Lettre ouverte au Premier ministre Justin Trudeau
10 septembre 2020
Le très honorable Justin Trudeau
Premier ministre du Canada
80 rue Wellington
Ottawa, Ontario
Monsieur le Premier ministre,
Nous vous écrivons cette lettre au nom de nos 400 000 sympathisantes et sympathisants d’Amnistie internationale dans tout le pays, alors que nous vivons une période de grande incertitude, de bouleversement, d’injustice et de peur, mais aussi de mobilisation, de courage, de détermination, et d’opportunités.
C’est dans ce même contexte que vous avez annoncé que le prochain discours du Trône de votre gouvernement présentera un plan « pour rebâtir un Canada plus fort et plus résilient » et offrira une « feuille de route pour nous sortir de la pandémie et bâtir une société plus juste et plus accueillante ». Au cœur de ces objectifs se trouve l’impératif de mettre en œuvre un agenda des droits humains qui soit transformateur. Ce discours du Trône doit reconnaître que le respect des droits humains doit être au cœur de tout, de l’adoption des lois à l’élaboration de politiques, des prises de décisions budgétaires aux actions à entreprendre. C’est dans cet esprit que nous vous demandons de prendre en compte ces sept recommandations :
- Reconnaître et faire respecter les droits économiques, sociaux et culturels en tant que cadre de référence essentiel à une relance juste, sécuritaire et transformatrice.
- Honorer la promesse du gouvernement de présenter un projet de loi pour la mise en œuvre de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, et soutenir pleinement la création et la mise en œuvre d’un Plan d’action national pour répondre aux Appels à la justice de l’Enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées.
- Engager des actions concrètes pour s’attaquer au racisme systémique au Canada, comme l’interdiction du fichage, des contrôles de routine et du profilage racial par tous les corps policiers et les agences de sécurité relevant de la juridiction fédérale, renforcer la mise en œuvre de la Stratégie canadienne contre le racisme, et lancer des consultations en vue de réformes plus globales, comme des approches de « définancement » de la police.
- Mettre en œuvre un plan de relance post-pandémie féministe qui s’appuie sur le Cadre de relance sécuritaire, et considère l’établissement et le financement d’un système national de services de garde offrant des services de qualité, accessibles, abordables et inclusifs, pour toutes les familles du Canada.
- Adopter, d’ici la fin de l’année, des lois et des politiques reflétant l’état actuel de la science ainsi que les meilleures pratiques et connaissances autochtones et internationales pour atténuer la crise climatique mondiale, qui permettront d’assurer un avenir durable aux prochaines générations et à toutes les espèces, et de limiter la hausse des températures mondiales à 1,5 o C d’ici 2030.
- Assurer la mise en œuvre efficace et la surveillance des obligations du Canada en matière de droits humains, particulièrement en lien avec la pandémie de COVID-19.
- S’engager au respect durable et inconditionnel des droits humains internationaux dans toutes les relations bilatérales et multilatérales du Canada.
Contexte
C’est à nos propres risques, et honteusement, que nous faisons fi des défis pressants auxquels nous faisons face aujourd’hui même. La pandémie de COVID-19 a révélé de profondes inégalités au cœur de la société canadienne, que nous ne pouvons plus nous permettre d’ignorer. L’incapacité des Canadiennes et des Canadiens à assumer leur responsabilité d’œuvrer à la réconciliation avec les peuples autochtones ne peut plus être passée sous silence. De même, nous ne pouvons demeurer aveugle devant le racisme systémique à la base de la violence policière récurrente envers les Autochtones, les Noir.e.s et les communautés racisées d’un bout à l’autre du pays. La dure réalité des inégalités de genre et des violations des droits des femmes, des filles et des personnes aux diverses identités de genre ne peut plus demeurée sans réponse concrète. Enfin, le manque d’actions déterminantes pour prévenir la crise climatique mondiale ne peut plus durer.
Le contexte mondial est également très préoccupant. En cette période de polarisation et de conflit, alimentée par des leaders de tous les continents désireux de mener des programmes d’intolérance et de haine, l’absence de leadership fondé sur les droits humains à l’échelle mondiale est flagrante et extrêmement troublante.
