La nouvelle vague de manifestations qui a balayé la Russie le 5 mai 2018 et les représailles contre les journalistes et les professionnels des médias qui ont couvert ces événements montrent que les autorités répriment de plus en plus le droit à la liberté d’expression et de réunion pacifique. Elles utilisent des représailles contre les journalistes et les professionnels des médias qui couvrent les rassemblements publics, dans le but de limiter les informations accessibles au public sur ces manifestations. Cette attitude s’inscrit dans le cadre de la répression actuelle des autorités contre la liberté de la presse. Les autorités doivent immédiatement mettre fin à ces représailles, diligenter sans tarder des enquêtes approfondies et impartiales sur toutes les allégations d’atteintes aux droits humains commises contre des journalistes et des manifestants et traduire en justice tous les responsables présumés de ces actes dans le cadre de procès équitables. Elles doivent respecter, protéger et concrétiser le droit de toutes les personnes à la liberté d’expression et de réunion pacifique.

Le 5 mai 2018, des manifestations contre l’investiture de Vladimir Poutine ont été organisées sous le slogan « Il n’est pas notre tsar » dans près d’une centaine de villes en Russie. Dans la plupart des cas, les rassemblements publics n’avaient pas été autorisés par les autorités locales, ce qui les a rendus « illégaux » aux yeux des autorités russes, tant dans la législation que dans la pratique. Selon OVD-Info, un projet de médias indépendant pour les droits humains, au moins 1 600 personnes ont été arrêtées ce jour-là dans 27 villes à travers le pays, dont 719 personnes à Moscou et 217 à Saint-Pétersbourg. Ces manifestations ont été marquées par l’utilisation excessive de la force par la police, ainsi que par les violences exercées à l’encontre des manifestants pacifiques par des contre-manifestants progouvernementaux et par des groupes organisés d’hommes en uniforme cosaque. La police est systématiquement présente sur les sites des manifestations, mais ce jour-là elle n’a ni empêché ni arrêté les violences des groupes progouvernementaux.

Amnistie internationale et d’autres observateurs des droits humains ont recueilli des informations sur de nombreux cas où des policiers et des groupes progouvernementaux ont fait obstacle au travail légitime de journalistes et d’autres professionnels des médias qui couvraient ces manifestations sur le terrain le 5 mai 2018, y compris en ayant recours à une force excessive et à des arrestations arbitraires. Par le passé, on avait déjà observé à de multiples reprises des entraves au travail légitime de journalistes en Russie, notamment lors des rassemblements anticorruption du 26 mars 2017. Cependant, le nombre de cas d’entrave signalés, en particulier d’utilisation excessive de la force contre des journalistes et d’autres professionnels des médias, a considérablement augmenté.

Les représailles visant les médias indépendants et les membres de leur personnel qui ont diffusé en ligne des images des rassemblements publics ou les ont couverts d’une autre manière sont presque devenues systématiques ces dernières années. Le 7 mai 2018, lors d’une affaire notable qui a eu lieu après les manifestations du 5 mai, des policiers armés ont pénétré dans le studio d’une agence de presse lors d’une émission vidéo en direct et ont arrêté une personne interviewée, qui avait participé à une manifestation deux jours plus tôt. Les journalistes qui utilisent les réseaux sociaux pour couvrir les manifestations ont également été pris pour cible. Dans deux cas au moins, des journalistes qui avaient parlé des rassemblements à venir sur Twitter ont été accusés par la police d’avoir organisé des « rassemblements illégaux ».

Des violations des droits humains, notamment des arrestations arbitraires et un usage abusif de la force par la police contre les journalistes qui ont couvert les manifestations du 5 mai 2018, ont été signalées aux autorités, y compris par les journalistes eux-mêmes. Pourtant, un mois après les manifestations, les allégations formulées contre la police n’ont toujours pas fait l’objet d’enquêtes impartiales et efficaces.

Amnistie internationale présente ci-après certains des cas liés aux manifestations du 5 mai 2018 qui ont été signalés.

Entrave au travail de journalistes sur le terrain

Le 5 mai 2018, à plus de 30 reprises, le travail légitime des journalistes et des professionnels des médias qui couvraient les manifestations sur le terrain a été gravement entravé, avec au moins 21 cas d’arrestations arbitraires, 14 cas de violences policières et deux cas de violences commises par des groupes progouvernementaux en présence de policiers qui ne sont pas intervenus pour y mettre fin. En comparaison, lors des rassemblements anticorruption du 26 mars 2017, 17 cas similaires d’entrave au travail de journalistes ont été signalés, et les cas impliquant des violences à l’encontre des journalistes étaient encore moins nombreux.

