• 10 mai 2024
  • Haïti
  • Communiqué de presse

Haïti. La gravité de la crise appelle des solutions durables et la fin de l’impunité

Haïti est enlisé depuis des décennies dans des crises politiques, économiques, humanitaires, sécuritaires et des droits humains, qui se sont aggravées après l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021 et trouvent leurs racines dans l’héritage du colonialisme et de l’esclavage du pays. L’instabilité politique a exacerbé l’affaiblissement des structures de l’État et creusé les déficits dans les services de base,tels que l’approvisionnement en eau, l’assainissement, et l’accès à la nourriture et aux médicaments. Au cours de cette même période, plusieurs bandes armées ont gagné en puissance et pris le contrôle de zones significatives du territoire et d’infrastructures stratégiques telles que des ports et des aéroports, plongeant la population dans la violence et le chaos. 

Début mars, une bande armée a orchestré l’évasion de plus de 3 600 prisonniers et a déclenché une vague de terreur dans plusieurs régions du pays, provoquant la démission du Premier ministre Ariel Henry. L’intensification récente de la violence a atteint des niveaux alarmants, certaines sources faisant état d’exécutions extrajudiciaires, d’enlèvements, d’actes de torture, de violences liées au genre, de recrutement forcé d’enfants et du déplacement forcé de plus de 95 000 personnes depuis le début de l’année 2024.

La violence croissante des bandes criminelles, l’accès limité à des produits de base tels que la nourriture et les médicaments, et l’absence de calendrier électoral ont mené à des manifestations populaires en février réclamant la démission du Premier ministre Ariel Henry. Par ailleurs, ces bandes armées, qui jusqu’alors se disputaient le pouvoir entre elles, ont maintenant uni leurs forces pour attaquer les institutions de l’État, devenant ainsi les autorités de facto dans les zones qu’elles contrôlent. Le contrôle territorial exercé par ces bandes armées concerne semble-t-il jusqu’à 80 % du territoire de la capitale. Cette situation a considérablement affecté le fonctionnement d’infrastructures clés telles que l’aéroport Toussaint Louverture, le plus grand du pays. 

En réponse, le Premier ministre Ariel Henry a démissionné le 11 mars pour laisser place à la formation d’un Conseil présidentiel, dans le cadre d’un processus qui a été initié par la communauté internationale, en particulier la Communauté des Caraïbes et son Marché commun (CARICOM) et des pays tels que les États-Unis, le Canada, la France et le Mexique. L’objectif de ce Conseil, composé de différentes forces politiques et organisations de la société civile haïtienne, est d’effectuer les démarches nécessaires pour proposer une solution qui mettra fin à l’instabilité politique, ainsi que des mesures qui permettront le déploiement de la Mission multinationale d’appui à la sécurité, décidé par le Conseil de sécurité des Nations unies en octobre 2023, et qui implique une nouvelle intervention militaire.

Il convient de noter que le Conseil présidentiel est composé de neuf membres, sept membres réguliers et deux observateurs. Les membres réguliers sont issus des principaux partis et mouvements politiques du pays, qui disposent d’une voix, et les observateurs sont des représentants de la société civile. Cet organe est doté de tous les pouvoirs d’un président, comme le prévoit la Constitution. Le Conseil présidentiel a prêté serment jeudi 25 avril, date à laquelle la démission d’Ariel Henry a été officialisée. Depuis sa prestation de serment, le Conseil présidentiel n’est pas parvenu à un accord sur la sélection de ses dirigeants ni sur la nomination d’un nouveau Premier ministre. 

La situation d’instabilité politique qui caractérise le pays expose encore davantage la population haïtienne à la violence, aux violations des droits humains et à des abus tels que les violences sexuelles, les déplacements forcés, les exécutions extrajudiciaires, le recrutement forcé d’enfants, le manque d’accès aux soins de santé et à la nourriture, entre autres. Des données récentes sur la sécurité alimentaire montrent que 4,97 millions de personnes, soit près de la moitié de la population, ont besoin d’une aide dans ce domaine. Le Programme alimentaire mondial des Nations unies a indiqué qu’1,4 million de personnes sont au bord de la famine. La violence armée a particulièrement restreint l’accès aux médicaments et aux soins médicaux, des attaques ayant visé des hôpitaux et des pharmacies, en plus des difficultés éprouvées par les services médicaux d’urgence et des signalements de plus en plus nombreux de cas de choléra dans la capitale et dans d’autres villes du pays. 

RÉSOLUTION 2699 DU CONSEIL DE SÉCURITÉ DES NATIONS UNIES DE 2023 

La gravité de la situation en Haïti a conduit le Conseil de sécurité des Nations unies à approuver la résolution 2699 (2023) autorisant le déploiement d’une Mission multinationale d’appui à la sécurité. Il a également été décidé que cette mission serait dirigée par les forces militaires kenyanes. Des désaccords juridiques sont toutefois apparus au Kenya sur la constitutionnalité du déploiement de cette force, car un accord bilatéral entre Haïti et le Kenya était nécessaire. À cette fin, le Premier ministre Ariel Henry s’est rendu au Kenya au début du mois de mars. À son retour, il n’a pas pu atterrir en Haïti en raison du chaos provoqué par des bandes armées et les revendications demandant sa démission. Le gouvernement de la République dominicaine n’a pas non plus autorisé son atterrissage sur son territoire pour qu’il puisse retourner en Haïti, et il a dû se rendre à Porto Rico, d’où il a présenté sa démission quelques jours plus tard.  

Après ces événements, le déploiement de la Mission n’a pas encore été possible, même si l’installation du Conseil présidentiel et la future désignation du Premier ministre sont des facteurs qui pourraient accélérer le processus. 

