• 26 Juil 2024
  • Tunisie
  • Communiqué de presse

Tunisie. À l’issue d’une visite de quatre jours, la secrétaire générale d’Amnistie internationale dénonce le recul des droits humains

À l’issue d’une visite de quatre jours en Tunisie, au cours de laquelle Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnistie internationale, a rencontré des défenseur·e·s des droits humains, des représentant·e·s de la société civile, l’Association des magistrats tunisiens (AMT), des avocat·e·s, des partis politiques, des journalistes, des victimes de violations des droits humains et des familles de personnes détenues arbitrairement, elle a déclaré :

« Il est inquiétant et affligeant de constater le net recul des avancées réalisées en Tunisie dans le domaine des droits humains depuis la révolution de 2011. Cela fait trois ans que le président Kaïs Saïed a suspendu le Parlement et commencé à prendre le contrôle de l’État, et les violations qui nous semblaient appartenir au passé de la Tunisie se font de plus en plus perceptibles et systématiques. 

« L’institution de la justice est ébranlée, tandis que les arrestations et les poursuites arbitraires se multiplient à l’encontre de dirigeant·e·s de l’opposition politique, de journalistes, de militant·e·s, d’avocat·e·s, de magistrat·e·s, de syndicalistes, d’hommes et femmes d’affaires, de fonctionnaires, de femmes juges et militantes, de migrant·e·s et de réfugié·e·s. Des personnes n’ayant pas encore été directement touchées m’ont confié craindre que leur liberté ne soit restreinte à tout moment. 

« Ma visite en Tunisie a coïncidé avec la période précédant l’élection présidentielle d’octobre. J’ai pu observer, non pas des débats animés caractérisant une scène politique pluraliste, mais une répression gouvernementale qui alimente la peur et l’angoisse face à l’avenir. De nombreux leaders de l’opposition politique et détracteurs du gouvernement sont en détention arbitraire, les candidat·e·s à la présidence font face à des restrictions et à des poursuites, de nombreux journalistes et commentateurs sont condamnés à des peines d’emprisonnement et la menace d’une répression accrue plane sur la société civile.

« La plupart des leaders des partis d’opposition se trouvent en détention provisoire. C’est le cas d’Issam Chebbi, secrétaire général du parti Joumhouri ; de Ghazi Chaouachi, alors secrétaire général du parti Attayar ; de Jaouher Ben Mbarek, l’un des dirigeants de la coalition politique du Front du Salut, d’Abir Moussi, secrétaire générale du Parti destourien libre, et de nombreux dirigeants de haut niveau de Nahdha, comme Rached Ghannouchi, Noureddine Bhiri et Sahbi Atig. Ils font face à toute une série d’accusations, certaines en vertu de la loi antiterroriste tunisienne, qui sont passibles de lourdes peines. Ces poursuites, s’inscrivant dans le cadre de la répression des droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique, démontrent l’intolérance du pouvoir face à toute contestation ou dissidence.

« Amnistie internationale a recueilli des informations sur les mesures drastiques prises par les autorités pour démanteler l’indépendance de la justice depuis le 25 juillet 2021. Tout au long de mon séjour, j’ai été témoin du fait que les droits à un procès équitable, à la liberté d’expression et de réunion pacifique sont directement impactés. 

« Alors que les autorités durcissent la répression, des défenseur·e·s des droits humains comme le juge Hmedi, président de l’Association des magistrats tunisiens, et ses collègues continuent de défendre des garanties d’indépendance durement acquises – et ce malgré les représailles sous forme d’accusations pénales. Le juge Hmedi a par exemple été inculpé en raison de la grève des juges lancée pour dénoncer la révocation arbitraire de 57 juges et procureurs par le président Kaïs Saïed.

« Le point culminant de ma visite a été la rencontre avec les juges indépendants qui refusent de faire des compromis, avec les avocat·e·s qui luttent sans relâche contre les poursuites arbitraires auxquelles sont soumis les opposant·e·s politiques et avec les membres courageux des familles des détenu·e·s qui se battent pour leur libération.

