La jungle a beau avoir disparu, la solidarité continue à Calais
La semaine dernière, alors que s’est ouvert aux États-Unis le procès de Scott Warren, un bénévole humanitaire qui risque 20 ans d’emprisonnement pour avoir fourni de l’eau, de la nourriture et d’autres ressources à des migrants qui franchissaient la frontière pour gagner l’Arizona, je me suis souvenu des mots d’un réfugié que j’avais rencontré à Calais. C’était le premier jour du démantèlement de la « Jungle » en octobre 2016, et j’étais tombé sur un merveilleux petit jardin entouré d’une barrière en lattes blanches. Jamal, un jeune homme, m’a invité à entrer. Pendant que nous nous tenions sur le parterre de fleurs et qu’un flux continu de personnes lourdement chargées passait péniblement, il m’a dit que la Jungle abritait bien d’autres belles choses que ce jardin. « De nombreuses amitiés sont nées ici », m’a-t-il dit. « Et de nombreuses personnes sont venues ici uniquement pour nous aider. C’est quelque chose de très beau. »
Protégeons les défenseurs des droits des migrants
Au plus fort de son occupation, le camp de Calais a abrité jusqu’à environ 10 000 personnes. Malgré sa taille, il n’a jamais obtenu le statut officiel de camp de réfugiés et n’a bénéficié que de très peu d’aide officielle ou humanitaire. Pour combler ce manque, des centaines de bénévoles humanitaires et de défenseur·e·s des droits humains sont venus apporter leur aide. Ces personnes ont fourni des services essentiels en distribuant des repas, des couvertures, des vêtements et des kits d’hygiène et en surveillant le comportement de la police envers les habitants du camp.
Le démantèlement du camp n’a pas mis fin au calvaire des personnes réfugiées et migrantes à Calais et la situation est également devenue de plus en plus difficile pour les bénévoles qui souhaitent apporter leur aide.
Si certains réfugiés et migrants ont été transférés vers des logements dans différentes régions de France, de nombreux autres continuent d’arriver et de vivre aux alentours de Calais et de Grande-Synthe, près de Dunkerque. Actuellement, plus de 1 200 réfugiés et migrants, dont des mineurs non accompagnés, sont éparpillés dans le nord de la France. Ils vivent sous des tentes et dans des camps informels, n’ont pas accès de manière régulière à de la nourriture, de l’eau, des installations sanitaires, un abri ni à une assistance juridique et font l’objet d’évacuations, de harcèlement et de violences de la part de la police.
Dans ces circonstances, le rôle des défenseur·e·s des droits humains qui apportent leur aide bénévolement est primordial. Pourtant, il est de plus en plus risqué de donner de la nourriture aux personnes qui ont faim et d’apporter un peu de chaleur aux sans-abri. Au lieu de reconnaître l’importance de leur travail, les autorités considèrent que les défenseur·e·s des droits humains se mêlent de ce qui ne les regarde pas et les traitent comme des fauteurs de troubles, voire des criminels.
L’an dernier, quatre organisations ont publié un rapport faisant état de 646 cas de harcèlement et de violences imputables à la police contre des bénévoles entre novembre 2017 et juin 2018. Depuis le début de l’année 2019, quelque 72 cas ont été enregistrés, mais ce chiffre est probablement bien en deçà de la réalité.
Un nouveau rapport publié le 5 juin par Amnesty International révèle que les actes d’intimidation, les menaces d’arrestation et les violences font désormais partie du travail quotidien des défenseur·e·s des droits humains.
Charlotte Head, une bénévole du projet Observateurs des droits humains, a expliqué qu’elle avait été jetée violemment au sol et étranglée par la police en juin 2018, après avoir filmé quatre policiers en train de poursuivre un étranger à Calais.
Le mois dernier s’est ouvert le procès de Tom Ciotkowski, un bénévole britannique qui a filmé des policiers français empêchant des bénévoles de distribuer de la nourriture à des migrants et des réfugiés à Calais. Il risque jusqu’à cinq ans d’emprisonnement. Il est accusé d’outrage et violence pour s’être opposé à des violences commises par un policier contre une autre personne bénévole.
Loan Torondel, un autre défenseur des droits humains, a fait appel de sa déclaration de culpabilité pour diffamation liée à sa publication sur Twitter de la photographie de policiers se tenant au-dessus d’une personne qui avait été expulsée des camps informels à Calais.
« Ce n’est pas un environnement de travail durable pour nous », m’a dit Loan la semaine dernière. « Je me sens coincé entre les besoins criants des personnes que j’essaie d’aider et les manœuvres d’intimidation des autorités françaises, qui essaient d’entraver l’action humanitaire et d’ériger nos activités en infraction. »
Les poursuites judiciaires engagées contre des personnes ayant aidé des réfugiés et des migrants ont donné naissance à un nouveau terme insensé : le « délit de solidarité », qui a donné lieu à de nombreux débats juridiques. En 2018, le Conseil constitutionnel a rendu une décision reconnaissant que le « délit de solidarité » n’était pas conforme aux dispositions de la Constitution française, et a déclaré que découle du principe de « fraternité » la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national. Malgré cela, les autorités françaises ont continué de prendre pour cible des militant·e·s apportant leur aide à des réfugiés et des migrants dans le nord de la France.
La criminalisation de la solidarité n’est pas limitée à la France. Elle s’inscrit dans le contexte d’une inquiétante tendance en Europe, qui voit les ONG se faire attaquer et les personnes faisant preuve de compassion être stigmatisées. Dans une étude publiée en mai, l’organisation Open Democracy révèle que 250 personnes ont été arrêtées ou poursuivies en justice en Europe pour avoir fourni de la nourriture, un abri ou un transport à des migrants ou pour avoir fait preuve de « bonté humaine élémentaire » envers eux.
Au Royaume-Uni, les « Quinze de Stansted » ont été poursuivis au titre de la législation antiterroriste pour avoir tenté d’empêcher le décollage d’un avion à bord duquel se trouvaient des personnes expulsées du pays. En Hongrie, le fait d’aider des personnes réfugiées et migrantes constitue maintenant une infraction pénale. En Croatie, en raison de la répression menée, les ONG ne peuvent plus travailler dans des centres pour personnes réfugiées et migrantes. Les personnes sauvant des vies en Méditerranée voient leurs navires placés sous séquestre et sont accusées d’« aide à l’immigration illégale », voire même de « trafic d’êtres humains ».
Ces tentatives de réprimer les actes d’humanité élémentaire ont pour but de décourager d’autres personnes de défendre les droits humains. Il est scandaleux que des personnes faisant preuve de compassion et souhaitant aider d’autres personnes soient prises pour cible par des gouvernements qui ont totalement manqué à leurs responsabilités envers les personnes en quête de sécurité. Mais des personnes continuent à se porter volontaires et à mener des activités de défense des droits humains, et de nombreuses personnes restent présentes dans le nord de la France et ne laisseront pas la police les empêcher de faire preuve d’humanité.
Il y a deux ans et demi, j’ai vu les bulldozers raser la Jungle. Je les imaginais détruire la barrière en lattes blanches et écraser le jardin si bien tenu de Jamal. Mais si les camps peuvent être démantelés et les tentes déchirées, la solidarité n’est, quant à elle, pas aussi facile à détruire.
Stefan Simanowitz, responsable médias pour l’Europe, a suivi l’expulsion de la Jungle en 2016.
Le nom de Jamal, le réfugié, a été modifié dans cet article.