• 14 mai 2025
  • Ukraine
  • Communiqué de presse

Ukraine. La création du tribunal spécial pour le crime d’agression doit garantir une justice axée sur les victimes

La Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), Amnistie internationale, la Commission internationale de juristes (CIJ) et les autres organisations signataires du présent communiqué sont encouragées par les mesures prises par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe en vue de créer le Tribunal spécial pour le crime d’agression contre l’Ukraine, même si les détails finaux du cadre juridique de ce mécanisme, notamment ses statuts, n’ont malheureusement pas été rendus publics. Nous appelons donc le Conseil de l’Europe à publier dans les meilleurs délais le projet de statuts de ce tribunal pour garantir la participation transparente et inclusive de la société civile, en particulier des personnes victimes et survivantes, lors de la création du tribunal et certainement de ses procédures.

L’initiative visant à créer un tribunal spécial a été précipitée par l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022. Elle constitue une étape décisive en vue d’amener les responsables du crime d’agression, jusqu’aux plus hautes sphères de l’État, à rendre des comptes. Lors de sa session annuelle qui s’est tenue le 14 mai au Luxembourg, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a invité le Secrétaire général du Conseil à diriger le processus de création du Tribunal spécial pour le crime d’agression contre l’Ukraine, qui sera établi sur la base d’un accord entre le Conseil de l’Europe et l’Ukraine. 

« Le Tribunal constitue une avancée décisive pour la justice internationale et notamment pour les millions d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes touchés par l’agression russe, a déclaré Oleksandra Matviïtchouk, vice-présidente de la FIDH et présidente du Centre pour les libertés civiles. Cependant, pour que ce tribunal soit réellement efficace, il ne doit pas devenir une entité lointaine et vide de sens qui ne collabore pas avec les victimes ukrainiennes et ne leur donne pas accès aux procédures. »

Tant que le projet de statuts du Tribunal n’est pas rendu public, il est impossible de commenter précisément son contenu. Toutefois, en s’appuyant sur une page explicative récemment publiée par le Conseil de l’Europe, un certain nombre d’observations peuvent être faites.

Tout d’abord, nous attendons du Tribunal qu’il soit en capacité d’engager des enquêtes et des poursuites contre les dirigeant·e·s gouvernementaux et militaires responsables du crimes d’agression, y compris les chefs d’État. À cet égard, nous déplorons la possibilité d’une « immunité personnelle » qui, selon les explications du Conseil de l’Europe, sera conférée aux membres de la troïka (chefs d’État, chefs de gouvernement et ministres des Affaires étrangères en exercice). Nous nous opposons fermement à la possibilité d’immunités personnelles dans le cadre juridique du Tribunal. L’immunité n’a aucune incidence sur la potentielle responsabilité individuelle d’une personne et le mécanisme ne peut pas laisser ce type d’immunité conduire à l’impunité en permettant aux personnes susceptibles de porter le plus la responsabilité du crime d’agression d’échapper aux poursuites. Nous appelons toutes les parties prenantes, en particulier le Conseil de l’Europe et l’Ukraine, à modifier sans délai le projet de statuts du Tribunal pour supprimer la possibilité d’immunités personnelles, qui ne sont pas reconnues par les juridictions pénales internationales et contre lesquelles la loi et la pratique penchent de plus en plus.

Veronika Velch, directrice d’Amnistie internationale Ukraine, a déclaré : « La création du Tribunal spécial est une étape vers la résolution de certaines des trop nombreuses lacunes en matière d’obligation de rendre des comptes qui empêchent la justice pour le peuple ukrainien. Elle doit permettre d’enquêter de manière approfondie sur le crime d’agression. Cependant, l’immunité va de pair avec l’impunité. Du point de vue d’Amnistie internationale, chercher à faire respecter l’obligation de rendre des comptes aux plus hauts niveaux de responsabilité politique et militaire de la Russie et d’autres États doit être un objectif primordial du Tribunal. Par conséquent, toute possibilité d’immunité qui figure actuellement dans le cadre juridique envisagé pour le Tribunal doit être supprimée immédiatement, sous peine de risquer de compromettre la justice future pour les victimes d’agression. Le Tribunal ne doit pas hésiter à solliciter l’inculpation de toutes les personnes qui ont ordonné, planifié et mis en œuvre le crime d’agression contre la population de l’Ukraine, y compris les plus responsables. »