Roman Golovanov, journaliste de Komsomolskaïa Pravda, a été frappé à l’épaule à l’aide d’un fouet cosaque par un homme en uniforme cosaque. Il a protesté en déclarant qu’il était journaliste, mais l’homme a répondu en lui donnant un coup de poing à la tête. Un groupe de « cosaques » était présent sur le site de la manifestation à Moscou ce jour-là. Des observateurs d’Amnistie internationale les ont vus utiliser la force physique, notamment des fouets, contre les manifestants.

Alexandre Skrilnikov, de MBKh Media, couvrait la manifestation à Moscou le 5 mai quand il a été frappé par un policier. Son statut de journaliste était facilement identifiable grâce à son microphone de grande taille sur lequel se trouvait un gros logo de son média. Il avait également une carte de presse et un document confirmant son affectation éditoriale (un document normalisé délivré par les médias aux journalistes en Russie). Il était en train de filmer les arrestations et les cas d’usage excessif de la force par la police quand un policier s’est approché de lui et l’a frappé au niveau des reins à l’aide d’une matraque. Le policier est ensuite parti immédiatement sans dire un mot. Le journaliste est allé demander de l’aide dans un centre médical professionnel, où on lui a diagnostiqué un pneumothorax traumatique (une pathologie pouvant mettre sa vie en danger). Souffrant d’une douleur aiguë, il a été transporté en ambulance à l’Institut de services cliniques et de recherche sur la médecine d’urgence Sklifossovski pour y être soigné. L’Institut a modifié le diagnostic en contusion sur le côté droit du thorax. Alexandre Skrilnikov a déposé des plaintes officielles auprès du Comité d’enquête (un organe indépendante qui mène des enquêtes pénales) et des services de police du district de Tverskoï, à Moscou. Le Comité d’enquête a refusé d’ouvrir une enquête judiciaire sur cette affaire, et le 25 mai 2018, l’avocat d’Alexandre Skrilnikov a fait appel auprès du tribunal du district de Tverskoï contre l’inaction des autorités face à cette plainte.

Ciblage des diffusions en ligne et des publications sur les réseaux sociaux

En l’absence presque totale de couverture des manifestations dans les médias audiovisuels et la presse écrite traditionnels contrôlés par l’État, les diffusions en ligne sont devenues un support très utilisé. Certaines des diffusions en direct ou en différé des rassemblements disponibles sur Internet sont largement regardées, et les autorités ont tenté à plusieurs reprises de les arrêter.

La journaliste Elena Malakhovskaïa a diffusé en direct des images des manifestations du 5 mai. Le 17 mai, elle a été arrêtée à proximité de son domicile par des policiers et emmenée à un poste de police. Une séquence rendue publique montre que le policier qui l’a arrêtée a refusé, en tout cas au début, de s’identifier clairement et d’expliquer les raisons de son arrestation. Elle n’a pas été autorisée à rentrer chez elle pour récupérer ses papiers d’identité (en l’absence desquels une personne peut être soumise à des vérifications supplémentaires et être détenue plus longtemps par la police) et n’a pas été informée du lieu où on l’emmenait. Comme Elena Malakhovskaïa l’a expliqué par la suite lors d’une interview à Radio Liberty, elle a été inculpée d’avoir « organisé ou tenu un rassemblement non autorisé » simplement pour avoir couvert la manifestation en tant que journaliste. Les chefs d’inculpation se fondent sur des captures d’écran de sa diffusion en ligne. Les éléments du dossier ne précisaient pas ce qui, exactement, était illégal dans ses actions. La police a autorisé avec réticence Elena Malakhovskaïa à quitter le poste de police, et seulement après que son avocat est venu et a souligné qu’elle avait un enfant mineur seul chez elle. Elle attend maintenant son procès.

