Plusieurs centaines de manifestants pacifiques jugés par contumace à GAFSA
Les autorités tunisiennes doivent mettre fin au harcèlement judiciaire exercé contre les manifestants pacifiques revendiquant le droit au travail dans la région de Gafsa, a aujourd’hui déclaré Amnistie internationale. En cas de poursuites judiciaires, les autorités doivent garantir pour chaque personne le droit à un procès équitable, en veillant à ce que toutes les personnes jugées sur la base d’accusations liées aux manifestations soient informées suffisamment à l’avance des charges retenues contre elles et autorisées à préparer leur défense.
Au cours des cinq dernières années, le tribunal de première instance de Gafsa (ci-après « le tribunal de Gafsa ») a déclaré coupables plusieurs centaines de personnes, les condamnant souvent à des peines allant de six à huit mois d’emprisonnement pour « entrave à la liberté du travail » au titre de l’article 136 du Code pénal tunisien. Ces procès ont eu lieu en violation du droit à un procès équitable, car les autorités n’ont pas informé les manifestants du fait que des charges avaient été retenues contre eux. Les accusations portées contre les manifestants violent leur droit à la liberté de réunion pacifique, et ces procès par contumace violent le droit des accusés à un procès équitable.
Depuis le soulèvement de 2011 qui a conduit au renversement du président tunisien Zine El Abidine Ben Ali, la région de Gafsa, et plus particulièrement ses villes minières axées sur l’exploitation du phosphate, sont régulièrement le théâtre de mouvements de protestation sociale. Les manifestants, dont la grande majorité est au chômage, protestent contre le manque d’emplois pour les jeunes de la région dans l’entreprise publique minière qui produit du phosphate et qui est le principal employeur dans les villes minières de Redeyef, Moularès, Metlaoui et M’dhilla. Le taux de chômage dans la région de Gafsa est de 28 % selon les estimations, alors que le taux national est de 15,5 %. En conséquence, en moyenne 70 manifestations ont eu lieu chaque mois en 2017, selon une étude menée par le Réseau international pour les droits économiques, sociaux et culturels. Durant la seule année 2018, au moins 791 manifestations ont eu lieu dans la région, selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux.
Les avocats estiment que ces dernières années, le tribunal de Gafsa a déclaré quelque 400 personnes coupables d’infractions liées aux manifestations, les condamnant souvent à des peines de six à huit mois d’emprisonnement sans les informer du fait que des charges avaient été retenues contre elles, ou sans les informer de la date de leur procès. Le fait de ne pas notifier aux personnes poursuivies en justice les informations nécessaires prive ces personnes de leur droit de préparer leur défense en engageant des avocats et en assistant aux audiences.
Afef Zarrouk, une avocate assurant bénévolement la défense en appel de plus de 200 personnes contre qui ont été retenues tout un ensemble de charges liées aux manifestations, a indiqué à Amnistie internationale que le nombre de poursuites judiciaires a augmenté depuis 2016, et qu’il a explosé en 2017 :
« Nous [avocats] avons été choqués par le grand nombre de décisions rendues par contumace contre des manifestants. Les accusations sont souvent arbitraires et suivies, presque systématiquement, d’une décision rendue par contumace. »
Elle a également dit que les actes d’accusation étaient uniquement basés, dans la plupart des cas, sur les plaintes de l’entreprise exploitant le phosphate, et a dit craindre que le recours abusif de la part des autorités à l’article 136 ne vise à sanctionner les manifestants ayant des revendications sociales.
L’article 136 du Code pénal tunisien prévoit que l’infraction d’« entrave à la liberté du travail » n’est constituée qu’en cas d’utilisation de « violences, voies de fait, menaces ou manœuvres frauduleuses ». Cette infraction est punie d'une peine d’emprisonnement maximale de trois ans et d'une amende pouvant atteindre 720 dinars tunisiens (environ 210 euros). Or, dans les cas examinés par Amnistie internationale, l’accusation n’a pas avancé d’allégations ni de preuves de recours à la violence.
