Tadjikistan. La minorité pamirie est victime de discriminations systémiques constituant une « crise des droits humains négligée »
Les autorités du Tadjikistan perpétuent une discrimination systémique et de graves violations des droits humains contre la minorité pamirie, selon de nouvelles recherches menées par Amnistie internationale. Plusieurs groupes ethniques formant la minorité pamirie, principalement adepte de la branche chiite ismaélienne de l’islam, vivent dans la région autonome du Haut-Badakhchan, dans l’est du Tadjikistan. Privés de reconnaissance officielle en tant que minorité et considérés comme appartenant à l’ethnie tadjike par les autorités centrales, les Pamiris sont confrontés à une discrimination systémique, à des mesures répressives contre ses institutions culturelles et religieuses, à l’oppression politique et à des représailles brutales pour avoir défendu leurs droits.
« Cela fait des années que la persécution et les violations des droits humains contre la minorité pamirie au Tadjikistan ont atteint une ampleur alarmante. Mais il n’y a presque personne pour sonner l’alarme. Les autorités du Tadjikistan étouffent pratiquement toutes les informations provenant de cette région, et la communauté internationale a largement négligé cette grave crise des droits humains. Elle exige pourtant une attention et des mesures immédiates de la part de la communauté internationale afin de protéger les droits et la dignité du peuple pamiri », a déclaré Marie Struthers, directrice du programme Europe de l’Est et Asie centrale à Amnistie internationale.
Le document intitulé Tajikistan: Reprisals against Pamiri minority, suppression of local identity, clampdown on all dissent met en évidence les violations des droits économiques, sociaux et culturels résultant de : mesures répressives contre des langues, des pratiques culturelles et des identités pamiries ; la forte présence des forces de sécurité venues d’autres régions du Tadjikistan ; la répression violente des manifestations et la détention arbitraire généralisée ; et la marginalisation socio-économique à laquelle est confrontée la communauté pamirie ismaélienne du Haut-Badakhchan.
Discrimination et mesures sécuritaires
Les autorités centrales ont alimenté les préjugés à l’égard des Pamiris. Un discours mis en avant par l’État les dépeint de manière négative, en particulier les ismaéliens, ce qui conduit à des discriminations généralisées. Cette politique se manifeste par des pratiques répressives, notamment la répression de l’utilisation des langues pamiries dans les médias, l’éducation et la vie publique, l’exclusion des Pamiris de postes influents au sein de l’administration de l’État et de l’appareil de sécurité, ainsi que l’extorsion et la destruction des possibilités d’emploi locales et des entreprises pamiries.
La forte présence des forces de sécurité d’autres régions du Tadjikistan reflète le mépris des autorités pour la population du Haut-Badakhchan. « [Pour les forces de sécurité], le mot "Pamiri" signifie […] séparatiste, opposant, ennemi principal », a déclaré l’une des personnes interrogées.
La présence d’organes de sécurité, notamment le ministère de l’Intérieur et le Comité d’État pour la sécurité nationale, a considérablement augmenté au Haut-Badakhchan. Les forces de sécurité ont mis en place des cordons armés sur les routes et sur les places de la ville, notamment à Khorugh, la capitale du Haut-Badakhchan, où patrouillent des policiers et des soldats lourdement armés. « À Khorugh, les forces de sécurité se comportent comme des loups qui s’occupent de moutons. "Tu ne devrais pas marcher comme ça ; tu ne devrais pas rire !" », a déclaré l’une des personnes interrogées.
Les opérations de sécurité au Haut-Badakhchan incluent surveillance, actes d’intimidation et recours excessif à la force - que les autorités tentent souvent de justifier par la lutte contre le terrorisme et le crime organisé -, accompagnés d’arrestations arbitraires et de poursuites contre des dirigeants locaux informels et des Pamiris ordinaires, malgré le manque de preuves crédibles.
« Le dispositif sécuritaire brutal dans le Haut-Badakhchan échappe à tout examen. La population locale est perçue comme hostile par le gouvernement central, et les gens sont victimes de harcèlement et de discrimination au quotidien », a déclaré Marie Struthers.
