En l’absence d’enquête, pas de confirmation : les sénateurs doivent empêcher la nomination de Gina Haspel
Par Rob Freer, chercheur pour l’Amérique du Nord à Amnistie internationale
Les gouvernements de certains pays étrangers [...] peuvent sans restriction arrêter des personnes soupçonnées de crimes contre l’État, les maintenir en détention secrète et leur infliger des actes de torture physique et psychologique pour leur arracher des aveux. Tant que la Constitution restera la loi fondamentale de notre république, l’Amérique n’aura pas cette forme de gouvernement.
Cour suprême des États-Unis, 1er mai 1944
Le 13 mars 2018, à la base navale américaine de Guantánamo Bay, Abd al Rahim al Nashiri a entamé sa 800e semaine de détention aux mains des États-Unis.
Le même jour, le président Trump a écrit sur Twitter que Gina Haspel deviendrait la prochaine directrice de l’Agence centrale du renseignement (CIA). Le 17 avril, la Maison-Blanche a officiellement envoyé sa nomination devant le Sénat. La Commission du Sénat sur le renseignement (SSCI) a prévu de l’auditionner le 9 mai.
Le cas d’Abd al Rahim al Nashiri devrait inciter la SSCI à prendre le temps de réfléchir à l’approche de cette audience. En fait, dans l’état actuel des choses, les sénateurs devraient voter contre la confirmation de la nomination de Mme Haspel.
Durant ses quatre premières années de détention aux mains des États-Unis, Abd al Rahim al Nashiri a été soumis à une disparition forcée par la CIA. Au cours de cette période, il semblerait qu’il ait été détenu dans des « sites noirs » en Afghanistan, à Cuba, au Maroc, en Pologne, en Roumanie et en Thaïlande. Dans le dernier – le « Site de détention Vert », pour reprendre le nom de code adopté dans le rapport de synthèse 2014 de la SSCI sur le programme de détentions secrètes de la CIA – il a été torturé dans le but d’obtenir des informations. Puis, lorsque ses geôliers ont craint que le lieu de ce site ne soit rendu public, il a été secrètement transféré à la fin de l’année 2002 dans un autre centre de détention secrète, probablement en Pologne, où il a subi de nouveaux actes de torture.
En 2015, la médecin experte Sondra Crosby a conclu : « Il ne fait aucun doute que M. Al Nashiri a été torturé aux mains de la CIA. » Sur les près de 1 000 victimes de torture qu’elle avait examinées au fil des années, a-t-elle précisé, cet homme apparaissait comme « l’une des personnes les plus gravement traumatisées » qu’elle ait jamais vues.
Des éléments indiquent que Gina Haspel dirigeait les opérations du Site de détention Vert à la fin de l’année 2002, au moment où Abd al Rahim al Nashiri a été soumis à la technique de torture appelée waterboarding (simulacre de noyade), et où lui et un autre détenu, Abu Zubaydah, ont fait l’objet d’une disparition forcée sur ce site.
La disparition forcée est reconnue comme un crime relevant du droit international depuis un jugement rendu par le Tribunal de Nuremberg en 1946. La torture est également considérée depuis longtemps comme un crime de droit international.
Des récits publiés d’anciens fonctionnaires ou d’autres personnes impliquées dans le programme de détentions secrètes laissent penser que Gina Haspel a non seulement participé de manière directe au fonctionnement du Site de détention Vert pendant une certaine période, mais aussi à sa fermeture et son « assainissement » en décembre 2002. Cette fermeture ne visait pas à mettre fin à la torture et aux disparitions forcées, mais à couvrir ces agissements et à permettre à la CIA de les poursuivre ailleurs - y compris à l’encontre d’Abd al Rahim al Nashiri et d’Abu Zubaydah, dont Gina Haspel devait être au courant du transfert vers d’autres « sites noirs » si elle dirigeait les opérations du Site de détention Vert.