L’utilisation massive par le parquet de l’infraction d’« entrave à la liberté du travail » en vue de réprimer pénalement des mouvements de protestation pacifiques est contraire à l’engagement souscrit par la Tunisie de protéger le droit à la liberté de réunion pacifique, droit reconnu dans l’article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elle va également à l’encontre des dispositions des lois et de la Constitution de la Tunisie.
Amnistie internationale insiste sur le fait que le tribunal ne peut pas condamner des manifestants au titre de l’article 136 à moins qu’il ne soit prouvé qu’ils ont fait usage de violences, de menaces ou de manœuvres frauduleuses. De plus, dans les cas où des manifestants ont utilisé des moyens pacifiques pour organiser leurs activités, le tribunal doit reconnaître que les manifestations pacifiques qui empêchent temporairement l’activité d’un tiers sont protégées au titre du droit à la liberté de réunion reconnu par les normes internationales.
Procès liés à des manifestations à Moularès
La plupart des condamnations prononcées au titre de l’article 136 par le tribunal de Gafsa sont liées à des manifestations qui ont eu lieu dans la ville minière de Moularès ; les juges ont ainsi condamné quelque 200 habitants de cette ville dans 12 procès distincts.
Amnistie internationale a examiné les dossiers concernant 91 manifestants pacifiques de Moularès poursuivis uniquement pour « entrave à la liberté du travail ». Ils ont été jugés entre 2016 et 2019 lors de sept procès collectifs concernant des groupes de cinq à 32 personnes. L’organisation a mené des entretiens avec 15 personnes faisant partie des manifestants condamnés, dont trois femmes et 12 hommes, et s’est aussi entretenue avec leurs avocats. Dans la totalité de ces cas, les accusés ont été condamnés alors qu’ils n’étaient pas présents au tribunal.
Amnistie internationale a examiné les actes d’accusation, les rapports de police et les rapports du parquet concernant ces sept procès et remarqué qu’ils ne mentionnent pas que les manifestants aient eu recours à la violence. Le procureur près le tribunal de Gafsa a engagé des poursuites contre les manifestants pacifiques à la suite d’une plainte déposée par la Compagnie des phosphates de Gafsa, une entreprise publique, en raison de leur participation pacifique à différents mouvements de protestation à Moularès au cours des années 2014, 2015 et 2016. Dans l’une de ces plaintes, qu’Amnistie internationale a examinée, l’entreprise reproche aux mis en cause d’avoir empêché des employés de travailler et fermé une pompe à eau sur un site de lavage du phosphate à Moularès.
Les manifestants condamnés ont été privés de leur droit à la défense, qui est pourtant l’une des principales composantes du droit à un procès équitable, car les autorités ne les ont pas informés des charges retenues contre eux ni du lieu et du calendrier des audiences. Les 15 personnes interrogées par Amnistie internationale ont toutes confirmé qu’elles n’ont reçu aucune notification au sujet des poursuites judiciaires engagées contre elles, à aucun moment. Elles ont par la suite été informées de leur condamnation par les services de police de leur ville. L’article 14 (3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) prévoit que toute personne accusée d’une infraction pénale a le droit d’être présente au procès, ce qui figure au nombre des conditions d’un procès équitable. Les autorités sont en conséquence tenues d’informer les accusés des poursuites engagées contre eux dans les délais suffisants leur permettant d’être présents au procès et de préparer leur défense avant que l’affaire ne soit jugée en leur absence.
Dans l’un des 91 cas examinés par Amnistie internationale, Sihem, une femme de 37 ans habitant à Moularès, qui a dans un premier temps été condamnée à six mois d’emprisonnement en février 2017, a dit à Amnistie internationale qu’elle a appris que des poursuites avaient été engagées contre elle quand le verdict a été annoncé à la télévision. Elle a expliqué qu’elle regardait les informations quand elle a vu le bandeau en bas de l’écran mentionner un procès lié à un sit-in organisé à la station de pompage de l’entreprise publique d’exploitation du phosphate à Moularès, auquel elle avait participé en mai 2015.