Le 22 mai, le présentateur de la chaîne YouTube populaire Navalny Live, Rouslan Shaveddinov, a été arrêté à Moscou par des policiers en civil alors qu’il se rendait au travail, d’une manière semblable à un enlèvement. Un groupe d’hommes inconnus l’a appréhendé à l’entrée de l’immeuble dans lequel il vit, a pris son sac à dos et son téléphone et l’a poussé dans une voiture pour l’emmener à un poste de police. Rouslan Shaveddinov n’a pas pu consulter d’avocat. Le même jour, le tribunal du district de Tverskoï l’a condamné à 30 jours de détention pour « infractions répétées à la réglementation sur les rassemblements publics ». Le juge a statué que ses tweets, datés des 26 et 30 avril, sur le rassemblement du 5 mai constituaient des « appels illégaux » à participer à des manifestations non autorisées. D’après l’avocat de Rouslan Shaveddinov, lorsque ces tweets ont été publiés, les autorités étaient encore en train d’examiner la « notification » proposée par les organisateurs de la manifestation (c’est-à-dire la demande d’autorisation d’organiser un rassemblement public). Les organisateurs n’ont reçu la réponse officielle (un refus) que le 10 mai, après que le rassemblement a eu lieu. Rouslan Shaveddinov a par conséquent été non seulement inculpé mais aussi privé de son droit à la liberté d’expression et de réunion pacifique en raison de tweets portant sur un événement soi-disant illégal mais qui n’était même pas « illégal » au titre de la législation russe excessivement restrictive au moment où ces tweets ont été publiés. Le juge n’a pas regardé les vidéos partagées sur Twitter et a refusé la requête de l’avocat d’appeler un témoin à la barre avant de prononcer la peine de 30 jours de détention. Le 31 mai, le tribunal municipal de Moscou a refusé d’annuler la décision en appel.

Kira Yarmych, l’attachée de presse d’Alexeï Navalny, s’est rendue au poste de police où Rouslan Shaveddinov était détenu, munie d’une procuration faisant d’elle l’avocate de ce dernier. Elle a été immédiatement arrêtée par la police et placée en détention au poste jusqu’au lendemain. Le 23 mai, Kira Yarmych a elle-même été condamnée à 25 jours de détention pour la même « infraction » que Rouslan Shaveddinov. Elle a, elle aussi, été inculpée en lien avec deux tweets sur les manifestations du 5 mai, qui divulguaient soi-disant des informations sur des rassemblements publics « non autorisés ». Ces tweets ont été publiés le 12 avril, longtemps avant que le rassemblement ne soit interdit par les autorités, comme dans le cas de Rouslan Shaveddinov. D’après la photo publiée par Kira Yarmych sur Twitter, le protokol (rapport officiel concernant une infraction administrative présumée) établissant son « infraction » a été finalisé par la police dans la salle d’audience, en violation des règles de procédure. Le 31 mai, le tribunal municipal de Moscou a refusé d’annuler la décision en appel. La cour d’appel a refusé toutes les requêtes de l’avocat, y compris celle d’appeler à la barre les policiers ayant préparé le protokol.

Descente de police dans les locaux de l’agence de presse FreeNews-Volga

Des policiers ont visité à plusieurs reprises le studio de l’agence de presse FreeNews-Volga, à Saratov. Le 7 mai, ils sont venus chercher Mikhaïl Mourygine, le coordinateur régional du bureau de campagne d’Alexeï Navalny, qui avait participé à la manifestation du 5 mai à Saratov. D’après l’agence, vers 20 heures 30, une dizaine de responsables de l’application des lois ont pénétré dans les locaux, certains en uniformes, d’autres en civils, parfois armés de fusils d’assaut. Ils ont fouillé les bureaux occupés par le service des informations, les correspondants et le rédacteur en chef. Le motif de cette descente n’est pas clair, car Mikhaïl Mourygine n’était pas là. À ce moment-là, il se trouvait au studio, où il donnait une interview diffusée en direct sur Internet. Comme on peut le voir dans les séquences rendues publiques, les journalistes ont protesté, informant les intrus que Mikhaïl Mourygine était un invité d’une émission en direct et demandant l’autorisation de terminer cette dernière. Les policiers ont accepté dans un premier temps, mais ils ont finalement arrêté Mikhaïl Mourygine en plein milieu de l’émission. Ils n’étaient en possession d’aucun document autorisant ou justifiant cette arrestation.

Le 10 mai, un policier s’est rendu à l’agence de presse pour interroger le rédacteur en chef. D’après ce policier, une infraction d’ordre administratif de « désobéissance à des ordres légitimes de la police » avait été commise à l’agence le 7 mai, quand ses journalistes avaient soi-disant perturbé l’arrestation de Mikhaïl Mourygine. Comme on peut le voir sur les séquences de l’interrogatoire rendues publiques, le policier n’a pas pu expliquer ce qui exactement constituait une désobéissance, qui l’avait commise et quels « ordres légitimes » des policiers n’avaient pas été respectés. Il ne possédait pas de document officiel relatif à ces poursuites administratives.

