Lahore disparaît dans le smog
Rimmel Mohydin, chargée de campagne pour l’Asie du Sud à Amnistie internationale
Ma ville, Lahore, est en train de disparaître.
Je ne parle pas au sens figuré. Je ne vois plus ma ville natale sous mes fenêtres. La ligne d’horizon est un brouillard. Dès que je mets le nez dehors, mes yeux se mettent à piquer et, pour sûr, cela ne favorise pas la vision.
Nous devrions voir les villes, mais pas l’air. Il semble que nous ayons confondu les deux à Lahore.
La deuxième ville du Pakistan est en effet le théâtre d’un phénomène très inquiétant. Depuis le début du mois de novembre, 10 millions d’habitants à Lahore respirent un air qui est soit « très mauvais », soit « dangereux ». Respirer est un fardeau : la conséquence de décennies d’émissions non contrôlées, de la mauvaise qualité du carburant, des feux de moissons et du changement climatique.
Les étudiants sont confrontés à un dilemme : respirer de l’air toxique ou manquer les cours. Les hôpitaux accueillent de plus en plus d’enfants pour des affections respiratoires. Quant aux vendeurs de masques, ils font fortune.
Le gouvernement pense que la population dramatise. Que certains cherchent à vendre des filtres antipollution en jouant sur la peur. Que lorsqu’il s’agit de vouloir de l’air propre, nous sommes sans doute trop exigeants. Les particules fines, l’une des principales composantes du smog faisant la taille d’un vingtième de cheveu, sont si petites qu’il est facile de les ignorer. Alors pourquoi ne le faisons-nous pas ?
Il y a cinq ans environ, des informations relatives à l’air toxique dans diverses villes de Chine ont commencé à affluer. Des images d’un Pékin post-apocalyptique ont envahi Internet. Je me souviens d’avoir regardé des photos, horrifiée à l’idée qu’il fallait mettre un masque pour sortir de chez soi. Très vite, une start-up au Canada a lancé une campagne de pub pour des canettes d’« air pur canadien ».
En Chine, les habitants se sont rués dessus, à notre grande stupéfaction. Nous n’avions pas conscience de la situation à laquelle ils étaient confrontés.
Et comme souvent dans les tragédies, nous n’avons jamais imaginé que cela pourrait nous arriver – et que l’air pur en bouteille nous semblerait finalement une idée géniale.
Lorsque je me suis installée il y a un an à Colombo, au Sri Lanka, on m’a dit que cette ville tropicale ne connaissait que trois saisons : chaud, plus chaud et encore plus chaud. Lahore m’a alors semblé encore plus spéciale. Nous avons les quatre saisons, et désormais une cinquième en bonus, la saison du « smog ».
Nous employons le terme de saison, ce qui en dit long. Elle n’est pas arrivée sans prévenir, elle a déjà eu lieu auparavant et reviendra sans nul doute l’an prochain. Les habitants de Lahore sont réputés pour leur grande hospitalité. En la désignant sous le nom de « saison », c’est comme si nous avions offert un foyer au smog.
De nouvelles compétences linguistiques fleurissent parmi les initiés. Des applications mobiles nous disent combien de cigarettes nous avons fumé, sans même en porter une seule à nos lèvres. Nous parlons en termes d’IQA, Indice de qualité de l’air, une unité qui mesure si l’air est sain ou non. Nous connaissons les catégories et les alertes associées à chacune. Nous savons que les masques de chirurgien ou même les N97 ne servent à rien, ce sont les gros masques respirateurs qui sont efficaces.
Hélas, ceux qui ont besoin d’utiliser ce jargon ne le connaissent pas ou ne sont pas en mesure de se protéger contre ces risques.
Lahore est une ville au riche passé, chargée d’histoire et baignée de littérature, toile de fond et muse de nombreux artistes. C’est aussi une ville aux inégalités criantes. Si vous êtes manœuvre, ouvrier agricole ou ouvrier du bâtiment, vous serez plus rapidement empoisonné car vous travaillez dehors. Vous ne pourrez sans doute pas prendre un jour de congé pour vous préserver du smog, car vous dépendez de votre salaire journalier. C’est une réalité abjecte que vous subirez en silence.
C’est pourquoi Amnistie internationale a décidé de publier une Action Urgente alertant sur le fait que la santé et la vie des habitants de Lahore sont en danger. Elle ne l’avait encore jamais fait pour toute une ville, où chacun risque de graves violations des droits humains. Des milliers de lettres du monde entier seront adressées aux détenteurs du pouvoir. Lorsqu’il est impossible de voir, un tollé collectif permet bien souvent de faire une trouée.
Nous passons tant de temps à nous préoccuper d’autres menaces – le conflit ou la guerre – que nous ne voyons pas cet ennemi, tapi en plein jour. Aucune possibilité d’y échapper. Ceux qui peuvent se le permettre prendront de petites mesures, comme porter des masques et acheter des purificateurs d’air, pour avoir l’impression de faire ce qu’il faut. Le gouvernement fait de même : il publie des déclarations vagues et nomme des commissions. Au minimum, il devrait mettre en œuvre le protocole de protection recommandé par la Commission du smog nommée par un tribunal.
Lorsqu’on demande à quelqu’un de se calmer, il commence par prendre une profonde inspiration. Pour les habitants de Lahore, ce n’est pas une option.