« J’ai su que je ne pouvais plus me taire » : rencontre avec les femmes qui combattent la violence sexuelle au Népal
Alors qu’a démarré la saison des remises de prix à Hollywood, cela fait un an que la dernière cérémonie des Oscars, dominée par le mouvement #MeToo, a fait du harcèlement sexuel un thème de discussion mondial. Les critiques vont observer attentivement pour voir ce qui a éventuellement changé dans l’industrie du cinéma depuis le scandale Harvey Weinstein.
Cependant, le mouvement #MeToo a fait des vagues bien au-delà de Los Angeles. Loin du feu des projecteurs, de nombreuses femmes extraordinaires luttent contre le sexisme, le harcèlement et la violence, bravant la discrimination et la stigmatisation dans leur quête de changement.
Punjita, Rashmila et Ashmita, trois militantes népalaises, incarnent cet esprit de détermination.
En juillet 2018, une fillette de 13 ans nommée Nirmala Pant a été violée et tuée dans le district de Kanchanpur, au Népal. Ce crime brutal et l’absence d’enquête efficace des autorités ont déclenché une vague de manifestations à travers le pays. Dans le même temps, deux femmes ont accusé l’ancien maire de Katmandou de harcèlement sexuel, ce qui en a motivé d’autres à faire connaître leur histoire.
Punjita, Rashmila et Ashmita nous expliquent ici pourquoi il est si important de dénoncer le harcèlement et la violence, et pourquoi le Népal a besoin d’un mouvement #MeToo.
Punjita Pradhan est cofondatrice de l’ONG Utkarsha Nepal, qui aide des victimes de violence sexuelle.
« Les manifestations organisées à la suite du meurtre de Nirmala ont donné lieu à une couverture médiatique indiquant que le Népal vivait son “moment #MeToo”. Des parallèles peuvent être établis avec les mouvements mondiaux, mais certains des sujets sur lesquels je travaille sont propres au Népal, qui est l’un des pays les plus pauvres du monde. Par exemple, des milliers d’enfants au Népal vivent et travaillent dans la rue et sont particulièrement exposés à la violence sexuelle. Ces enfants ne peuvent pas compter sur les autorités pour les protéger.
« Bien que le Népal possède des lois contre la violence liée au genre et le harcèlement, très peu des cas sont signalés. Ceux qui le sont se règlent généralement en dehors des tribunaux – mais les victimes doivent alors toujours faire face à une stigmatisation à vie. Rejeter la faute sur les victimes demeure un réflexe pour de nombreuses personnes au Népal.
« Une peine minimale de six mois d’emprisonnement est censée être appliquée pour les violences domestiques et les violences sexuelles, mais en réalité les auteurs de tels faits sont souvent remis en liberté au bout d’une seule nuit. Par conséquent, même si une victime porte plainte, rien ne garantit sa sécurité ensuite.
« J’ai été journaliste par le passé et j’ai été harcelée sexuellement par des policiers, des militaires et mes collègues. J’ai compris qu’énormément de femmes vivaient les mêmes expériences. Une amie m’a raconté une histoire que je n’ai pas pu oublier. Dans son quartier habitait une femme qui s’était récemment mariée et qui subissait sans cesse des attouchements de la part de son nouveau beau-frère. Elle ne voulait pas le dénoncer, de peur de voir son mariage rompu, d’être accusée d’avoir séduit cet homme et de porter la honte pour le restant de ses jours.
« Des histoires comme celle-ci m’ont poussée à quitter mon travail de journaliste et à créer Utkarsha Nepal. Notre but est de sensibiliser au harcèlement sexuel et à la violence sexuelle et de supprimer la stigmatisation. Très peu de gens au Népal sont prêts à parler ouvertement de ces sujets. Nous intervenons dans des établissements scolaires et universitaires pour encourager la compréhension du consentement mutuel et les limites personnelles salutaires. Nous apportons en outre des conseils, un apaisement et une assistance juridique aux victimes. Au cours de mon expérience de conseillère, j’ai constaté que beaucoup de femmes souffrant de dépression ou d’anxiété ont été victimes de violence sexuelle au moins une fois, et généralement à de multiples reprises, dans leur vie. En l’absence de justice, leur traumatisme est prolongé.
« Il est important d’intégrer les hommes dans cette discussion également. Les hommes qui ont subi eux-mêmes des violences sexuelles risquent davantage d’en infliger à d’autres personnes. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est essentiel que les victimes sentent qu’elles peuvent se confier.
« La prise de conscience a récemment progressé, et c’est formidable que ces conversations aient lieu ouvertement, surtout lorsque des femmes parlent de ce qu’elles ont subi avec des hommes en vue. Cependant, il reste encore un long chemin à parcourir. En novembre, un ministre du gouvernement a convoqué les rédacteurs en chef de cinq journaux d’État et leur a ordonné de ne pas publier de critiques concernant la réponse des autorités au meurtre de Nirmala Pant. Le gouvernement a toujours aussi peur de parler de ces sujets. »
Rashmila Prajapati a travaillé pour les autorités locales de Katmandou. Elle dirige aujourd’hui une ONG qui milite contre la violence sexuelle et donne des cours d’autodéfense à des femmes et des jeunes filles.
« En octobre 2003, j’ai reçu un courrier de mon employeur, le bureau du maire de Katmandou, indiquant que j’étais démise de mes fonctions. Aucune explication n’était fournie, alors que j’y travaillais depuis six ans. Au cours des jours qui ont suivi, des articles dans la presse locale et nationale affirmant que j’avais été licenciée pour corruption ont commencé à paraître. Cela a été une période terrible.
