Pour qui l’Afghanistan est-il un pays sûr ?
Par Maria Serrano, chargée de campagne sur les droits des réfugiés et des migrants
Iriez-vous en Afghanistan demain ? Si vous suivez l’actualité, la réponse est certainement non. Peut-être avez-vous entendu parler de l’attentat au camion piégé qui a fait au moins 150 morts en mai 2017, ou de l’attaque des locaux de l’organisation caritative Save the Children par des hommes armés en janvier 2018, au cours de laquelle quatre personnes ont été tuées. Peut-être vous êtes-vous demandé comment on pourrait se sentir un jour en sécurité à Kaboul après qu’une ambulance remplie d’explosifs a sauté dans une rue bondée. Plus de 100 personnes sont mortes et au moins 235 ont été blessées dans cet attentat.
Si vous vivez en Europe, il est probable que votre gouvernement vous déconseille de vous rendre en Afghanistan, en citant le risque élevé d’enlèvement, d’attaques aveugles et d’affrontements entre groupes armés.
Le ministère britannique des Affaires étrangères et du Commonwealth (FCO), par exemple, avertit les voyageurs que la menace d’attaques « de grande ampleur » subsiste en permanence dans ce pays et précise qu’il est particulièrement dangereux de fréquenter les restaurants, les commerces et les marchés. La Norvège et de l’Allemagne diffusent des avertissements similaires sur leurs sites Internet : l’Afghanistan est en pleine crise politique, c’est un pays dangereux où l’on risque d’être tué. Toutefois, ces gouvernements ne considèrent pas que toutes les vies méritent autant d’être protégées.
Les expulsions vers l’Afghanistan sont en hausse en Europe. En dépit des éléments attestant de la situation sur place, et malgré ce qu’ils disent sur leurs propres sites Internet, des pays comme la Norvège, l’Allemagne et le Royaume-Uni soutiennent que l’Afghanistan est suffisamment sûr pour y renvoyer des personnes.
Taibeh Abbasi, 18 ans, a bien conscience des dangers de la vie en Afghanistan, le pays que ses parents ont fui avant sa naissance. Lundi 5 mars, cette jeune fille qui vit dans la ville norvégienne de Trondheim depuis cinq ans, a appris avec effroi que les services de l’immigration de la Norvège avaient rejeté sa demande de réexamen de son dossier et confirmaient la décision de l’expulser avec certains membres de sa famille.
À l’opposé de la cruauté et de l’indifférence des autorités norvégiennes, les amis de Taibeh se sont mobilisés autour d’elle ces derniers mois, en organisant des manifestations, en écrivant à des responsables politiques et en appelant publiquement leur gouvernement à protéger leur camarade de classe en lui accordant le droit de rester en Norvège. Leurs appels urgents et fervents à la compassion n’ont finalement pas été entendus, et Taibeh pourrait maintenant être expulsée à tout moment, laissant un grand vide dans son entourage.
L’Afghanistan n’est pas plus sûr pour Taibeh qu’il ne le serait pour vous - ce n’est pas ainsi que fonctionnent les attaques aveugles. Il ne lui est pas plus familier non plus - Taibeh est née en Iran et n’a jamais mis les pieds dans le pays que ses parents ont fui. Une fois arrivée à Kaboul, sa famille se retrouvera seule, coupée de ses amis et de ses relations en Norvège. Là-bas, ces personnes n’ont nulle part où habiter et aucun moyen de gagner leur vie. Taibeh a plus l’habitude de parler norvégien que farsi. Elle sera obligée d’acheter de nouveaux vêtements et d’apprendre les usages et la culture complexes d’un lieu où les droits des femmes sont encore extrêmement restreints.
En Norvège, Taibeh est une excellente élève qui travaille dur afin d’obtenir les notes dont elle a besoin pour faire des études de médecine à l’université. Ses professeurs sont certains que, si elle restait en Norvège, elle pourrait réaliser son rêve de devenir médecin. Pourtant, Taibeh sera retirée de l’école seulement quelques semaines avant ses examens finaux, et tout son travail sera perdu. En Afghanistan, d’immenses obstacles s’opposent à l’éducation des filles - environ deux tiers des filles afghanes ne sont pas scolarisées, et celles qui vont à l’école craignent constamment pour leur sécurité physique.
De nombreuses personnes se trouvent dans la même situation terrifiante que Taibeh, en Norvège et dans le reste de l’Europe. Des recherches effectuées par Amnistie internationale montrent que, entre 2015 et 2016, le nombre d’Afghans expulsés par des pays européens a presque triplé, passant de 3 290 à 9 460. L’Allemagne, la Grèce, la Suède et le Royaume-Uni figurent parmi les pays qui renvoient des personnes originaires d’Afghanistan vers le danger, bien qu’ils déconseillent aux voyageurs de s’y rendre.
Ce double langage aux conséquences meurtrières révèle le mépris que les dirigeants européens ont pour la vie des réfugiés et des migrants. Il montre comment des personnes telles que Taibeh sont devenues des pions politiques, utilisés pour reconquérir du terrain face à la résurgence des partis anti-immigration. La ministre norvégienne de l’Immigration, Sylvi Listhaug, a admis qu’elle-même ne se rendrait pas en Afghanistan, mais affirmé que la situation était différente pour les Afghans. Il est difficile de ne pas déceler un fond de racisme dans des commentaires de ce type. Les bombes sont terrifiantes pour tout le monde. Si l’Afghanistan n’est pas sûr pour les Britanniques, les Suédois ou les ministres des gouvernements, alors il n’est pas sûr non plus pour les adolescentes qui n’y ont jamais vécu, ni pour les gens qui ont fui des persécutions ciblées.
Si les autorités norvégiennes procèdent à son expulsion, l’histoire de Taibeh suivra une déprimante trajectoire que connaissent tous les Afghans renvoyés depuis l’Europe. Elle sera arrachée de chez elle par les autorités, placée en détention puis embarquée à bord d’un avion à destination d’une zone de guerre. Les autorités norvégiennes ne sauront pas ce qu’il advient de Taibeh après sa descente d’avion à Kaboul. Elles se laveront les mains du sort de cette jeune fille et de sa famille. Elles ne vérifieront pas si leur affirmation selon laquelle l’Afghanistan serait un pays « sûr » était correcte. Elles ne chercheront pas à savoir si leur décision était justifiée, ni si elles devraient réexaminer leur politique pour les futures Taibeh. Telle est la réalité honteuse de la politique myope et guidée par la panique des gouvernements européens qui expulsent des Afghans. Celle-ci est menée au prix de vies humaines, et cette semaine, elle pourrait avoir fait perdre à la Norvège une brillante jeune médecin.