Guerrero, un cocktail Molotov prêt à exploser
Par Erika Guevara-Rosas, directrice du programme Amériques à Amnistie internationale
On se demande ce qui a changé dans l’État de Guerrero depuis que 43 étudiants de l’école normale d’Ayotzinapa ont été victimes d’une disparition il y a trois ans et demi, dans le contexte de ce que le Groupe interdisciplinaire d’experts indépendants (GIEI) a décrit comme une attaque sans discrimination et de grande ampleur contre la population civile. Bien que l’analyse réalisée par le GIEI soit passée inaperçue, elle indique que des crimes contre l’humanité ont peut-être été commis à Iguala et que les autorités mexicaines y ont probablement participé à tous les niveaux : local, étatique et fédéral.
Nous pouvons affirmer aujourd’hui, non sans une profonde tristesse, que rien n’a changé dans l’État de Guerrero, du moins d’un point de vue structurel. Le problème est toutefois bien antérieur à la disparition forcée des étudiants. En effet, un sentiment d’impunité et d’abandon prévaut dans l’État de Guerrero depuis des décennies, comme l’illustrent les récents événements survenus à Chilpancingo, la capitale. En décembre, la police a fait disparaître de force cinq, peut-être même six jeunes parmi sept dont on était sans nouvelles.
La nouvelle année a apporté une information effrayante : malgré tous nos espoirs, les disparitions forcées demeurent courantes dans l’État de Guerrero.
Au moins sept jeunes ont été victimes d’une disparition forcée entre le 25 décembre et le 3 janvier dans la capitale. Trois d’entre eux, qui manquaient à l’appel depuis une semaine, ont reparu dans une rue de Chilpancingo, le corps entièrement emballé dans du ruban adhésif. Deux jeunes dont on est toujours sans nouvelles ont disparu à des moments différents mais, semble-t-il, au même endroit. Deux autres encore ont été retrouvés morts quelques jours plus tard sur un terrain vague, dans des sacs en plastique. Jour après jour, des histoires similaires se déroulent dans l’État de Guerrero.
Au-delà de ces drames apparaissent les dérives des autorités mexicaines. Selon des éléments corroborés, la police municipale a participé à six des sept disparitions et la police de l’État, à trois.
Trois jeunes qui ont été jetés vivants dans une rue, entourés de la tête aux pieds de ruban adhésif, ont reparu au bout de sept jours. Ils ont déclaré avoir été arrêtés le 27 décembre, puis cachés et torturés à la fois par la police municipale et par la police de l’État.
La situation au Mexique étant on ne peut plus irréelle, ce sont des agents de cette même police de l’État qui ont trouvé Alan Alexis, H. et J. quelques minutes plus tard et les ont remis aux autorités de l’État, qui sont maintenant chargées d’enquêter sur les actes de torture et les disparitions forcées dont leurs propres agents se seraient rendus coupables.
Le 3 janvier, jour où ces trois jeunes ont été retrouvés vivants, les corps de Jorge Vázquez et Marco Catalán ont été découverts. Le 30 décembre, ces derniers avaient été arrêtés par la police municipale lors des festivités du Nouvel An à Chilpancingo. Dans cette affaire, un policier municipal a été interpellé à ce jour et l’enquête soulève un certain nombre de préoccupations, étant donné qu’elle se fonde uniquement sur les déclarations d’une poignée de témoins qui sont tous des employés de l’administration locale et accusent un seul agent de toutes les infractions. Pourtant, des éléments indiquent que d’autres agents, dont le chef de la police, seraient impliqués.
Dans l’affaire concernant Efraín Patrón, disparu depuis le 29 décembre au matin, un enregistrement vidéo provenant d’une caméra C-4 (système de surveillance de l’application des lois) a été rendu public récemment. Il semble montrer qu’au moins un véhicule de la police municipale était présent lors de la disparition. De plus, Efraín Patrón a emprunté le même chemin qu’Abel Aguilar avant de disparaître. La famille de ce dernier est toujours à se recherche.
Si nous remontons dans le temps, avant le drame d’Ayotzinapa, Iguala fournissait déjà un terrain propice à la corruption de fonctionnaires, au trafic de drogue et au contrôle social, ce qui ne pouvait mener qu’à l’explosion cette nuit de septembre 2014.
En analysant les récents événements survenus à Chilpancingo, nous y voyons de tragiques similitudes. Une police municipale qui touche potentiellement deux salaires : l’un versé par les autorités et l’autre, payé par des organisations criminelles. De graves violations des droits humains. Un contrôle social dans la rue et le silence d’une ville dont les habitants savent tout mais sont terrifiés en voyant la situation s’aggraver de jour en jour, et encore plus terrifiés à l’idée de s’exprimer ouvertement. Une société qui ne fait aucune confiance aux autorités. Enfin, le plus insupportable, une section du système judiciaire spécialement conçue, aux plans structurel et opérationnel, pour perpétuer l’impunité et faire en sorte que rien ne change. Résultat : un cocktail Molotov prêt à exploser.
Mais ce n’est pas tout. Après l’affaire d’Ayotzinapa, de nombreuses organisations ont été menacées et surveillées illégalement, l’objectif étant de saper leurs efforts et leur moral et de préserver l’impunité. Dans les affaires concernant les sept jeunes de Chilpancingo, les menaces ont été immédiates. Marco Antonio Coronel, un journaliste de Televisa, la chaîne qui a couvert les événements de la manière la plus approfondie, a été menacé le 31 janvier, après avoir diffusé l’enregistrement C-4 qui montre que le véhicule conduit par Efraín Patrón la dernière fois qu’il a été vu en public a été suivi, et probablement intercepté, par un véhicule de la police municipale.
Au vu de la gravité des faits et des probables liens entre les autorités et des organisations criminelles, nous devons demander au ministère public fédéral de se charger de ces affaires, y compris des menaces proférées à l’encontre d’un journaliste pour tenter de masquer la vérité. Nous devons aussi appeler à des réformes structurelles qui permettront de faire cesser l’impunité.
Toutes ces atrocités n’ont pas fait perdre courage aux organisations de la société civile, aux journalistes ni aux familles qui les dénoncent. Non seulement ces personnes défendent leurs proches mais elles exhortent aussi les autorités à adhérer sans réserve aux droits humains et à les respecter.