Malgré la répression sanglante, la population du Nicaragua ne se laissera pas réduire au silence
Par Erika Guevara-Rosas, directrice du programme Amériques d'Amnistie Internationale
Quelques jours après son 15e anniversaire, Álvaro Conrado a dépensé la somme d’argent qu’il avait reçue en cadeau afin d’acheter de l’eau pour les étudiants qui manifestaient contre la réforme du système de protection sociale dans les rues de Managua, la capitale du Nicaragua. C’était sa manière de témoigner de la solidarité à ces personnes qui menaient une action de protestation dans la chaleur tropicale.
Quelques instants plus tard, Álvaro a reçu une balle dans le cou.
« Je crois qu’il estimait qu’il était de son devoir d’aller aider les étudiants », a déclaré son père, un homme aux cheveux argentés également nommé Álvaro Conrado, s’exprimant depuis son rocking-chair en bois dans la modeste maison familiale. « Il avait les policiers d’un côté et les étudiants de l’autre. Je ne pense pas qu’il se rendait compte du danger, mais il était déterminé [à aider]. »
Álvaro fait partie de la centaine de personnes tuées depuis que la police nicaraguayenne et des groupes armés pro gouvernement, connus sous le nom de « turbas sandinistas », s’emploient à écraser le mouvement de protestation ayant commencé le 18 avril. Près de 1 000 personnes ont été blessées et le bilan continue de s’alourdir chaque jour.
Lundi 28 mai, veille du lancement du rapport d’Amnistie Internationale sur la politique répressive du « tirer pour tuer » privilégiée par le gouvernement de Daniel Ortega, nous avons été témoins de la mise en œuvre de celle-ci.
La défenseure nicaraguayenne des droits humains Bianca Jagger et moi nous trouvions à Managua afin de rencontrer le doyen d’une des universités où des étudiants avaient été pris pour cible, lorsque les turbas ont lancé une attaque contre le campus de l’École nationale du génie, de l’autre côté de la rue. Puis, quelques minutes plus tard, des policiers antiémeutes lourdement armés ont mené une seconde attaque contre ces étudiants non armés.
Le bruit effrayant des tirs était incessant.
Des membres du personnel de la clinique Bautista, non loin, nous ont dit avoir soigné 41 jeunes gens ce jour-là, dont un a succombé à une blessure par balle au niveau du torse.
Álvaro est lui aussi mort à la clinique Bautista, quelques heures après que l’hôpital public Cruz Azul de Managua a refusé de le soigner, le 20 avril. Des employés de la clinique Bautista ont déclaré qu'il aurait pu être sauvé s'il avait été pris en charge plus tôt.
Au moins deux autres hôpitaux publics auraient refusé de soigner des personnes blessées lors des manifestations ce jour-là. Les autorités n’ont en outre pas respecté l’obligation qui leur était faite de diligenter des autopsies après divers homicides, et dans plusieurs cas, elles n’ont restitué la dépouille des victimes à leurs proches qu’après que ceux-ci ont signé une dispense affirmant qu’ils ne tiendraient pas la police responsable de leur mort.
Après avoir étudié de près neuf des homicides survenus depuis avril - notamment l’utilisation de balles réelles, la trajectoire des tirs, et la forte concentration de blessures par balle au niveau de la tête, du cou et du torse des victimes -, nous pensons que les autorités essaient de dissimuler des exécutions extrajudiciaires perpétrées par des policiers et des turbas sandinistas.
Plusieurs jours après la mort d’Álvaro, la police a essayé d’empêcher ses parents de déposer une plainte en relation avec son décès auprès du Centre nicaraguayen pour les droits humains. Quelques heures plus tard, l’étal de restauration de rue de sa tante a été détruit, en représailles, selon la famille, à des propos qu’elle avait tenus sur l’affaire.
Le gouvernement ne montre aucun remords. Le 21 avril, le président Ortega a qualifié de « meurtriers » ceux qui avaient été tués. Deux jours plus tôt, Rosario Murillo, la vice-présidente, avait accusé les manifestants d’avoir « inventé des homicides » et d’agir « comme des vampires, à l’affût de sang pour alimenter leurs desseins politiques ».
Ce discours reste d’actualité. Leurs tentatives d’accuser les défunts d’être des criminels, voire de nier leur existence ne font qu’ajouter à la douleur des familles de victimes.
