• 27 juin 2018
  • République démocratique du Congo
  • Communiqué de presse

Il faut que le Conseil des droits de l’homme amène les responsables présumés d’atteintes aux droits humains au Kasaï à rendre des comptes

Bien que les affrontements entre les forces gouvernementales et les combattants de Kamuena Nsapu aient apparemment perdu en intensité depuis le deuxième semestre 2017, de graves atteintes aux droits humains sont encore perpétrées au Kasaï, y compris des exécutions extrajudiciaires, des agressions sexuelles sur des femmes et le recrutement forcé d’enfants soldats.

La situation des droits humains se dégrade aussi ailleurs dans le pays à l’approche de la date limite fixée pour l’organisation des élections du 23 décembre. Des groupes armés continuent d’attaquer des civils, ce qui entraîne des déplacements massifs de population, notamment dans les provinces de l’Ituri, du Nord-Kivu, du Sud-Kivu et du Tanganyika.

À la lumière de ces faits alarmants, Amnistie internationale appelle le Conseil des droits de l’homme à renouveler le mandat de l’équipe d’experts internationaux sur la situation dans la région du Kasaï à sa 38e session et à envisager d’élargir les attributions de ce groupe de sorte qu’il puisse traiter d’autres sujets de préoccupation concernant la République démocratique du Congo (RDC), tels que les violations des droits humains en rapport avec le processus électoral et les atteintes manifestes qui se poursuivent dans plusieurs provinces, parmi lesquelles l’Ituri, le Nord-Kivu, le Sud-Kivu et le Tanganyika. Il faut aussi que le Conseil prête un appui prolongé en RDC et suive la situation globale des droits humains dans le pays et dans la région, par l’intermédiaire du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH).

Par ailleurs, l’Organisation des Nations unies (ONU) doit prendre des mesures concrètes pour veiller à ce que les crimes de droit international, y compris les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, et les autres graves violations des droits humains commis au Kasaï soient punis.

Des droits humains bafoués et une situation humanitaire déplorable

Les forces congolaises, la milice Bana Mura et les combattants de Kamuena Nsapu poursuivent leurs attaques contre des civils au Kasaï. Depuis le début de l’année, le Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme (BCNUDH) a recueilli des informations sur des dizaines d’atrocités, notamment des viols et des exécutions extrajudiciaires. Bien qu’il ait observé un recul relatif des violences en avril 2018 (36 cas contre 74 en mars), la situation au Kasaï reste instable. Il a constaté également que les forces congolaises et la milice Bana Mura demeuraient les principaux auteurs de ces infractions.

Selon les Nations unies, les violences au Kasaï ont contraint à la fuite plus de 1,3 million de personnes, dont 900 000 enfants, depuis août 2016. Alors que les personnes déplacées et les réfugiés rentrent progressivement dans leurs villages, ils sont confrontés à l’absence de services essentiels comme l’éducation et les soins médicaux.

Compte tenu des déplacements à grande échelle, des pillages et de l’insécurité, la plupart de ces personnes ne peuvent pas cultiver, ce qui les rend d’autant plus dépendantes de l’aide humanitaire. Quelque 3,8 millions de personnes, dont 2,3 millions d’enfants, sont actuellement tributaires de l’aide humanitaire dans la région. Selon un rapport du Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) publié en mai 2018, plus de 770 000 enfants du Kasaï souffrent de malnutrition aiguë sévère et plus de 400 000 sont susceptibles de mourir de malnutrition d’ici à la fin de l’année.

Absence d’enquêtes crédibles au niveau national

Amnistie internationale a effectué une mission de recherche à Kinshasa en février et mars 2018. Ses chercheurs ont rencontré le ministre de la Justice, des représentants du ministère des Droits humains, des représentants des Nations unies, des groupes locaux et internationaux de défense des droits humains, des diplomates et des journalistes. L’organisation s’inquiète du fait que les autorités n’ont toujours pas enquêté sur les graves violations des droits humains et les crimes de droit international sept mois après avoir accepté de faciliter les investigations de l’ONU et d’y collaborer, ainsi que d’améliorer les enquêtes menées au niveau national sur les violences perpétrées au Kasaï.

Les efforts consentis par les pouvoirs publics pour rendre la justice ne sont pas à la hauteur de la gravité ni de l’ampleur des atteintes aux droits humains commises au Kasaï. En 2017, les autorités ont lancé deux enquêtes, qui ont abouti à des poursuites et des procès. Cependant, Amnistie internationale a découvert que l’une était entachée d’irrégularités et que l’autre avait été suspendue pour une durée indéterminée, sans raison claire ni crédible :

  • Le procès de neuf militaires congolais impliqués dans des exécutions judiciaires à Mwanza Lomba s’est achevé en juillet 2017. Sept officiers, dont un chef de bataillon, ont été déclarés coupables et condamnés à des peines d’emprisonnement allant de 12 mois à la perpétuité. En revanche, le parquet n’a retenu aucune charge contre les hauts gradés qui auraient supervisé l’opération. En outre, le procès n’a pas offert de recours efficaces aux victimes, qu’il s’agisse de la vérité, de réparations ou de garanties de non-répétition ;
  • Le procès concernant l’assassinat des experts des Nations unies Michael J. Sharp et Zaida Catalan en mars 2017 est suspendu pour une durée indéterminée depuis octobre 2017, dans l’attente d’un complément d’enquête. Bien que les autorités congolaises aient assuré qu’elles collaboreraient aux enquêtes internationales, elles ont continué d’empêcher les enquêteurs mandatés par le Secrétaire général de l’ONU d’aider leurs homologues locaux. Au début du mois de mai 2017, la ministre des Droits humains a annoncé que les corps de l’interprète et du chauffeur de taxi de Michael Sharp et Zaida Catalan avaient été retrouvés. Toutefois, l’identification médico-légale n’a pas encore eu lieu.