L’histoire des abus et de l’impunité liés à de précédentes interventions similaires en Haïti est très perturbante. Les solutions militaires ou les interventions extérieures n’ont pas réussi par le passé à s’attaquer aux causes de la crise et, loin de favoriser une stabilité durable, ont laissé dans leur sillage des violations des droits humains et une impunité qui perdure encore aujourd’hui. Cela inclutégalement une épidémie de choléra, des actes d’exploitation et des abus sexuels n’ayant pas donné lieu à l’établissement de responsabilités, et un recours excessif à la force. Ces questions doivent être prises en compte dans toutes les décisions adoptées par les pays donateurs et les pays déployant des forces en Haïti.  

En vertu de la résolution 2699 (2023), le déploiement de forces de sécurité étrangères doit s’appuyer sur des paramètres clairs, obligatoires et applicables, afin de prévenir un recours illégal à la force, des négligences causant des préjudices à la population locale et tout autre abus de la part des personnes déployées dans le cadre de cette initiative multinationale. Dans le paragraphe 1 de la résolution, le Conseil de sécurité précise que cette force doit opérer « dans le strict respect du droit international, notamment du droit international des droits de l’homme ». 

Il faut aussi inclure des mesures visant à protéger la population contre l’exploitation et les abus sexuels, assorties de mécanismes de défense des droits des populations locales, et proposer des recours accessibles et efficaces aux victimes. La résolution insiste sur la nécessité de mettre en place des mécanismes de plainte sûrs et accessibles, d’enquêter dans les meilleurs délais sur les allégations de mauvaise conduite et de faire en sorte que les responsables présumés soient amenés à rendre des comptes. 

REFUGE ET PROTECTION INTERNATIONALE

Des Haïtien·ne·s en déplacement sont victimes de discriminations, de racisme, de préjugés relatifs à la pauvreté et d’autres violations des droits humains. Amnistie internationale a recueilli des informations sur les obstacles imposés par plusieurs pays de la région aux demandeurs et demandeuses d’asile et réfugié·e·s haïtiens qui fuient les violences et la situation tragique dans leur pays. Les États doivent suspendre les retours vers Haïti, car la situation dans ce pays menace la vie et la sécurité des Haïtien·ne·s eux-mêmes et c’est pour cela qu’ils ont droit à une protection internationale. Les États doivent appliquer une définition large du réfugié, conformément aux normes établies par la Cour interaméricaine des droits de l’homme et à la Déclaration de Carthagène de 1984 sur les réfugiés.  

En particulier, les autorités de la République dominicaine devraient s’abstenir de procéder à des refoulements à la frontière et suspendre les expulsions forcées, individuelles ou collectives, de ressortissant·e·s haïtiens. Les autorités doivent veiller à ce que ces personnes aient accès à une procédure d’asile équitable, efficace et non discriminatoire.

Face à une éventuelle vague de migration par voie maritime, les États-Unis doivent s’abstenir de recourir à des solutions telles que l’utilisation de la base navale de Guantánamo comme centre de traitement des migrant·e·s. Les États-Unis doivent veiller à ce que les personnes en quête d’asile aient un accès non discriminatoire à leur territoire, et se garder d’utiliser un site tristement célèbre pour les violations des droits humains qui y ont été commises.

RESPONSABILITÉ DES GROUPES ARMÉS NON ÉTATIQUES

Amnistie internationale rappelle que les acteurs armés non étatiques agissant en tant qu’autorités de fait, ou exerçant un contrôle sur des territoires et des populations et disposant d’une capacité d’organisation, ont des obligations en matière de droits humains qui sont reconnues par le droit international. L’organisation exhorte la communauté internationale à effectuer un suivi et à recenser de manière méticuleuse les possibles violations graves des droits humains commises dans le pays par ces acteurs, afin de garantir le respect du droit international et, si nécessaire, de poursuivre toutes les personnes soupçonnées d’avoir une responsabilité pénale.

CONCLUSIONS ET RECOMMANDATIONS 

  • Amnistie internationale demande à la communauté internationale d’accorder une priorité élevée à la situation en Haïti et, en collaboration avec la société civile et les acteurs politiques et sociaux concernés dans le pays, d’amorcer un changement de cap qui soit en faveur d’une solution durable fondée sur le respect et la réalisation des droits humains, une démarche antiraciste et soucieuse des questions ethniques et raciales, et une approche axée sur le genre, et d’empêcher toute action susceptible de nuire davantage à la population.
  • Amnistie internationale condamne la violence déclenchée par diverses bandes armées, et demande que le droit international soit respecté et que de possibles mécanismes d’accès à la justice soient explorés, de sorte que des poursuites puissent être engagées contre les personnes soupçonnées d’avoir une responsabilité pénale.  
  • Amnistie internationale exhorte à nouveau tous les États des Amériques, en particulier les gouvernements des États-Unis et de la République dominicaine, à mettre fin aux politiques et pratiques racistes, et à veiller à ce que les Haïtien·ne·s ne soient pas renvoyés ou refoulés à la frontière et à ce qu’ils aient accès à une procédure d’asile équitable et efficace. L’organisation demande en particulier aux États de prendre des mesures pour garantir et étendre l’application de la définition du réfugié donnée par la déclaration de Carthagène de 1984, par le biais d’une reconnaissance prima facie ou collective. 
  • Amnistie internationale appelle les mécanismes internationaux et régionaux de défense des droits humains à continuer de s’exprimer sur la situation dans le pays et à se mettre à la disposition de l’État haïtien et de la société civile pour les conseiller et contribuer à un changement de cap pour le pays.