« Ils veulent s’en laver les mains. Ces gens-là ne reconnaîtront pas leur culpabilité », a déclaré Graciela Martínez, 27 ans, dont le frère Juan Carlos López a été tué le 20 avril.
Juan Carlos, 24 ans, venait de quitter le domicile de Graciela, aux abords de Managua, et s’apprêtait à retrouver sa femme lorsqu’on lui a tiré une balle dans le torse. Il est mort quasi instantanément.
« Nous n’avons pas inventé la mort de mon frère », a déclaré Graciela. « Mon frère n’est plus là. Ils veulent tout faire disparaître, mais on ne peut pas étouffer une affaire pareille. Ça a été un carnage. »
Les autorités ont notamment tenté de garder l’affaire secrète en suspendant les programmes de quatre chaînes de télévision qui couvraient les premières manifestations. Les locaux de Radio Darío, une station connue pour son ton critique à l’égard du gouvernement, ont été incendiés ; son directeur a qualifié l’attaque d’« acte terroriste ». La chaîne d’information 100% Noticias a également été prise pour cible mercredi 30 mai.
Une douzaine de journalistes ont été victimes de vols, de menaces ou d’agressions depuis le début des manifestations, et un reporter, Ángel Gahona, a été abattu alors qu'il émettait en direct sur Facebook Live depuis la ville côtière de Bluefields.
Les Nicaraguayens ressentent tristesse, colère, peur et exaspération. Plusieurs personnes auxquelles nous avons parlé ont fait le parallèle avec les jours sombres de la dictature d’Anastasio Somoza dans les années 70. Désormais, de nombreux Nicaraguayens comparent même le président Ortega à Anastasio Somoza, qu’il a aidé à renverser en 1979.
Mais si le gouvernement Ortega pense qu’il peut dissuader la population de manifester, il se trompe lourdement. Lors d’une action pour la fête des mères, au moins un demi million de personnes ont défilé pacifiquement dans les rues de Managua en solidarité avec les mères des 83 personnes tuées dans le cadre des manifestations jusque là.
Cette action de protestation a représenté le plus grand rassemblement de la société civile à ce jour. Des travailleurs agricoles se sont rendus en ville pour défiler aux côtés de mères, d’étudiants, de familles et d’hommes et de femmes d’affaires. Tout le monde agitait le drapeau bleu et blanc du Nicaragua, et scandait : « Ce n’était pas des criminels, c’était des étudiants ! »
Des défilés ont eu lieu simultanément dans diverses villes à travers le pays, montrant que la population n’avait aucunement l’intention de se laisser réduire au silence.
Quelques heures plus tôt, le gouvernement Ortega avait accepté de laisser un Groupe interdisciplinaire d’experts indépendants de la Commission interaméricaine des droits de l'homme enquêter sur les violences survenues au cours des six semaines précédentes. Puis ce fut le chaos ; une attaque visant le cortège de la fête des mères a illustré l’hypocrisie du président Ortega.
Alors que nous observions la manifestation, nous avons commencé à entendre des rumeurs selon lesquelles le cortège avait été la cible d’attaques devant l’université d’Amérique centrale de Managua, en amont. Puis nous avons entendu des tirs, venant semble-t-il de tireurs embusqués positionnés en haut du stade Dennis Martínez. Au milieu du chaos, nous sommes rentrées à l’hôtel, où nous avons appris qu’au moins 10 personnes avaient été tuées à travers le pays et que de nombreuses autres avaient été blessées.
Le président Ortega ne peut continuer à se dire ouvert au dialogue ou aux enquêtes indépendantes tout en continuant à appliquer cette stratégie répressive meurtrière. En s’en prenant à son propre peuple et en violant le droit de celui-ci à la vie et à la liberté d’expression, il écrit l’une des pages les plus sombres de l’histoire du Nicaragua.
Après tout ce qui s’est passé, le père d’Álvaro a du mal à réprimer sa colère contre le gouvernement.
« Nous sommes comme des prisonniers », a-t-il déclaré, les larmes aux yeux. « Lorsque nous ne sommes pas d’accord avec ce qu’ils disent, ils envoient la police pour nous tirer dessus, ou ils envoient leurs sympathisants pour nous frapper. »
Il reste toutefois déterminé à amener les responsables à répondre de leurs actes.
« Justice doit être rendue. Il ne faut pas que mon fils et tous ces jeunes soient morts en vain. »
Cet article a initialement été publié par Al Jazeera.