Les journalistes ont porté plainte auprès du Centre de police et du Comité d’enquête de la région de Saratov, en leur demandant de vérifier si ces actions de la police étaient constitutives e l’infraction d’« obstruction à l’activité journalistique légale ». Les journalistes et leurs lecteurs ont lancé une campagne publique dénonçant la pression subie par l’agence de presse, notamment en publiant des messages de solidarité sur les réseaux sociaux et des photos de personnes affichant le slogan « Ne touchez pas à Free-News ». L’Union des journalistes et des professionnels des médias, le Syndicat des médias de Saratov et la branche régionale de l’Union russe des journalistes ont fait des déclarations publiques pour les soutenir, protestant contre la pression illégale exercée par les autorités sur l’agence de presse.

Le 14 mai, certaines sources ont révélé que les poursuites administratives visant les journalistes n’avaient pas été engagées « en raison de l’absence des faits constitutifs de l’infraction ». Le 15 mai, on a en outre appris que le policier en charge de la descente et de l’arrestation du 7 mai faisait l’objet d’une procédure disciplinaire parce qu’il n’avait pas de papiers d’identité officiels durant cette opération. Cependant, le Centre de police de la région de Saratov n’a constaté aucune autre violation commise par les policiers le 7 mai. Le Comité d’enquête est toujours en train de vérifier la légalité des actions de la police.

Normes internationales relatives aux droits humains

Les instruments internationaux relatifs aux droits humains, notamment l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, mettent en avant l’importance du droit aux libertés d’expression et de réunion pacifique et à la liberté de la presse.

De même, les observations générales n° 31 (80e session) portant sur « La nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte » précisent également que les gouvernements ont l’obligation d’enquêter et de traduire en justice les responsables présumés d’atteintes aux droits.

Les rapporteurs spéciaux des Nations unies et les mécanismes des droits humains européens ont souligné à plusieurs reprises qu’il existe un droit d’observer, de réaliser des enregistrements lors des rassemblements et de les diffuser, que les journalistes jouent un rôle important dans ce processus et que les États ont le devoir de les protéger.

La résolution 68/163 intitulée « La sécurité des journalistes et la question de l’impunité », adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 18 décembre 2013, condamne toutes les attaques et violences contre des journalistes et des professionnels des médias, engage les États membres à « faire tout leur possible pour prévenir la violence contre les journalistes et les professionnels des médias, à veiller à ce que les responsabilités soient établies en diligentant une enquête impartiale et efficace chaque fois que sont signalés des actes de violence contre des journalistes et des professionnels de l’information se trouvant dans une zone relevant de leur juridiction, à traduire les auteurs de ces crimes en justice et à s’assurer que les victimes disposent de recours appropriés », et demande aux États membres de « créer des conditions de sécurité permettant aux journalistes de faire leur travail de façon indépendante et sans être soumis à des pressions ».

Une tendance dangereuse pour les droits humains en Russie

Ces dernières années, Amnistie internationale a recueilli des informations sur de nombreux cas d’attaques et de harcèlement contre des journalistes en Russie, qui contribuent à la répression du droit à la liberté de réunion pacifique, comme le montre une publication récente de l’organisation[1]. Si la situation continue de se dégrader, la liberté d'expression et de réunion pacifique sera encore plus en danger.

Les autorités russes doivent immédiatement mettre un terme aux restrictions injustifiées qui pèsent sur le droit à la liberté d’expression et de réunion pacifique et respecter, protéger, promouvoir et assurer l’exercice de ce droit par tous. Elles doivent instaurer un environnement sûr pour que les journalistes puissent faire leur travail de façon indépendante et sans subir de pressions, et concrétiser leur droit de couvrir les manifestations. Les autorités doivent également mener sans tarder des enquêtes approfondies et impartiales sur toutes les allégations signalant des atteintes aux droits humains commises par des responsables de l’application des lois en lien avec les manifestations du 5 mai, notamment des arrestations arbitraires, un usage excessif de la force et une absence de protection des journalistes et des professionnels des médias contre les violences exercées par des contre-manifestants progouvernementaux, et traduire en justice tous les responsables présumés dans le cadre de procès équitables.

[1] Amnistie internationale, Fédération de Russie. Droit à la liberté de réunion pacifique – une liberté qui n’en a que le nom, déclaration publique, 15 mars 2018, § 7, https://www.amnesty.org/fr/documents/eur46/8027/2018/fr/.