La possibilité d’organiser des procès en l’absence des accusés marque également une régression par rapport aux juridictions pénales internationales précédemment établies. Le projet de statuts du Tribunal spécial semble prévoir qu’une personne mise en cause a le droit de demander la réouverture de la procédure si elle n’a pas auparavant renoncé à son droit de comparaître ou accepté le jugement initial, mais le Tribunal devra veiller à ce que tout procès organisé en l’absence des accusés respecte leur droit à un procès équitable, notamment la représentation effective par des avocats même s’ils ne sont pas présents. Plus particulièrement, les procès en l’absence des accusés peuvent nuire à la perception d’objectivité et d’impartialité lorsqu’une personne n’est pas présente pour se défendre. En conséquence, ce type de procès doit être évité par le Tribunal.

Nous insistons en outre sur l’importance et la perception de l’impartialité et de l’indépendance dans toutes les enquêtes, poursuites et décisions, conformément au droit international et aux normes applicables de la Convention européenne des droits de l’homme.

« Le Tribunal doit garantir le plein respect des normes internationales pour préserver sa crédibilité, a déclaré Kate Vigneswaran, directrice de l’Initiative mondiale pour la responsabilité au sein de la CIJ. Les cas d’agression doivent normalement faire l’objet d’enquêtes et de décisions de la Cour pénale internationale, et les États parties au Statut de Rome doivent ratifier les amendements de Kampala sur le crime d’agression pour garantir la capacité de la CPI en la matière. »

La FIDH, Amnistie internationale, la CIJ et les autres organisations signataires appellent la communauté internationale, notamment tous les États membres et observateurs du Conseil de l’Europe, les membres du Groupe restreint et les organisations internationales, à faire tout ce qui est en son pouvoir pour enquêter sur le crime d’agression contre l’Ukraine et poursuivre les responsables présumés. À cet effet, la coopération de tous les acteurs sera essentielle pour garantir l’efficacité des enquêtes.

Nous attirons par ailleurs l’attention sur la nécessité d’une véritable coopération entre le Tribunal, le Registre des dommages et la Commission des demandes d’indemnisation lorsqu’ils seront mis en place, ainsi que le Centre international chargé des poursuites pour le crime d’agression contre l’Ukraine (ICPA) et la Cour pénale internationale (CPI). Nous engageons les États à ratifier la Convention de Ljubljana-La Haye pour la coopération internationale en matière d’enquête et de poursuite du crime de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et autres crimes internationaux, qui servira de base à la coopération avec le Tribunal ainsi qu’à la coopération entre États.

Le Tribunal spécial doit pouvoir, en termes de droit et de capacité, enquêter sur le crime d’agression contre l’Ukraine et en poursuivre les responsables présumés. Néanmoins, même si la création du Tribunal constitue une étape décisive, en cette période critique, l’établissement complet des responsabilités pour le crime d’agression nécessite que les Nations unies et la communauté internationale continuent d’œuvrer en faveur d’une réponse judiciaire globale et internationale au crime d’agression contre l’Ukraine et d’autres pays. Ce mécanisme international doit en outre exclure, s’il est créé sous les auspices de l’ONU, la possibilité de toute immunité pour les personnes soupçonnées d’avoir commis le crime d’agression. 

Les victimes de l’agression russe méritent d’obtenir justice maintenant – la paix doit être accompagnée de la justice. Toutes les victimes doivent être entendues, et leurs droits à la vérité, à la justice et à des réparations doivent être au cœur de toutes les discussions et actions entreprises pendant le processus de création du Tribunal spécial.

Complément d’information

Depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022, qui a entraîné des violations généralisées du droit international humanitaire et relatif aux droits humains, la CPI a délivré des mandats d’arrêt contre six hauts responsables russes, dont Vladimir Poutine, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Toutefois, la CPI n’a pas la compétence pour juger le crime d’agression en Ukraine.

L’accord portant création du Tribunal spécial doit être signé par le secrétaire général du Conseil de l’Europe à la suite de la décision du Comité des ministres du Conseil de l’Europe adoptée le 14 mai 2025. L’Ukraine a officiellement demandé au Conseil de l’Europe de créer un Tribunal spécial pour le crime d’agression le 14 mai 2025.