de COVID-19, et qu’elles doivent aussi faire face à des expulsions forcées, au manque d’emplois et à un accès insuffisant à l’eau potable et aux services de santé.

L’AFRICOM déclare avec insistance que son objectif est de « détruire » Al Shabab. Mais en réalité, cette campagne est désastreuse pour les civils et les infrastructures civiles. Les attaques aériennes qui tuent et blessent des civils, détruisent des exploitations agricoles et des canaux d’irrigation, et provoquent une augmentation du nombre de personnes déplacées ne sont pas la solution.

L’AFRICOM a récemment reconnu sa responsabilité pour un petit nombre de victimes et mis en place un système permettant aux proches de signaler la mort de civils tués par des frappes aériennes américaines – deux initiatives bienvenues –, mais il lui reste encore beaucoup à faire pour protéger les civils, admettre la véritable ampleur du nombre de victimes, et garantir des réparations pour les victimes et leurs familles.

Qu’il y ait ou non retrait des soldats américains – Bloomberg News indique que « tous ou presque tous ont été envoyés sous la présidence de Donald Trump » – l’AFRICOM doit immédiatement mettre en œuvre une stratégie pour garantir que les avancées réalisées en direction de la reddition de comptes pour les agissements de l’armée des États-Unis en Somalie ne seront pas abandonnées. Afin de respecter ses obligations au titre du droit international humanitaire – et de se conformer aux objectifs qu’il a lui-même définis – l’AFRICOM doit veiller à agir pour le mieux en faveur des civils.

Cet article a été publié initialement par Just Security