« Par ailleurs, les autorités tunisiennes piétinent les droits des migrant·e·s et des réfugié·e·s d’Afrique subsaharienne, sur fond de discours racistes au plus haut niveau de l’État : normalisation des expulsions massives aux frontières, interceptions violentes en mer et arrestations fondées sur le profilage ethnique. Ces derniers temps, ceux qui viennent en aide aux migrant·e·s ou défendent leurs droits dans le cadre de leur travail au sein d’organisations de la société civile font également l’objet d’enquêtes arbitraires et, dans certains cas, sont arrêtés et placés en détention.

« Faisant preuve d’une grossière indifférence vis-à-vis de leurs obligations découlant du droit international, l’Union européenne et ses États membres accordent un vernis de légitimité à ce gouvernement répressif, au nom de l’externalisation des frontières et de la lutte contre le terrorisme. En vertu de ces obligations, les dirigeants européens doivent résister à l’offensive des autorités tunisiennes contre les droits et les libertés. Or, ils ont conclu un accord visant à financer le confinement des migrant·e·s et des réfugié·e·s en Tunisie, au milieu d’une vague de racisme violent. »

Amnistie internationale appelle les autorités tunisiennes à :

- abandonner les charges infondées contre les dissident·e·s et les détracteurs et libérer toutes les personnes maintenues en détention arbitraire au seul motif qu’elles ont exercé leurs droits fondamentaux ; 

- annuler toutes les mesures prises pour porter atteinte à l’indépendance de la justice, y compris en abrogeant le décret-loi n° 2022-35, qui donne au président le pouvoir de révoquer tout magistrat sans préavis ; mettre en œuvre la décision du Tribunal administratif du 9 août 2022 et réintégrer les 57 juges et procureurs révoqués arbitrairement par le président ; mettre fin à toute ingérence de l’exécutif dans les affaires concernant l’indépendance de la justice ; et mettre fin à toutes les formes de harcèlement ou de représailles à l’encontre des juges et des avocats tunisiens ; 

- abroger le décret-loi présidentiel n° 2022-54 ; libérer toutes les personnes poursuivies et détenues uniquement pour avoir exercé leurs droits à la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association.

L’Union européenne et ses États membres doivent réévaluer leur engagement avec les autorités tunisiennes et veiller à ce que la coopération ne les rende pas complices de violations des droits humains à l’encontre des migrant·e·s, des réfugié·e·s ou des opposant·e·s au gouvernement, mais contribue à la mise en œuvre des obligations de la Tunisie en matière de droits humains. 

Les autorités tunisiennes n’ont pas répondu aux demandes de rencontres avec la délégation d’Amnistie internationale conduite par Agnès Callamard lors de sa visite du 16 au 19 juillet.

Complément d’information 

Trois ans après l’accaparement du pouvoir par le président Kaïs Saïed le 25 juillet 2021, la situation des droits humains en Tunisie connaît une nette dégradation à la suite de la révolution de 2011.

Depuis 2022, les autorités ont procédé à des vagues successives d’arrestations visant des opposant·e·s politiques et des détracteurs présumés du président Kaïs Saïed. Plus de 70 personnes, dont des opposant·e·s politiques, des avocat·e·s, des journalistes, des militant·e·s et des défenseur·e·s des droits humains, ont fait l’objet de poursuites et/ou de détentions arbitraires depuis fin 2022. En mai 2024, au moins 40 personnes étaient maintenues en détention arbitraire en lien avec l’exercice de leurs droits reconnus internationalement, tels que les droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique. En mai, les autorités ont durci les mesures répressives contre les migrant·e·s, les réfugié·e·s et les défenseur·e·s des droits humains s’efforçant de protéger leurs droits.

En juillet 2023, l’Union européenne (UE) a signé un Protocole d’accord avec la Tunisie en vertu duquel l’UE s’est engagée, entre autres, à fournir un soutien technique dans le but de dissuader les migrations en direction de l’Europe, notamment 105 millions d’euros axés sur la « gestion des frontières », ainsi que près d’un milliard d’euros de prêts et d’aide financière supplémentaires dans le contexte de la crise économique sans précédent que traverse le pays. Cet accord, qui manquait de transparence et n’a été soumis à aucun examen parlementaire, est toujours en vigueur. Amnistie internationale a adressé à plusieurs reprises des courriers aux dirigeant·e·s de l’UE pour leur faire part de ses inquiétudes quant aux répercussions d’une coopération avec la Tunisie sans évaluation préalable des risques en matière de droits humains.