Le monde doit enfin ouvrir les yeux sur la répression de la dissidence au Cambodge
Par James Gomez, directeur du programme Asie du Sud-Est et Océanie à Amnistie Internationale
En juillet de l'an dernier, le Premier ministre cambodgien Hun Sen a prononcé un discours devant ses sympathisants peu après les élections municipales, lors desquelles sa formation, le Parti du peuple cambodgien (PPC), a de façon inattendue perdue de nombreuses voix. Revêtu d'un uniforme militaire, le dirigeant, au pouvoir depuis de très nombreuses années, n'a pas mâché ses mots. Il a averti ses opposants qu'ils devaient « préparer leur cercueil » et déclaré qu'il allait éliminer « 100 à 200 personnes » si cela était nécessaire pour garantir la « sécurité nationale ». Des soldats se tenaient prêts à « réprimer tout mouvement visant à [renverser le gouvernement] ».
Six mois se sont depuis écoulés et l'on peut dire sans risquer de se tromper qu'il ne s'agissait pas de menaces en l'air. Le parti qui dirige le Cambodge a promptement lancé une vaste répression impitoyable contre toutes les formes de dissidence. Des représentants de l'opposition, des militants des droits et des journalistes ont été pris pour cible. Les militants au Cambodge vivent dans un climat de peur palpable.
Il est surprenant de constater qu'Hun Sen et ses alliés ont réussi dans une large mesure à ne pas attirer l'attention de la communauté internationale en agissant de la sorte. Le Cambodge s'est extrait d'un passé marqué par plusieurs décennies d'atrocités commises sous le régime des Khmers rouges et par de nombreuses violences politiques dans les années 1990. Mais le pays risque d'opérer un grave retour en arrière, déjà fortement amorcé, si le monde n'ouvre pas les yeux sur ce qui est en train de s'y passer.
Cette répression doit être considérée dans le contexte des élections législatives prévues pour cet été. Lors des dernières élections législatives, en 2013, le Parti du sauvetage national du Cambodge (PSNC), parti d'opposition dirigé par Sam Rainsy, a failli remporter une victoire, alors que rien ne permettait de le prévoir. Hun Sen semble déterminé à tout mettre en œuvre pour que cela ne se reproduise pas, et a fortiori pour éviter une défaite totale de son parti.
Le PSNC a été presque totalement décimé. Sam Rainsy a été contraint de s'exiler pour échapper à de fausses accusations de diffamation et à de longues années de prison. En septembre de l'an dernier, le dirigeant du PSNC Kem Sokha a été arrêté sur la base d'accusations de « trahison » totalement absurdes. Un mois plus tard, son adjoint, Mu Sochua, s'est enfui du pays pour échapper au même sort. Au moins 35 représentants de l'opposition ont été arrêtés depuis 2015, et 19 d'entre eux se trouvent toujours derrière les barreaux.
En novembre, la Cour suprême a porté le dernier coup au PSNC en prononçant la dissolution totale du parti et en interdisant à un grand nombre de ses membres de premier plan toute activité politique pour une durée de cinq ans. Cette décision a révélé que le pouvoir judiciaire était devenu au Cambodge l'instrument du parti au pouvoir, utilisé pour éliminer toute forme de dissidence. Les élections approchant rapidement, la question n'est plus de savoir si l'opposition va pouvoir lutter à armes égales, mais si elle va pouvoir tout simplement participer à ce combat.
La campagne de répression n'a toutefois pas uniquement visé l'opposition politique. La société civile du Cambodge, très dynamique, fait également l'objet de pressions sans précédent. S'appuyant sur une législation répressive octroyant aux autorités de très larges pouvoirs leur permettant de contrôler le secteur des ONG, le gouvernement a fermé l'an dernier l’Institut national démocratique, financé par des fonds américains, et menacé de faire la même chose avec d'autres organisations de la société civile.
Les ONG et les militants des droits humains ont courageusement continué de lutter contre les injustices, mais ils courent de plus en plus de risques. Le cas de Tep Vanny, militante du droit au logement et des droits fonciers, en est un exemple parmi tant d'autres. Depuis 2013, elle a été arrêtée au moins cinq fois pour avoir défendu sa communauté, qui vit sur les rives du lac Boeung Kak, à Phnom Penh, et qui est menacée d'expulsion. À la suite de sa dernière arrestation, en août 2016, elle a été condamnée à deux ans et demi d'emprisonnement. Son seul « crime » est son engagement pacifique dans la campagne « Lundi noir », qui appelle à la libération de cinq autres défenseurs des droits humains emprisonnés.
Le gouvernement de Hun Sen s'en prend également au secteur des médias. En septembre, le quotidien anglophone Cambodia Daily, qui est l'un des rares journaux imprimés indépendants du pays, a été soudainement obligé de fermer en raison d'une soi-disant dette fiscale. À peu près au même moment, le gouvernement a interdit l'émission de programmes de Voice of America et de Radio Free Asia, et fermé la station de radio indépendante Voice of Democracy. Les médias de radiodiffusion sont à présent presque totalement placés sous le contrôle du gouvernement.
Alors que Hun Sen resserre son étau, il est grand temps que la communauté internationale dénonce la répression au Cambodge. Il faut noter que de nombreux représentants de l'ONU ont tenté d'attirer l'attention sur cette situation. Ainsi, en septembre 2017, Rhona Smith, rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l'homme au Cambodge, a sonné l'alarme, déclarant que le Cambodge était en train de sombrer « inexorablement dans le précipice ».
Les États jouant un rôle clé n'ont cependant que tièdement réagi, peut-être parce qu'ils ont eu peur de pousser davantage encore le Cambodge dans les bras de la Chine. Les États-Unis ont retiré certains de leurs fonds et formulé de sévère réprimandes, mais ils peuvent, et doivent, faire beaucoup plus. Le Japon et l'Union européenne, qui fournissent au Cambodge une aide au développement considérable, doivent user de leur influence pour pousser le gouvernement à changer immédiatement de cap. Les mois à venir vont être d'une importance cruciale, alors qu'approchent les élections du mois de juillet.
Quand Amnistie Internationale a rencontré la mère de Tep Vanny, l'an dernier à Phnom Penh, elle nous a parlé de l'esprit militant de sa fille : « Même lorsqu’elle était rouée de coups dans des manifestations, elle y retournait le lendemain. Si des gens ont des problèmes, ma fille va aller les aider à obtenir justice. » Le monde doit veiller à ce que Tep Vanny et tous ceux qui lui ressemblent ne se retrouvent pas seuls à mener ce combat.