Par ailleurs, Gina Haspel semble être la personne dont parlait John Rizzo, ancien conseiller juridique en chef de la CIA, quand il a écrit dans ses mémoires à la fin de l’année 2004 : « José [Rodriguez] a installé à la tête de l’état-major un membre du Centre antiterroriste qui avait auparavant dirigé le programme d’interrogatoires. » Fin 2004, plus de 100 personnes étaient détenues dans le cadre du programme de la CIA.
José Rodriguez a joué lui-même un rôle essentiel dans l’élaboration et l’application du programme de détentions secrètes, et il fait partie des personnes au sujet desquelles Amnistie internationale a déjà demandé une enquête. Une note interne récemment déclassifiée, qui évoque une enquête disciplinaire menée en 2011 par l’ancien directeur adjoint de la CIA Michael Morell, affirme que, en tant que cheffe d’état-major de José Rodriguez, Gina Haspel a participé avec lui à la destruction en 2005 de bandes vidéo montrant la détention et les interrogatoires d’Abu Zubaydah et d’Abd al Rahim al Nashiri dans le Site de détention Vert en 2002. Elle ne faisait qu’obéir aux ordres de José Rodriguez, selon cette enquête interne, qui n’a trouvé « aucune faute » dans son comportement en ce qui concerne la destruction des bandes. Cependant, dissimuler les preuves d’un crime commis peut constituer un acte de complicité criminelle. La complicité dans des actes de torture est expressément reconnue comme un crime de droit international. Une enquête en bonne et due forme, conforme aux normes internationales, s’impose.
À la suite de son annonce faite sur Twitter le 13 mars, Amnistie internationale a appelé le président Trump à revenir sur la nomination de Gina Haspel dans l’attente de l’enquête nécessaire sur son rôle présumé dans des crimes de droit international. Cette possibilité semble avoir complètement disparu le 17 avril, date à laquelle la Maison-Blanche a transmis la nomination au Sénat.
La balle est désormais dans le camp des sénateurs. La SSCI doit annuler son audience du 9 mai et exiger une véritable enquête sur la participation présumée de Gina Haspel à des crimes de droit international, ainsi que la déclassification de toute information mettant en évidence son implication. En vertu de leurs obligations découlant du droit international, les États-Unis sont tenus de mener une telle enquête.
Si l’audience se déroule comme prévu, ou même à un autre moment avant que les résultats d’une enquête en bonne et due forme soient connus, cette commission doit voter contre l’examen de la nomination par l’ensemble du Sénat. Si la nomination parvient malgré tout devant le Sénat, ses membres doivent voter contre.
On a souvent entendu au sujet du programme de détentions secrètes, et on entend à nouveau maintenant, qu’il s’agissait d’une opération nécessaire et efficace, autorisée en vertu du pouvoir constitutionnel du président pour des raisons légitimes de sécurité nationale, examinée et approuvée par de nombreux hauts responsables, contrôlée par de multiples juristes du gouvernement, menée d’une manière qui était sans risques, etc.
Ces arguments n’ont rien à voir avec la question de la légalité. Aucun président n’a le droit de légaliser la torture ou la disparition forcée ; aucun responsable politique, magistrat, militaire, policier, gardien de prison, médecin, psychologue, interrogateur, avocat ou autre professionnel ne peut passer outre leur interdiction. Ni la guerre, ni la menace de conflit, ni un danger public exceptionnel menaçant l’existence de la nation ne peuvent justifier de tels crimes.
Il apparaît clairement qu’une profonde carence en termes de respect des droits humains existe au cœur de l’État lorsque des dizaines de hauts responsables soutiennent activement le recours systématique de leur pays à la détention secrète et à la torture ou d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants. L’absence de volonté d’assurer la vérité, de garantir l’obligation de rendre des comptes et d’accorder des réparations pour les crimes de droit international tendrait à montrer que ce manque de respect des droits humains persiste.
La SSCI et l’ensemble du Sénat ont aujourd’hui l’occasion de redresser la situation.