« J’ai craint de faire partie [des personnes déclarées coupables] quand j’ai vu les informations, et j’ai demandé à un de mes proches d’aller à la police chercher des informations au sujet de ma situation. Il est allé au poste de police et on lui a remis la notification de la condamnation », a déclaré Sihem.
Quand elle a appris sa condamnation, Sihem a fait appel, par l’intermédiaire d’un avocat, de la décision rendue contre elle par contumace à Gafsa. La peine a été ramenée à une amende de 200 dinars (60 euros).
Dans un autre cas, Hichem, un manifestant de 21 ans, a dit à Amnistie internationale qu’il ne savait pas non plus qu’il avait été inculpé jusqu’à sa condamnation à six mois d’emprisonnement en raison de sa participation à une manifestation pacifique en janvier 2017.
Pour neuf des personnes interrogées par Amnistie internationale, le tribunal a ramené les peines d’emprisonnement à des amendes allant de 200 à 350 dinars tunisiens (environ 60 à 104 euros) en appel.
Dans l’un de ces cas, le tribunal de Gafsa a condamné Fajr, une habitante de Moularès âgée de 70 ans, à huit mois d’emprisonnement pour « entrave à la liberté du travail » à cause de sa participation à une manifestation dans cette ville. Elle n’a été informée des charges retenues contre elle qu’après sa condamnation, et elle n’a donc pas pu participer à son propre procès ni préparer sa défense.
« Ils [le ministère public] ont dit que j’avais participé à un sit-in qui a coûté de l‘argent à l’entreprise et qui a nui à l’économie du pays, et [d’abord] ils m’ont condamnée à huit mois d’emprisonnement pour avoir bloqué l’accès au site, alors que je n’ai fait que m’asseoir là-bas, a-t-elle expliqué à Amnistie internationale. À présent, je dois payer une amende de 350 dinars (104 euros). Je n’ai pas cet argent. J’ai participé au sit-in parce qu’aucun de mes fils n’a de travail et nous sommes dans une situation très difficile. »
Abdel-Kader Amari, un retraité de Moularès âgé de 75 ans a lui aussi dit à Amnistie internationale qu’il a participé aux manifestations pour défendre le droit au travail de ses enfants.
« Je préfère prendre le risque d’être jugé moi-même, plutôt que de laisser mes enfants manifester. Ils sont jeunes et ils cherchent du travail, je ne veux pas qu’ils se retrouvent avec un casier judiciaire. Cela devient normal d’être poursuivi en justice et condamné, nous savons tous que cela risque d’arriver, mais nous n’avons pas le choix. »
Abdel-Kader a six enfants qui ont beaucoup de mal à trouver du travail dans la région. En 2017, il a été condamné avec quatre autres manifestants à une amende de 300 dinars (environ 90 euros) pour avoir participé à un sit-in sur le site de lavage du phosphate de Moularès.
Plusieurs de ces manifestants condamnés par contumace ont dit à Amnistie internationale qu’en raison de leur situation économique il leur a été difficile de mener la procédure d’appel. De jeunes manifestants ont dit qu’ils craignaient qu’avec un casier judiciaire il leur soit encore plus difficile de trouver du travail.
« On a l’impression que la ville entière est condamnée par contumace, a dit Hichem à Amnistie internationale. Si quelqu’un n’a pas encore été condamné, ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne le soit, parce que nous participons tous aux manifestations, l’État ne prenant pas de mesures concrètes pour remédier à la situation très difficile des gens dans cette ville [...] À présent, au lieu de me battre pour mon droit au travail, je me retrouve à me battre pour faire appel de ma condamnation. C’est comme si on nous punissait pour avoir osé revendiquer nos droits. »