« Je connaissais la vraie raison de ma perte d’emploi. Quelques années auparavant, j’avais résisté aux avances répétées de mon patron. Il n’arrêtait pas d’insinuer que j’aurais une promotion si je passais du temps seule avec lui. Il essayait de me prendre la main et de me toucher de certaines façons qui ne me plaisaient pas. Je lui ai dit franchement que cela ne se produirait pas, et peu après son mandat a pris fin. Cependant, lorsqu’il a retrouvé son poste en 2003, l’une des premières choses qu’il a faites a été de me renvoyer.
« Après mon licenciement, des amis m’ont conseillé d’engager une action en justice, mais je n’étais pas sûre d’obtenir gain de cause. Il n’existait aucune loi contre le harcèlement sexuel à l’époque et mon harceleur avait suffisamment de pouvoir pour créer des “fausses preuves” de ma corruption, même si j’étais innocente. Alors je me suis tue – pendant 15 ans.
« Puis, en 2018, j’ai lu un statut Facebook dans lequel une journaliste accusait le même homme de l’avoir harcelée sexuellement. J’ai su que je ne pouvais plus me taire. Alors j’ai partagé mon histoire sur Facebook. Je voulais montrer que les victimes de harcèlement ne sont pas sans voix. Ma publication a été largement partagée sur les réseaux sociaux et relayée dans les médias dès le lendemain. Malgré tout, des personnes puissantes ont tenté de protéger mon harceleur et de me faire passer pour une menteuse. L’homme que j’accusais de harcèlement, qui occupait un poste très élevé, a menacé de me poursuivre en justice et a répété les allégations de corruption à mon encontre. Il n’occupe plus ces fonctions, mais le problème ne se limite pas à un seul homme. Au Népal, les prédateurs en série qui abusent de leur pouvoir et de leurs fonctions depuis des années sont nombreux. Parmi eux figurent des responsables politiques, des bureaucrates, des acteurs, des écrivains, des hommes d’affaires et d’autres professions. Il est grand temps de les faire connaître.
« En quelque sorte, j’ai eu de la chance. J’ai pu résister aux avances de cet homme parce que la situation financière de ma famille était solide et que j’avais d’autres possibilités d’emploi – j’enseignais dans une université. Mais je pensais sans cesse aux femmes qui n’avaient pas les mêmes possibilités que moi. C’est pourquoi j’ai cofondé en 2012 une organisation baptisée Women Empowerment Nepal, qui lutte contre la violence sexuelle et apprend des techniques d’autodéfense à des femmes et des jeunes filles.
« Nous travaillons avec des experts en arts martiaux de renommée internationale et tous nos professeurs sont ceinture noire. Les techniques d’autodéfense ne visent pas à se battre, mais à prendre confiance en soi. Jusqu’à présent, nous les avons enseignées à plus de 3 000 femmes et jeunes filles. Outre la tactique physique, nous les aidons à identifier les risques et les informons sur la loi et leurs droits. Notre objectif est de les convaincre qu’elles peuvent et doivent se défendre contre le harcèlement sexuel et la violence sexuelle. Souvent, les participantes sont timides au début, mais elles finissent par apprécier !
« Bien que je n’aie pas pu me battre contre l’injustice que j’ai subie à l’époque, je suis aujourd’hui déterminée à faire entendre ma voix contre la violence sexuelle. Je veux contribuer à créer une société sûre et libre pour tout le monde. »
Ashmita Sapkota est chargée de campagnes au sein d’Amnesty International Népal, qui œuvre pour informer les femmes sur leurs droits dans tout le pays.
« Par le biais de ses campagnes sur la violence à l’égard des femmes et de son programme d’éducation aux droits humains, Amnesty International Népal sensibilise la population au sujet du harcèlement sexuel et de la violence liée au genre.
« Certains habitants des grandes villes connaissent le mouvement mondial #MeToo, mais l’immense majorité des femmes vivant en zone rurale – qui sont les plus exposées au risque de harcèlement et de violence – ne sont pas au courant de ces discussions.
« Les obstacles sont nombreux pour parler de ces sujets dans le contexte népalais. Le harcèlement sexuel n’est pas pris au sérieux, si bien que les femmes ne font pas tellement confiance à la justice et sont réticentes à s’exprimer. De plus, les auteurs de tels faits étant souvent puissants, la démarche est encore plus difficile et les victimes finissent généralement par être culpabilisées et stigmatisées.
« Des changements positifs ont toutefois eu lieu récemment. Il y a eu des démonstrations publiques de solidarité, de la part d’hommes et de femmes, envers les femmes courageuses qui se sont exprimées.
« Néanmoins, pour arriver à une réelle égalité des genres au Népal, nous devons émanciper économiquement et socialement les femmes. Nous devons lutter contre la mentalité patriarcale de notre pays, qui considère les femmes comme inférieures aux hommes, et il faut pour cela sensibiliser autant les hommes que les femmes.
« Il est primordial que les femmes soient au premier plan des discussions sur ces sujets. Nous connaissons parfaitement les problèmes et les difficultés causés par la discrimination, c’est pourquoi j’encouragerais les femmes au Népal à devenir militantes des droits humains. Cela n’est pas facile, bien sûr, mais le moindre petit changement nous apporte de l’espoir et de la satisfaction. »