Amnistie internationale demande que ces sept engagements se reflètent dans le discours du Trône du gouvernement, et qu’ils soient soutenus par des programmes et des ressources adéquates dans le prochain budget fédéral.
(1) Prendre en compte les droits économiques, sociaux et culturels
- Reconnaître et faire respecter les droits économiques, sociaux et culturels en tant que cadre de référence essentiel à une relance juste, sécuritaire et transformatrice.
À la lumière de la COVID-19, les nombreux et sérieux manquements aux droits humains reflètent les inégalités, le racisme, le sexisme, la discrimination et l’exploitation, profondément enracinés, mais toujours ignorés malgré les efforts des communautés et des militant.e.s qui demandent des changements depuis plusieurs décennies. Le haut taux de mortalité des personnes âgées dans les centres de soins de longue durée, les inquiétudes des communautés isolées des Premières Nations, les bas salaires et les difficiles conditions de travail des travailleurs et travailleuses de la santé et des autres secteurs essentiels, le poids disproportionné de la pandémie sur les femmes et les personnes LGBTI sur le marché du travail, les taux plus élevés de COVID dans les communautés racisées, l’augmentation de la violence de genre dans les foyers, les éclosions de COVID parmi les travailleurs agricoles étrangers et dans les abattoirs, les soins de santé inadéquats dans les prisons et les centres de détention de l’immigration, les risques encourus par les personnes itinérantes, et la vulnérabilité accrue des personnes vivant avec un handicap, ont tous une chose en commun.
Au cœur de toutes ces graves injustices se trouvent l’incapacité et le refus – endémiques, à tous les niveaux, des gouvernements fédéral et des provinces – de prendre en compte les droits économiques, sociaux et culturels, dont les droits au logement, à l’éducation, à la santé, à l’alimentation, à l’eau potable, à des conditions de travail sécuritaires et à un revenu adéquat. Il ne suffit pas de reconnaître qu’il faut changer le filet de sécurité sociale du Canada. Nous ne sortirons pas de cette pandémie sans reconnaître les impacts des violations intersectionnelles de ces droits fondamentaux.
(2) Démontrer un respect véritable pour les droits des peuples autochtones
- Honorer la promesse du gouvernement de présenter un projet de loi pour la mise en œuvre de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, et soutenir pleinement la création et la mise en œuvre d’un Plan d’action national pour répondre aux Appels à la justice de l’Enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées.
L’année 2020 a débuté avec une vague de protestation dans tout le pays, en solidarité avec les défenseur.e.s autochtones de la terre du Territoire Wet’suwet’en en Colombie-Britannique. Même si le climat était parfois litigieux et volatile, cela a aussi permis d’entamer un débat longuement dû et d’aborder les conséquences de notre scandaleuse incapacité à respecter le droit à la terre des peuples autochtones du Canada. À ce moment-là, il semblait y avoir une ouverture pour de nouvelles approches, mais la crise de la COVID-19 est venue effacer tout cela.
Ce discours du Trône doit inclure des actions concrètes pour stimuler la réconciliation avec les peuples autochtones et renforcer le respect de leurs droits. Deux grands engagements, parmi d’autres, avaient été pris antérieurement par votre gouvernement, mais ont été malheureusement reportés, et on ignore toujours ce qu’il en adviendra.
(3) Mettre fin au racisme systémique
- Engager des actions concrètes pour s’attaquer au racisme systémique au Canada, comme l’interdiction du fichage, des contrôles de routine et du profilage racial par tous les corps policiers et les agences de sécurité relevant de la juridiction fédérale, renforcer la mise en œuvre de la Stratégie canadienne contre le racisme, et lancer des consultations en vue de réformes plus globales, comme des approches de « définancement » de la police.
Le meurtre de George Floyd, commis par des policiers de Minneapolis en mai dernier, a entraîné une vague de protestations contre le racisme systémique anti-Noirs des institutions policières et de justice de partout aux États-Unis. Au même moment, au Canada, on a constaté une recrudescence des demandes pour s’attaquer au racisme systémique qui alimente la violence policière envers les communautés noires, autochtones et les personnes de couleur (BIPOC - Black, Indigenous and People of Colour). Le racisme systémique imprègne tous les secteurs de la société canadienne, l’éducation, les milieux de travail, les arts et la culture, le commerce de détail et les industries de services, la politique et le gouvernement, le droit et le système de justice, les services sociaux, le secteur à but non lucratif, et les interactions avec les corps policiers.