D’autres graves violations des droits humains n’ont fait l’objet d’aucune enquête, malgré des informations crédibles émanant des Nations unies et de groupes de défense des droits humains. Dans plusieurs cas, la responsabilité de hauts gradés a été raisonnablement mise en cause. Les faits ci-après, entre autres, n’ont pas donné lieu à une enquête :

  • L’homicide du chef Kamuena Nsapu le 12 août 2016, qui est à l’origine de violences de grande ampleur et d’une dégradation de la situation au Kasaï ;
  • L’homicide de plus de 40 miliciens présumés à Tshimbulu en février 2017 ;
  • L’homicide d’au moins 39 personnes dans les communes de la Nganza et de la Ndesha les 14 et 15 mars 2017, qui serait imputable à l’armée congolaise et à des éléments de la Légion nationale d’intervention (LENI), une unité de la police nationale ;
  • Les exécutions sommaires et les autres crimes qui auraient été perpétrés par les forces de sécurité, les partisans de Kamuena Nsapu et la milice Bana Mura à Kamako et à Cinq entre mars et mai 2017 ;
  • Les viols qui auraient été commis lors d’une opération de l’armée congolaise à Mudiadia le 14 mai 2017, ainsi que la destruction de biens par des militaires dans ce village ;
  • L’attaque à la roquette lancée, semble-t-il, par l’armée congolaise, contre une église pentecôtiste à Djiboko le 10 juin 2017, qui a fait au moins 60 morts, dont des femmes et des enfants. Le même jour, l’ONU a enregistré des allégations de viol mettant en cause des militaires congolais ;
  • L’exécution d’un représentant local luba, dont un commandant des forces armées congolaises se serait rendu coupable le 9 mai à Tshitundu, avec l’aide de la milice Bana Mura ;
  • Les attaques et les homicides perpétrés par Bana Mura à Cinq, Kanpotopoto, Kasandje, Mwakaanga et Tshitundu entre avril et juillet 2017 ;
  • L’homicide de plus de 50 personnes par les forces de sécurité dans la commune de la Nzanga, à Kananga, entre le 28 et le 30 mars 2017 ;
  • Les homicides et les attaques que les combattants de Kamuena Nsapu auraient commis à Kamonia entre mars et avril 2017.

L’absence d’enquête sur ces infractions et le recours de plus en plus fréquent à des milices alliées au régime contre des groupes armés sont le signe inquiétant de l’incapacité des autorités congolaises à amener les responsables présumés des atrocités commises au Kasaï à rendre des comptes et de leur manque de volonté politique à cet égard.

Conclusion et recommandations

Sachant que les enquêtes locales n’ont pas progressé depuis que l’équipe d’experts internationaux sur la situation dans la région du Kasaï a été mandatée et compte tenu de la gravité des faits que celle-ci a constatés, Amnistie internationale appelle le Conseil des droits de l’homme à :

  • Renouveler le mandat de l’équipe d’experts internationaux sur la situation dans la région du Kasaï ;
  • Envisager d’élargir les attributions de ce groupe de sorte qu’il puisse traiter d’autres sujets de préoccupation concernant la RDC, tels que les violations des droits humains en rapport avec le processus électoral et les atteintes manifestes qui se poursuivent dans plusieurs autres régions ;
  • Veiller à ce que le rapport de l’équipe d’experts internationaux soit transmis à tous les organes pertinents des Nations unies, notamment à l’Assemblée générale pour examen ;
  • Demander à l’équipe d’experts internationaux de présenter ses constatations à l’Assemblée générale des Nations unies à sa 73e session ;
  • Étendre et accroître les activités d’assistance technique et de renforcement des capacités menées par le HCDH.

Amnistie internationale appelle les autorités congolaises à s’attaquer sans délai à la culture de l’impunité, notamment au sein des forces de sécurité, en prenant les mesures suivantes :

  • Diligenter des enquêtes crédibles sur toutes les personnes soupçonnées d’avoir commis des violations manifestes des droits humains au Kasaï, y compris les hauts gradés de l’armée, afin de rompre le cercle vicieux de l’impunité dans la région ;
  • Appliquer rapidement toutes les recommandations formulées par l’équipe d’experts internationaux sur la situation dans la région du Kasaï, avec l’aide du HCDH si nécessaire ;
  • Coopérer sans réserve avec l’équipe d’experts internationaux et d’autres groupes indépendants qui enquêtent sur la situation au Kasaï.