La répression de 2021-2022 et ses conséquences
Des tensions croissantes ont éclaté après le meurtre de Goulbiddine Ziyobekov, personnalité pamirie de premier plan, en novembre 2021. Si sa mort est officiellement décrite comme le résultat d’échanges de tirs avec les forces de l’ordre, les éléments de preuve disponibles portent à croire qu’il s’agit de l’homicide illégal d’un homme non armé, susceptible de constituer une exécution extrajudiciaire. En réaction à quatre jours de manifestations à Khorugh, les forces de sécurité ont utilisé des armes à feu contre une foule jusque-là pacifique, tuant deux manifestants et en blessant une dizaine.
« Nous avons escorté les femmes […] vers un lieu plus sûr. À ce moment-là, une balle m’a atteint. Ils portaient des uniformes et tiraient depuis l’entrée du bâtiment. Certains d’entre eux se tenaient directement dans l’entrée, d’autres se trouvaient au deuxième ou au troisième étage », a déclaré un manifestant, décrivant le recours aveugle à la force meurtrière par des responsables de l’application des lois.
Après de fausses promesses selon lesquelles elles mèneraient une enquête efficace, les autorités ont plutôt persécuté des dirigeants communautaires non officiels, harcelé la société civile et menacé et poursuivi des Pamiris ordinaires.
Une deuxième flambée de violence s’est produite en mai 2022 lorsque les autorités ont violemment dispersé des manifestations pacifiques à Khorugh et à Rushan, entraînant la mort de dizaines de Pamiris, dont le responsable communautaire Mamadbokir Mamadbokirov, abattu par des hommes armés non identifiés dans un pick-up - probablement une exécution extrajudiciaire. Selon des sources indépendantes, 24 civil·e·s sont morts ; certains ont été tués dans le cadre d’opérations de répression et d’autres ont été victimes d’homicides illégaux présumés, à titre de représailles.
Des opérations de répression ultérieures contre la société civile ont suivi, avec la détention arbitraire de plus de 200 défenseur·e·s des droits humains, opposant·e·s et personnalités influentes telles que la journaliste et militante Oulfatkhonim Mamadchoïeva et les avocats Faromouz Irgachev et Manoutchehr Kholiknazarov. En décembre 2023, ils ont respectivement été condamnés à 21, 29 et 15 ans de prison, à l’issue de procès secrets, les détails des accusations n’ayant été rendus publics que six mois plus tard.
Détention arbitraire et torture
Les autorités du Tadjikistan soumettent régulièrement des Pamiris à des arrestations arbitraires, des actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements. Certaines informations font état d’« aveux » obtenus sous la contrainte, ainsi que d’accusations fabriquées de toutes pièces de crimes contre la « sécurité publique », les « principes fondamentaux de l’ordre constitutionnel » ou l’« ordre administratif ». Les procédures judiciaires manquent de transparence et ne respectent pas la légalité, de nombreux procès ne durant que quelques jours. Au cours de la répression de 2021-2022, des cas de torture et d’autres mauvais traitements ont fréquemment été signalés.
L’un des détenus a déclaré après les manifestations de mai 2022 qu’il avait été privé de sommeil pendant deux jours, avait reçu des coups de poing et de matraque, et qu’on l’avait frappé à la tête avec un livre épais.
« Quand ils m’ont posé des questions et que je n’ai pas répondu, ils m’ont enroulé des mouchoirs en papier mouillés autour des doigts, puis [les ont fixés avec] du ruban adhésif. Ils ont attaché des princes et allumé quelque chose. Le courant [électrique] était fort. Ils l’ont fait avec différents doigts. Ils l’ont fait deux fois par jour, quatre fois en tout », a-t-il déclaré.
« Après les manifestations de 2021-2022 au Haut-Badakhchan, la discrimination systémique à l’encontre de la communauté pamirie s’est de plus en plus enracinée, suscitant peur, harcèlement et violations des droits humains. La communauté internationale doit de toute urgence faire part aux autorités du Tadjikistan de ses préoccupations concernant les violations des droits humains infligées aux Pamiris, dans tous les espaces de discussion possibles, notamment au niveau international, être solidaire avec le peuple pamiri, accorder une protection aux personnes qui en font la demande à l’étranger, et prendre des mesures décisives pour s’opposer à ce système cruel au Tadjikistan », a déclaré Marie Struthers.