Des rapports et des enregistrements vidéo récents de meurtres ou de morts troublantes ainsi que d’agressions à l’encontre de personnes noires, autochtones ou de couleur par des membres des corps de police, lors d’échanges avec ceux-ci, démontrent qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire pour s’attaquer au racisme systémique et au privilège des Blancs au Canada. Il n’y a encore aucune indication convaincante que des actions concrètes seront prises afin d’atteindre cet objectif.
(4) S’attaquer à l’inégalité de genre
- Mettre en œuvre un plan de relance post-pandémie féministe qui s’appuie sur le Cadre de relance sécuritaire, et intègre l’établissement et le financement d’un système national de services de garde offrant des services de qualité, accessibles, abordables et inclusifs, pour toutes les familles du Canada.
La pandémie de COVID-19 a exacerbé les violations des droits humains déjà vécues par les femmes et les personnes LGBTQ2S. Ces abus sont plus fortement ressentis par les personnes noires, autochtones et de couleur ainsi que par les femmes et les personnes de diverses identités de genre ayant un handicap. L’augmentation de la violence basée sur le genre, le nombre record de pertes d’emplois, l’augmentation des tâches non rémunérées de soins à la famille, le manque de services de garde, sont autant de facteurs qui ont augmenté considérablement les inégalités, et qui devront être au cœur d’un plan de relance post-pandémie féministe.
(5) Agir avec audace pour le climat
- Adopter, d’ici la fin de l’année, des lois et des politiques reflétant l’état actuel de la science ainsi que les meilleures pratiques et connaissances autochtones et internationales pour atténuer la crise climatique mondiale, qui permettront d’assurer un avenir durable aux prochaines générations et à toutes les espèces, et de limiter la hausse des températures mondiales à 1,5 o C d’ici 2030.
Alors que la crise sanitaire et la crise économique provoquées par la pandémie de COVID-19 ont balayé le monde entier avec des impacts dévastateurs, l’attention portée à la crise climatique mondiale s’est relâchaée. Alors que tout délai supplémentaire peut devenir catastrophique, la 26ème Conférence des Nations unies sur le changement climatique a dû être reportée d’un an. Toutefois, pendant ce temps, la crise climatique ne se met pas sur pause. Monsieur le Premier ministre, vous avez exprimé récemment votre intention de lancer un « ambitieux programme vert » pour guider la relance économique post-pandémie du Canada. Ce dont nous avons besoin c’est d’un plan national réduisant nos émissions de manière significative et élimine progressivement la production et la consommation d’énergies fossiles, tout en s’assurant que personne n’est laissé pour compte, et qu’un financement adéquat pour le climat est mis à la disposition des pays du Sud.
(6) Mettre en œuvre nos obligations internationales relatives aux droits humains
- Assurer la mise en œuvre efficace et la surveillance des obligations du Canada en matière de droits humains, particulièrement en lien avec la pandémie de COVID-19.
Bien que le Canada a un bilan admirable, bien que non parfait, en matière de signature de traités sur les droits humains et de participation aux examens périodiques des droits de humains des Nations Unies, on ne peut pas en dire autant de sa capacité à respecter ses obligations et à mettre en œuvre les recommandations qui lui sont faites. En 2017, votre gouvernement a organisé une rencontre, attendue de longue date, entre les ministres responsables des droits humains des différents paliers de gouvernement, fédéral, provinciaux et territoriaux. Les ministres se sont entendus pour améliorer leur approche de mise en œuvre des obligations internationales du Canada en matière de droits humains. Il n’y a eu que peu de progrès depuis, et la rencontre de suivi prévue pour mai 2020 a été reportée pour cause de pandémie.
