Le président Paul Biya doit libérer les trois étudiants détenus en raison d'une plaisanterie sur Boko Haram
Paul Biya a été intronisé président de la République du Cameroun le 6 novembre 2018, pour un septième mandat. Alors que je lisais des articles sur les préparatifs de son investiture, mes pensées ont vogué vers un jeune étudiant camerounais que j'avais rencontré en 2016, et ses deux amis, qui purgent actuellement une peine de 10 ans de prison chacun. Son nom, Fomusoh Ivo Feh, et ceux de ses camarades, Afuh Nivelle Nfor et Azah Levis Gob, résonnaient dans ma tête, faisant remonter une vague de souvenirs et de sentiments mitigés.
J'ai rencontré Ivo il y a deux ans à la prison principale de Yaoundé, la capitale du Cameroun, une prison de haute sécurité où sont détenus des membres présumés de Boko Haram et des prisonniers d'opinion. Il avait alors 25 ans et nous faisions déjà campagne en faveur de sa libération depuis plusieurs mois. Je lui ai rendu visite avec son frère Éric et avec les mères de Nivelle et Levis. Cette agréable rencontre fut ponctuée des rires déclenchés par les nombreuses plaisanteries d'Ivo – à certains moments j'en oubliais même que nous nous trouvions dans une prison de haute sécurité.
Comme j'ai pu m'en rendre compte au fil du temps, Ivo aime plaisanter. Hélas, au Cameroun, il n'en faut pas plus pour se retrouver derrière les barreaux. En décembre 2014, Ivo a été arrêté par des membres des forces de sécurité dans la ville côtière de Limbé, après qu'un enseignant a confisqué le téléphone de son ami et a vu qu'Ivo lui avait transféré une blague par SMS qu'il avait lui-même reçue d'un autre ami.
Cette plaisanterie au contenu sarcastique mettait en lumière le chômage endémique et les difficultés des jeunes à trouver un travail avec un General certificate of education (GCE), l’équivalent du baccalauréat. Le message était le suivant : « Boko Haram recrute des jeunes à partir de 14 ans. Conditions de recrutement : 4 matières au GCE, dont la religion. » En se fondant uniquement sur cette « preuve », le texte d'une blague relayée par texto, le tribunal de grande instance de Yaoundé a déclaré les trois amis coupables de « non-dénonciation d'informations liées au terrorisme » et les a condamnés à 10 ans de prison. Hélas, cette sentence draconienne a été confirmée en appel.
Plus de 310 000 personnes à travers le monde, dont l'ancien footballeur camerounais Patrick Mboma, ont écrit au président Paul Biya pour lui demander de libérer les trois étudiants, mais ils sont toujours incarcérés.
Un parmi d'autres...
L'histoire d'Ivo et de ses amis est loin d'être un cas isolé. Depuis 36 ans, sous la présidence de Paul Biya, la situation des droits humains au Cameroun s'est gravement détériorée. Depuis trois ans, Amnistie internationale a recensé des centaines de cas d'arrestations et de détentions arbitraires, d'homicides extrajudiciaires, de torture et de mauvais traitements systématiques et de disparitions forcées, principalement dans l'Extrême-Nord et les régions anglophones. Ironie du sort, les violations des droits humains de grande ampleur imputables aux forces de sécurité camerounaises dans l'Extrême-Nord sont perpétrées en réponse aux attaques violentes menées par les combattants de Boko Haram, cette réponse étant censée protéger la population.
Dans les régions anglophones, les forces de sécurité camerounaises se sont livrées à des violations des droits humains récurrentes, notamment en réaction aux manifestations contre ce que la population anglophone considère comme une marginalisation croissante de ses traditions et systèmes linguistiques, culturels et éducatifs dans différents secteurs, et lors d'opérations menées à la suite d'attaques contre leur personnel par des séparatistes armés présumés qui réclament la sécession et ont embrassé la lutte armée pour atteindre leurs objectifs.
Ces crimes restent dans leur grande majorité impunis.
Les visites des familles, la nourriture et les médicaments sont rares
Aujourd'hui, ce ne sont pas seulement l'avenir et les rêves d'Ivo et de ses amis qui sont volés. Leur quotidien en prison est également rythmé par ce qui se déroule dans leurs villes natales situées dans l'Extrême-Nord et à Limbé, localité où ils ont grandi et qui accueille nombre de personnes ayant fui les violences qui se déchaînent dans les deux régions anglophones.
Ivo, Nivelle et Levis dépendent surtout de leurs parents pour avoir de quoi manger et se soigner. Cependant, depuis septembre et octobre 2017, période où les violences ont culminé dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, les visites des familles, et donc la nourriture et les médicaments, se font rares.
La crise a redoublé fin 2017 lorsque le gouvernement a réprimé les manifestations et n'a pas entamé de véritable dialogue avec les mouvements politiques et sociaux. Des manifestations d'ampleur ont été organisées à travers les villes et localités des deux régions anglophones et, le 1er octobre 2017, les populations anglophones ont proclamé symboliquement l'indépendance de l'« Ambazonie ». L'an dernier, les violences imputables aux deux camps – forces de sécurité camerounaises et groupes armés séparatistes – ont fait plus de 400 morts.
La situation a empiré depuis le mois d'avril 2018, en raison d'une escalade de la violence dans ces régions du Cameroun. Plus de 25 000 personnes ont fui vers le Nigeria voisin, où les conditions sont très difficiles, et plus de 240 000 sont déplacées à l'intérieur du pays. Ivo n'a pas reçu une seule visite de sa famille depuis sept mois. Son frère, qui se trouve toujours à Limbé, a dû restreindre fortement ses déplacements pour des raisons de sécurité et n'a pas pu se rendre à Yaoundé pour lui apporter des produits essentiels.
Dans son discours de campagne prononcé à Maroua le 29 septembre, Paul Biya affirmait à juste titre : « Les prochaines années seront cruciales pour le Cameroun. » C'est particulièrement vrai pour la région de l'Extrême-Nord et les régions anglophones. Fait singulier, le président a une septième chance de redresser enfin la barre et de tenir sa promesse de campagne, à savoir « reconstruire, faciliter le retour des personnes déplacées et faire tout ce qui est possible pour recréer les conditions d'une vie normale dans ses différents aspects, administratif, éducatif, économique et social ».
Les « conditions d'une vie normale » pour Ivo, Nivelle et Levis ? Être enfin libérés de prison.