L’Amérique latine doit cesser de contraindre des filles enceintes à se retrouver dans une situation de danger de mort
Les deux gynécologues qui ont pratiqué d’urgence une césarienne sur une jeune victime de viol âgée de 11 ans, à l’hôpital public Eva Perón de Tucumán, en Argentine, tôt dans la matinée mercredi dernier, ont peut-être sauvé la vie à cette enfant qui s’est retrouvée dans une situation beaucoup trop fréquente que les autorités n’auraient jamais dû lui infliger.
« Personne, dans tout le système de santé régional, ne voulait procéder à l’interruption de grossesse, a déclaré l’une des gynécologues qui se sont rendues dans cet hôpital pour pratiquer cette opération parce que le personnel de l’établissement avait refusé de le faire pour des raisons personnelles
« Il n’y avait que nous, et nous ne pouvions pas l’abandonner, a-t-elle expliqué sur le site d’information Argentina’s Infobae. Si nous n’avions pas procédé à cette interruption de grossesse, cette enfant serait morte. »
Cette jeune fille qui vit dans la province de Tucumán a été admise à l’hôpital en janvier, quand elle a découvert qu’elle était enceinte de 19 semaines, ayant été violée par le compagnon de sa grand-mère.
La jeune fille et sa mère ont rapidement sollicité un avortement, acte légal en Argentine en cas de viol ou de danger pour la vie de la mère. Or, les autorités ont plusieurs fois refusé de pratiquer cet avortement, invoquant divers prétextes pendant presque cinq semaines, pour retarder les choses, et contraignant ainsi la fillette à poursuivre sa grossesse, contre sa volonté et celle de sa mère.
La jeune fille a subi de graves problèmes de santé à cause de cette épreuve. Ces effets sur sa santé ne sont rien d’autre que des violences institutionnalisées qui constituent une forme de torture.
Malheureusement, cette affaire est loin d’être une exception en Argentine, et plus généralement dans la région de l’Amérique latine et des Caraïbes.
En janvier, une autre jeune fille, âgée de 12 ans, victime d’un viol et enceinte de 24 semaines a dû subir d’urgence une césarienne dans la province de Jujuy, en Argentine. Elle avait elle aussi été privée de son droit, pourtant reconnu par la loi, à un avortement.
Chaque jour, des informations signalent que des jeunes filles sont non seulement victimes de violences sexuelles endémiques mais aussi contraintes de devenir des mères. Ces affaires font la une des médias nationaux et internationaux, et les témoignages de victimes provoquent l’indignation de la société, mais les gouvernements de la région continuent de faire preuve de négligence.
Un rapport de l’UNICEF datant de 2017 indique que des jeunes filles âgées de 10 à 14 ans accouchent toutes les trois heures en Argentine. Selon #NiñasNoMadres, une coalition d’ONG regroupant notamment Amnistie internationale et Planned Parenthood Global, chaque année, environ deux millions de jeunes filles âgées de moins de 15 ans donnent naissance à un enfant, souvent à la suite de violences sexuelles. L’Amérique latine et les Caraïbes sont la seule région du monde où l’on constate une augmentation de ce chiffre.
Plus de 97 % des femmes en âge de procréer, dans la région Amérique latine et Caraïbes, vivent dans des pays ayant adopté une législation très restrictive sur l’avortement, selon le Guttmacher Institute. Six de ces pays interdisent totalement l’avortement, et la plupart des autres pays ne l’autorisent que dans des circonstances très limitées.
En Argentine et dans d’autres pays d’Amérique latine, les autorités ont fait preuve d’une très inquiétante négligence en s’abstenant de protéger les femmes et les filles contre les violences liées au genre. Au lieu d’apporter une aide aux victimes, les autorités aggravent leurs souffrances et les victimisent à nouveau en niant leurs droits fondamentaux.
Les droits sexuels et reproductifs des femmes ne sont pas négociables. Le refus d’accorder un avortement en cas de viol, ou quand la santé ou la vie de la femme ou de la fille est en péril, inflige un tel traumatisme physique et psychologique que cela peut constituer un acte de torture au titre du droit international.
De plus, les grossesses précoces renforcent les inégalités économiques et en matière d’éducation liées au genre ; ainsi, six jeunes filles enceintes sur 10 abandonnent leurs études en Argentine, ce qui influe gravement sur leurs perspectives d’emploi et leurs possibilités de revenu tout au long de leur vie.
Mais il existe en Argentine des raisons d’être optimiste. L’été dernier, des centaines de milliers de femmes sont descendues dans la rue à Buenos Aires, arborant un mouchoir vert – qui symbolise le mouvement pour le droit au choix en Amérique latine – pour demander un accès sûr et légal à l’avortement. Alors que le Sénat argentin s’est prononcé contre la légalisation de l’avortement pendant les 14 premières semaines de grossesse, une génération de jeunes femmes courageuses a réussi à imposer ce sujet qui a longtemps été tabou à l’ordre du jour politique et dans le débat national pour la première fois. Un changement semble à présent inévitable.
Ailleurs dans la région, le Chili a accompli des avancées en dépénalisant l’avortement dans certaines circonstances en 2017, et le Congrès équatorien va prochainement adopter un projet de loi dépénalisant l’avortement en cas de viol (il n’est actuellement autorisé que lorsque la vie ou la santé de la femme ou de la fille est en danger).
Même le Salvador, qui continue d’emprisonner des femmes à cause de l’interdiction totale de l’avortement, a pris des mesures l’an dernier en vue de corriger des erreurs commises par le passé, en relâchant Teodora Vazquez et Imelda Cortez, qui avaient été jetées en prison respectivement pour homicide avec circonstances aggravantes et tentative de meurtre, à la suite de complications liées à leur grossesse.
Il reste encore beaucoup à faire pour que les droits sexuels et reproductifs des femmes et des filles soient pleinement respectés dans toute l’Amérique latine – il faut notamment que soit mise en place une éducation sexuelle exhaustive parallèlement à la réforme de la législation –, mais les choses sont en train de changer dans le bon sens.
Les gouvernements de la région doivent accepter le fait que les femmes chercheront toujours à recourir à une interruption de grossesse, que la loi l’autorise ou non. Il est grand temps qu’elles respectent les droits fondamentaux des femmes et des filles, au lieu de les sanctionner et de les contraindre à se retrouver dans des situations de danger de mort.