Notre inquiétude devant ces lacunes s’est accrue dramatiquement avec la COVID-19. L’impact sur les droits humains, à la fois en raison de la pandémie et de la récession économique qu’elle a entraînée, est énorme. Les institutions de surveillance des droits humains, comme le Parlement, les législatures, les conseils municipaux, les cours de justice et les commissions des droits humains, ont été ralenties. Plus de 300 organisations et experts ont demandé aux différents gouvernements du Canada d’adopter des mesures de surveillance de l’impact sur les droits humains de leurs réponses à la pandémie. Votre gouvernement s’est montré disposé à le faire, sous les auspices du ministre de la Justice, mais il n’y a eu aucune avancée à ce sujet.
(7) Parler d’une voix forte et cohérente pour les droits humains dans le monde
- S’engager au respect durable et inconditionnel des droits humains internationaux dans toutes les relations bilatérales et multilatérales du Canada.
Parallèlement aux impacts dévastateurs de la pandémie de COVID-19, les violations des droits humains se poursuivent partout dans le monde. Mais avec des gouvernements aux prises avec la gestion de la pandémie et de nombreux leaders alimentant les conflits et la division, on constate l’absence d’un leadership éclairé et résolu en faveur des droits humains.
Votre gouvernement a adopté une politique d’aide internationale féministe et s’est aussi engagé à élaborer un livre blanc pour une politique étrangère féministe, toutefois, des contradictions et des incohérences viennent trop souvent démentir cette conviction. Telles :
- Le refus d’annuler les permis autorisant la vente de véhicules blindés à l’Arabie saoudite, dont l’armée est responsable de graves crimes de guerre au Yémen ;
- La persistance à affirmer que le gouvernement des États-Unis respecte les droits humains des personnes réfugiées et que ce pays constitue un partenaire approprié pour le Canada en matière de protection des personnes réfugiées, en vertu de l’Entente sur les tiers pays sûrs entre nos deux pays ;
- L’incapacité à respecter la promesse que l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises serait doté des pouvoirs suffisants pour mener des enquêtes indépendantes et efficaces sur les allégations de violations des droits humains associées aux opérations des compagnies canadiennes à l’étranger ;
- L’absence de suivi relativement à l’engagement de 2016 d’adhérer au Protocole facultatif se rapportant à la Convention des Nations unies contre la torture, un mécanisme essentiel pour la prévention de la torture dans le monde ;
- Le déni de soutien consulaire aux Canadiennes et Canadiens, y compris des enfants, détenus au Nord-Est de la Syrie et dont les droits sont sérieusement à risque, ce qui soulève de vives inquiétudes de discrimination et de citoyenneté inégale ;
- Des positions équivoques quant au statut des colonies juives illégales en territoire palestinien occupé ;
- L’absence de réaction face au harcèlement et à l’intimidation des militantes et militants des droits humains au Canada qui font campagne sur les violations des droits humains en Chine ;
- Des positions incohérentes face aux enjeux de droits humains en Amérique latine où la diplomatie vis-à-vis du Brésil, de la Colombie, du Honduras et d’autres pays qui connaissent de graves crises en matière de droits humains semble n’avoir aucune commune mesure avec la diplomatie énergique réservée au Venezuela.
Monsieur le Premier ministre, Amnistie internationale vous a souvent demandé, ainsi qu’à vos prédécesseurs, de faire de la question des droits humains une priorité. Nous le faisons encore une fois, avec plus d’urgence, et de grandes attentes. Nous le faisons parce que l’ampleur des impacts de la pandémie de COVID-19 et de la crise économique, les efforts à grande échelle qui sont exigés, fournissent aussi une occasion unique d’apporter des changements fondamentaux dans notre société. Nous ne pouvons nous contenter de mesures nous ramenant là où nous étions.
S’attaquer à ces réalités n’est pas une simple question de quelques ajustements ou d’un programme de réformes classiques. Il ne s’agit pas simplement de dépenser plus d’argent (même si la façon dont l’argent est dépensé fait certainement partie de l’équation). Cette fois, il s’agit plutôt d’effectuer des changements qui soient véritablement transformateurs ; des changements qui nécessiteront une volonté politique très ferme et un leadership fort. Voici le temps d’un changement totalement axé sur les droits humains.
Sincèrement,
France-Isabelle Langlois
Directrice générale
Amnistie internationale Canada francophone
Alex Neve
Secrétaire général
Amnesty International Canada